Je plonge les crevettes dans l'eau bouillante, une par une, et je demande pardon à chacune d'entre elles, au moment où elle touche le liquide brûlant. Je sais bien qu'elles sont déjà mortes, mais je tiens pourtant à leur demander pardon au moment où je m'apprête à les faire cuire. Cuire… Entend-on ce que cela signifie, dès lors qu'il s'agit d'un être vivant ? Il est impossible de traiter ça à la légère.
Pourtant, je ne crois pas souhaitable que les humains arrêtent de manger des animaux. Ils se couperaient du règne animal, en faisant cela, ils se placeraient définitivement au-dessus, au prétexte qu'ils n'ont pas besoin de manger leurs frères vivants. Manger un animal, le tuer pour le manger, implique presque naturellement que l'inverse puisse advenir. C'est admettre que nous faisons partie de la même chaîne alimentaire, et de ce fait, que nous restons sur le même niveau qu'eux. C'est peut-être une fiction, c'est sans doute une fiction, désormais, car nous pourrions parfaitement survivre sans manger de viande ou de poisson, mais nous retirer de cette fiction-là serait un peu comme abandonner le Vivant à lui-même, de nous en exclure. Au moment où sans doute l'homme s'apprête à s'isoler définitivement, à se constituer en espèce déliée — car je pense que ce mouvement est irréversible —, je crois que l'on devrait être pris de terreur, d'une terreur sacrée, à l'idée de se défaire des pactes anciens qui pourtant nous ont permis d'arriver là où nous sommes. Au nom de la compassion pour l'animal, compassion que je comprends mieux que quiconque et qui même me paraît ô combien insuffisante, nous sommes en train de nous suicider et de sacrifier — à quelles fins ? —, la petite légitimité que la vie nous avait octroyé, progressivement, à peupler et dominer le monde. C'est peut-être difficile à admettre mais je crois que les animaux nous en voudront énormément de ne plus avoir besoin d'eux pour survivre. L'équilibre sera rompu de manière tellement radicale que rien ne pourrait se substituer à l'Ordre ancien, du moins dans ce monde-ci.
Il se peut — c'est ce que je crois — que le monde tel qu'il se présente à nous désormais soit dans une véritable et indépassable aporie. Ce monde-là est sans solution intrinsèque. Nous sommes arrivés au bout de la route, bien que personne n'ose le penser, ou en tout cas le dire. L'Apocalypse n'est peut-être que cela, la révélation que nous n'avons plus de socle commun sur lequel poser nos pieds, que la Terre qui se dérobe est en train de nous dire à Dieu.