vendredi 23 mai 2014

Septième majeure


J'ai aperçu le reflet d'un de mes tableaux dans la porte vitrée qui se trouve dans le couloir du premier étage, entre les toilettes et la chambre. Tout à coup je comprenais ce tableau. J'aurais aimé écrire quelque chose comme ça, j'ai failli le faire. La vérité dans un reflet, ça aurait eu de la gueule, dans mon texte, mais ce n'est pas possible, je me suis vu en train d'écrire ça et j'ai eu honte. J'étais en train de lire une nouvelle où la survivante d'un massacre racontait comment des soldats avaient tué et torturé son mari et ses enfants sous ses yeux, et l'avaient épargnée, elle, sans doute pour qu'elle puisse raconter ces atrocités. C'est comme ça qu'on répand la terreur dans une population. En même temps, j'entendais Nikolai Petrov jouer le troisième mouvement (precipitato) de la septième sonate de Prokofiev. Ils avaient cloué les mains du mari aux murs et étouffé les enfants sous des matelas en reprochant à la mère le jeune âge de la fille, parce qu'ils auraient voulu la violer aussi. Prokofiev a écrit trois "sonates de guerre". La septième a reçu "le Prix Staline", en 1943. Mais il faut expliquer en quoi consiste le "Prix Staline". Le Prix Staline a été instauré par Staline en 1939 pour récompenser les opposants aux dictatures. Mon tableau s'intitule My Funny Valentine. Il est constitué de plaques de verre peint collées sur une plaque de Plexiglass peint. L'année précédente, en 1942, c'est Chostakovitch qui a été récompensé par le Prix Staline, pour sa septième symphonie, et aussi Ilya Ehrenbourg. Ilya Ehrenbourg a participé à la guerre d'Espagne et il est membre du Congrès antifasciste juif. Le 24 juillet 1942, il publie cet article qui fait grand bruit : « Ne disons rien. Ne nous indignons pas. Tuons. Si tu n’as pas tué un Allemand par jour, ta journée est perdue… Si tu ne tues pas l’Allemand, c’est lui qui te tuera… Si tu ne peux pas tuer un Allemand avec une balle, tue-le à la baïonnette… Si tu as tué un Allemand, tues-en un autre— à l’heure actuelle il n’est rien de plus réconfortant pour nous autres que de voir des cadavres allemands. Ne compte pas les jours, ne compte pas les kilomètres. Compte une seule chose : les Allemands que tu auras tués. Tue l’Allemand ! C’est ce que te demande ta vieille mère. L’enfant t’implore : tue l’Allemand ! Tue l’Allemand ! C’est ce que réclame ta terre natale. Frappe juste. » L'article s'intitule : « Les Allemands ne sont pas des êtres humains. » Ilya Ehrembourg assimile les Allemands aux fascistes espagnols. On lui attribua en 1952 le Prix Lénine pour la paix. Je commence à le regarder différemment, ce tableau. Qui pourrait aujourd'hui mériter un prix qui serait attribué pour récompenser les opposants aux dictatures ? J'ai ma petite idée. Je ne la donne pas car je sais que je ne serai pas compris. Mais je vais écouter la septième symphonie de Chostakovitch. Aujourd'hui, mon pays a été détruit. Je ne crois pas qu'on le reconstruira. Certains s'en réjouissent, d'autres s'en attristent. Je me demande s'il est déjà arrivé, par le passé, qu'on se réjouisse quand un pays mourait. Je crois avoir compris une des raisons de l'énorme engouement pour la musique de Chostakovitch, depuis une trentaine d'années : elle fait partie de ces musiques, et plus généralement de ces œuvres d'art, qui permettent aux gens de plaquer sur elles des idées, des intentions, des projets, des prises de position morales ou politiques. Cette manière de juger de l'art nous vient je crois du cinéma, qui associe grossièrement, très grossièrement, des images, des sons et des récits. Et comme le Cinéma est devenu depuis une trentaine d'années l'alpha et l'oméga de la Culture, que le cinéma s'est exporté, a colonisé tous les autres arts, a remplacé la pensée, on trouve désormais tout naturel de juger des œuvres d'art avec les critères grossiers et simplistes du 7e art. Le "Septième art" a massacré tous les autres arts. Il a cloué leurs mains sur le mur, il a terrorisé les artistes, les politiques, il a asservi la morale, il a asséché les quelques oasis d'art, de nuance, de complexité, qui restaient sur terre. Il a gagné la guerre. Dorénavant, il écrit l'Histoire et efface les mémoires. On entend un solo de basson. Désolé. C'est tout ce qu'il reste. Tout le monde se tait. Alors on met My Funny Valentine sur le tourne-disque et on pense à autre chose. Le jazz permet de vivre avec un désespoir qui est encore admis, dans certaines limites bien sûr.