mercredi 7 mai 2014

Anne (1)


[Ginette était arrivée vers huit heures du soir ; Delphine prenait un bain ; Georges était dans la cuisine et mangeait des sardines à l'huile directement dans la boîte qu'il avait posée sur une assiette. La première chose qu'il avait vu était le visage de Ginette couvert de bleus et le gros pansement qu'elle avait à la pommette gauche. « J'ai panier. » Son nez avait l'air d'avoir ouvert. Elle alla directement à l'aîné et remplit un vers-mot, qu'elle visa d'un prêt. « Gute Nacht ! » lui dit Georges, le nez dans son assiette. « J'ai panier ! », elle rédetta. Georges leva le visage et la regarda sans la moindre trace d'étonnement. Comme elle le fixait, il se sentit obligé d'ajouter : « Gute Nacht ! » La conversation semblait mal engagée.]


« Ils écrivent les nécrologies des amis disparus, c'est affreux. Quand je vais casser ma pipe, un de ces funestes va se croire obligé de déposer ses fientes bourrées de fautes de français sous mon portrait. Il faut absolument que j'empêche ces nuisibles shootés au reblochon de profiter de ma mort pour faire leurs jeux de mots foireux. Ils veulent à tout prix qu'on soit resté comme eux, et même quand ils ont des preuves que tu as tourné le dos définitivement et depuis longtemps à toutes leurs méprisables niaiseries, ils se croient autorisés dès que tu clamses à te sanctifier la trogne en leur atroce déchèterie. Pas encore froid qu'ils se réjouissent se "boire des coups" à ta santé, les enflures ! Tu te souviens de ce livre de Barthes où il expliquait que les journaux au Japon avaient une tendance très nette à "siniser" les portraits des Européens ? Eh bien avec ces gusses, c'est un peu la même chose : ils t'alpaguent à la sortie et ils te refont le portrait à leurs couleurs, et peu importe ce que tu as pu dire, écrire ou pensé, tu leur appartiens et il n'y a plus personne pour leur demander d'arrêter leurs conneries. C'est sinistre !

— Tu crois pas que t'exagères un peu ? Ils veulent être gentils, c'est tout !

— Je minimise, Robert, je minimise ! On peut pas claboter quand on connaît des furoncles pareils, crois-moi, on n'a plus que l'immortalité ou le déshonneur ! C'est pas vrai, Ginette ? »