lundi 5 mai 2014

Anne


Il avait passé la nuit à regarder des combats de Gina Carano. À six heures, il s'est levé, a mis le café en route, est allé se doucher. Quand il est redescendu, le jour était levé. Il a bu son café au jardin, en fumant une cigarette. Puis il a pris la voiture. 

Il y avait là François, Philippe, Jacques, Lise, Thierry, Odile, Cathy, Chris, Delphine et Jean-Louis. Tous le reconnurent très emphatiquement, avec beaucoup de tapes dans le dos et de clins d'œil complices. Il lui était impossible de leur avouer qu'il ne reconnaissait pas un seul d'entre eux, alors il joua la comédie du mieux qu'il put : « Si je me souviens ? Tu parles ! » Comment se faisait-il qu'il était le seul à ne pas avoir changé ? Très troublé par cette découverte, il parlait beaucoup, espérant par ce flot de paroles les empêcher de voir qu'il était seul, perdu, ne sachant pas du tout à qui il s'adressait en réalité. On parla des fascistes, de la guerre en Autriche, et du dernier disque de Platon. Ils avaient tous l'air d'ignorer absolument ce qu'il faisait aujourd'hui, mais il n'arrivait pas tout à fait à s'en convaincre : quelque chose lui disait qu'ils jouaient la comédie pour le mettre à l'aise. « Je me souviens de toi, au cinéma, à Avignon, avec cette fille, là, comment s'appelait-elle déjà ? » Ça alors, mais comment sait-il tout ça, lui ? Quel rôle peut-il avoir joué dans l'histoire avec Elisabeth ? Il ne pouvait pas demander d'explications, ce qui aurait révélé qu'il n'avait pas le moindre souvenir de Jean-Louis. De temps à autre, quand il en avait le loisir, il tentait de replacer ces visages dans des histoires qu'il faisait venir à lui, en désespoir de cause. Mais rien ne collait vraiment ; il y avait trop d'incohérences. Comme son propre père, il n'avait jamais été physionomiste… À un moment donné, il comprit qu'une certaine Anne devait arriver un peu plus tard. Anne… Tout laissait à penser que les retrouvailles allaient être le clou de la journée, et qu'elles le concernaient directement. Anne ? Quelle Anne ? Dès que quelqu'un prononçait ce nom, tous les regards se tournaient vers lui. Il essayait de savoir à quelle heure elle devait arriver mais on ne répondait pas à sa question, comme s'il la posait pour la forme, ou pour faire de l'humour. Tous ces airs entendus, autour de lui, lui tordaient le ventre. Et l'autre, là, avec ces cigares énormes, qui lui donnaient envie de vomir. 

Delphine le prit à part, un verre à la main. Bien conservée pour ses quarante-cinq ans, trop parfumée, elle avait ce regard doré qui semblait vouloir dire : « Tu te rappelles, nous deux ? » Mais, au lieu de lui donner des anecdotes qui auraient pu le mettre sur la voie, elle ne faisait que sourire d'un air qui le terrifiait. Elle le regardait, buvait, le regardait, souriait, le regardait, buvait encore… Il était obligé de parler, il avait la sensation désagréable de trop se livrer, alors qu'elle restait silencieuse. Quelle injustice, se dit-il ! C'est à toi, de parler, puisque toi tu sais, puisque tu me connais si bien, allez, vas-y, raconte-moi, donne-moi quelque chose… Elle ne dit que : « Georges… » puis s'arrêta, comme si elle ne pouvait décemment pas continuer sans créer un incident diplomatique. « Oui, hein ! » fit-il, pour essayer de l'encourager. Quelqu'un mit un disque de Stan Getz. « Tu danses ? Ah non, c'est vrai, excuse-moi… » Comme elle changeait de position dans son fauteuil, il aperçut ses cuisses, découvertes très haut. Il aurait bien voulu danser avec elle, pourtant, et rester sans parler, au contact de sa poitrine généreuse… 

Dans le jardin, tout est rose poussière… Il aime ce tragique diffus, pâle. Il avale quelques gorgées de whisky, et observe Delphine qui a fermé les yeux et dodeline de la tête sur la musique. Elle est nue, mais a gardé ses chaussettes, allongée, en appui sur ses coudes, sur un lit ; on entend une symphonie de Chostakovitch, c'est la fin de l'après-midi. Anne doit venir mais encore une fois elle est en retard.