dimanche 11 mai 2014

Anne (23)


« En pleine Occupation, je lis l'Être et le Néant
— Et vous êtes libre ?
— Oui, je suis libre d'inventer le futur.
— Vous appelez ça le Dépassement.
— Oui, nous allons vers quelque chose qui est incertain, mais nous y allons, en permanence. C'est sans arrêt, que nous inventons le futur, à chaque seconde de notre vie. 
— Mais alors pourquoi souhaiter être plus libre encore ?
— Voilà. Et personne ne répond à cette question. Si nous sommes libres, pourquoi désirons-nous être libres, puisque nous le sommes déjà ?
L'immédiat prochain, c'est de ça que vous parlez ?
— Pourquoi, bien que nous décidions toujours de l'immédiat prochain, l'avenir semble pourtant déterminé (par autre chose que nous-même), pourquoi nous "trompons"-nous, pourquoi n'arrivons-nous pas à additionner les immédiats prochains pour en déduire un avenir choisi ?
— En somme, vous interrogez ce qu'on appelle la Décision. 
— Oui. Nous sommes tout de même un peu ignorants
— Mais que devrions-nous savoir exactement ?
— C'est toute la question. Qu'est-ce qui, dans la totalité de ce que nous pouvons connaître, mérite d'être su ? Pourquoi ceci plutôt que cela ?
— Ce serait ça, la Liberté ?
— Oui, je choisis de connaître Cecilia Bartoli plutôt que Stromae. 
— Mais vous pourriez connaître et l'un et l'autre !
— Oui et non. Je pourrais, en effet, les connaître l'un et l'autre, mais ces savoirs ne s'ajouteraient pas l'un à l'autre. 
— C'est ce que j'ai du mal à comprendre. 
— Les goûts ne sont jamais neutres. Ils possèdent des polarités, ils s'ouvrent sur d'autres goûts qui eux aussi possèdent des polarités. Il existe une illusion de liberté qui est le contraire de la liberté. Nous sommes déterminés par notre liberté mais au moins autant par l'illusion de liberté. Savoir où exactement réside notre liberté est notre seule liberté réelle. Il s'agit d'un savoir érotique. (Le goût n'a pas uniquement des attracteurs, il a aussi des repousseurs.) Le goût est un savoir qui procède comme ce que les astro-physiciens appellent les vers, dans le cosmos, ces sortes de raccourcis, de tunnels, par le truchement desquels on peut dépasser la vitesse de la lumière et rejoindre instantanément des régions très éloignées de l'espace-temps. Oui, ce sont des accélérations phénoménales de l'intelligence qui traversent d'un seul geste toutes les couches du savoir. Nous voici revenus au Dépassement, à la Transcendance. 
— Le goût, pourtant, ne relève pas de l'absolu. Il est sujet au temps, aux modes, aux déterminations sociales, ethniques, générationnelles, et même économiques. Le goût peut se tromper ! On peut avoir mauvais goût… Comment pouvez-vous en faire cette espèce d'instance supérieure qui semble trôner au-dessus de la réflexion, du savoir, de la connaissance et de la détermination ? Le Goût, en d'autres termes, peut-il être libre ? 
— Il est libre précisément dans la mesure même où il prend la mesure de son absence de liberté. »


Elle me dit : « J'aime le goût de ta queue. » — Tu t'égares ! — Non, au contraire, je me retrouve. Je remonte à la source. 

C'est une affaire de famille ?

Oui. C'est l'amour qui ne choisit pas.