samedi 10 mai 2014

Anne (27)


Il est petit, râblé, assez épais, même, avec une voix qui ne correspond pas du tout à son physique. Son tour de poitrine est assez impressionnant, surtout en comparaison de sa taille. Enfin, je suppose que c'est tout de même ce qu'on appelait jadis un "costaud des épinettes". Il accapare la seule vendeuse disponible du magasin. Je patiente en jetant un coup d'œil distrait aux livres récents disposés sur la table qui me sépare d'eux. « Je ne sais pas du tout pourquoi on m'a commandé ça ! » Il parle fort. La vendeuse tente de comprendre ce qu'il veut. « "Lettres de l'au-delà", pour moi… ! » Elle tape sur le clavier de son ordinateur et fixe son écran. Je me demande s'il s'agit d'une vendeuse ou de la patronne du magasin. Elle doit avoir cinquante ans, peut-être un peu moins. « Mais qu'est-ce que vous voulez, en fait ? — "Lettres de ***". — Ça n'existe pas, je ne vois pas. — Mais si, on avait trouvé avec votre vendeur, là, si si, ça existe bien, je ne comprends pas pourquoi il m'a commandé ça… » Elle me jette un coup d'œil par dessus ses lunettes : « Monsieur, vous cherchez quelque chose ? » Elle cherche désespérément un moyen de se débarrasser de Costaud, mais je lui réponds que je ne suis pas pressé. « Non, vous voyez, ça n'existe pas. — Mais si, si, ça existe, on l'avait trouvé, je ne sais vraiment pas pourquoi il m'a commandé ça, votre vendeur, "Lettres de l'au-delà"… » Il est profondément choqué qu'on ait pu penser un seul instant qu'il était intéressé par un livre de ce genre-là. « Mais regardez, vous voyez bien, si je tape votre titre, le résultat est "néant". Vous voyez ? — Cherchez dans Google, cherchez dans Google, on avait trouvé avec Google ! Il avait trouvé tout de suite, votre vendeur, je ne comprends pas pourquoi il m'a commandé ça… Ça ne m'intéresse pas, ça, c'est pas pour moi, moi, c'est "Lettres de ***" ! — Je vais vous faire un avoir. — Non, je ne veux pas un avoir, moi, je veux "Lettres de ***", c'est ça qui m'intéresse, vous comprenez ? » Nouveau coup d'œil par-dessus les lunettes, je fais celui qui ne voit rien. Angot, Jauffret, Connely, Bruckner, Dugain… Qu'est-ce que je cherche, déjà ? Ah oui, Schuhl, Jean-Jacques Schuhl, lettre S, littérature française. Entre Schmidt et Simon, rien. On ne sait jamais, il faut demander… « Tiens, vous voyez, voilà, c'est ça, là : "Lettres de ***", voilà, c'est ça que je veux, moi. » Nouveau pianotage : « Ça n'existe pas, je suis désolée. » « Mais comment, ça n'existe pas, on vient de le trouver sur Google, vous avez vu, on l'a trouvé tout de suite, c'est pas Lettres de l'au-delà qui m'intéresse, c'est ça. Je l'ai trouvé et j'ai dit tout de suite : ah, c'est génial, ça, c'est ça qu'il me faut ! » « Je comprends, mais ça n'existe pas en livre. — Mais comment ça, ça existe, puisqu'on l'a trouvé tout de suite, sur Google ! — Je veux dire : c'est peut-être un blog, je ne sais quoi, je ne sais pas ce que c'est, mais ça n'existe pas en livre. — Mais c'est génial, moi ça m'a plu tout de suite. — Oui, je comprends, mais ça n'existe pas. Si c'est un blog, vous pouvez le lire sur Internet. — Oui, mais moi je veux le livre, c'est pour offrir ! » Elle lui demande de quoi ça parle. On comprend que ce sont des lettres d'amour. « Je suis désolée, Monsieur, mais je peux vous faire un avoir. — Non, je ne veux pas un avoir… Mais sinon, vous auriez quelque chose dans le genre ? — Quel genre, vous voulez dire ? — Le genre poésie, vous comprenez, je voulais offrir de la poésie, et là, les lettres d'amour, tout de suite je me suis dit, c'est ça, c'est ça qu'il faut, c'est génial. » Elle se dirige vers le rayon poésie avec un regard de désespoir. « Monsieur, je peux vous renseigner ? » Elle veut que je la sauve, mais leur histoire m'intéresse beaucoup plus que mon livre de Jean-Jacques Schuhl… « Oui, je cherche les Lettres de l'Au-delà, de Jean-Jacques Schuhl. »