mercredi 14 mai 2014

Anne (14)


Elle est assise à la terrasse d'un bar, elle réfléchit avant de taper quelque chose sur son ordinateur portable. Non loin d'elle se tient un type un peu étrange, la quarantaine, qui lui aussi écrit sur son ordinateur portable. Elle sent bien qu'il l'observe. Quand elle est arrivée là, elle a cherché une prise de courant pour recharger son téléphone, et le type lui a proposé d'utiliser la prise sur laquelle il a branché son ordinateur. Elle a décliné avec un sourire. Ça sentait trop le plan drague. Elle est venue là pour écrire, pas pour se faire draguer par un vieux. Le vieux ressemble un peu à Robert Chapatte mais elle l'ignore ; elle est bien trop jeune pour savoir qui est Robert Chapatte. Elle essaie de se concentrer, elle essaie de regarder la petite bouteille de Perrier que le garçon lui a apportée et dont elle a déjà bu les deux tiers, mais ce n'est pas facile. Le type a tout à fait l'air d'un mec qui mate les nanas aux terrasses de bistro tout en faisant semblant d'écrire sur son portable. Elle l'imagine sur Facebook, en train de raconter à ses potes qu'il mate une petite jeune. 

« ALERTE INFO: nana à une heure. Cherche une prise pour recharger son téléphone. Lui ai proposé la prise de courant que je squatte. A décliné avec un sourire. »

Le type est quelconque. Tellement quelconque qu'on ne voit que lui. Bon, revenons à notre blog. Et puis elle se dit : après tout, pourquoi je ne parlerais pas de ça, sur mon blog, de ce que je suis en train de vivre là, au quotidien. "Tranche de vie", qu'elle appellerait ça. Non : "Plan drague", c'est plus vendeur. Elle commence à écrire mais elle ne parvient pas à se concentrer. Le type est toujours là avec son air de ne pas être là qui fait qu'on le remarque trop. Il boit un thé vert… J'y crois pas, un thé vert ! Je l'aurais plutôt vu se descendre des bières, ou des vodka. Il a peut-être un cancer de la prostate, genre. Ou des coliques néphrétiques. Ce serait drôle que je sache son nom et j'irais lire son mur Facebook. À son âge, c'est forcément Facebook. Je pourrais aller le voir et lui dire : « Excusez-moi, je vous connais, non ? Vous êtes bien Machin ? » Et là, peut-être qu'il me dirait son vrai nom, genre : « Ah non, Mademoiselle, moi c'est Truc. Je peux vous offrir un verre ? » Ou alors c'est un radin, et il me dira rien du tout et on ira direct chez lui… Bon, calmons-nous, hein, de toute façon, il me branche pas du tout. 

« Elle regarde ce qui se passe dehors, écouteurs aux oreilles, un verre de Perrier près d'elle… Elle réfléchit avant de taper quelque chose sur son écran…  De toute façon, tout le monde lit tout le monde, lâche un ou deux gaz, se reprend un café puis termine sa journée par des séries en streaming… »

Merde, j'ai un type qui prend tout ça très au sérieux, et qui me demande de commenter en direct-live sur Facebook. Comme si j'avais que ça à foutre… J'avais juste écrit ça pour déconner, pour accompagner mon thé vert, moi ! Et il arrête pas de ma relancer, le con. De toute façon, je m'en tape, je vais aller me mater un film de cul à la maison, et puis voilà, la journée sera pas complètement foutue. Avec tout ce thé vert, faut que j'aille aux gogues à toute vitesse. Et cette conne qui est partie sans un regard, ça aussi c'est un puissant diurétique.

(écrit en temps réel grâce à Paul Sunderland)