dimanche 27 mars 2022
Colloque
Petit portrait en prose (23)
« Puisque nous en sommes là, je peux vous le dire : ma vie n’est vraiment pas ce que j’ai fait de mieux. »
J'aurais aimé être l'auteur de cette phrase à la fois vertigineuse, drôle et délicate. Qu'a-t-il fait de mieux que sa vie, André Alfano ? Lui. Il fait partie de ces êtres rares (j'en aurai connu seulement deux) dont le chef-d'œuvre premier (et peut-être ultime) est eux-mêmes. Quand bien même ne publierait-il jamais rien, il est déjà un auteur important. C'est pourquoi nous sommes si fortunés, nous qui le côtoyons jour après jour, à qui il arrive, comme aujourd'hui, d'attraper au vol ce qu'il laisse choir de sa bouche ou de son clavier. Comme Octave Agobert (le deuxième, dont je parle plus haut), André Alfano est un poète-né : ces deux-là portent la poésie en eux, comme d'autres portent une belle figure ou un appareil génital. Avant-même qu'une phrase sorte d'eux, la musique et le poème sourdent de leur être, s'il est possible de séparer l'émetteur de la substance qui le justifie. Même mutiques, ils sont vivants et vibrants : une solitude chiffrée les tient hors du monde des assoupis — leur œil n'est jamais éteint, même et surtout dans leurs savantes ivresses.
André Alfano est plus intéressant que sa vie, qui n'est que la vie d'André Alfano en train de vivre. Sa vie n'est que sa vie, après tout, alors que lui, en plus de vivre, est André Alfano. André Alfano est mieux et plus. Qu'a-t-il fait de plus que vivre, André Alfano ? André Alfano est mort à sa propre vie, et vivant dans sa propre mort qui est déjà présente, dans sa vie, qui la fait monter de l'intérieur, comme une pâte qui lève et libère le bouquet des origines.
Quelque chose en lui est resté vierge, qui est le désordre. On le voit se saisir des brins du chaos pour le composer ou le recomposer, suivant quelques lois qu'il a lui-même trouvées et choisies dans le langage — mais il serait bien le dernier à proclamer que « les mots ont un sens », sauf si quelqu'un les passe à la flamme brûlante du paradoxe. La vie est belle, ici, quand on a de quoi boire en écoutant Rossini ou Chabrier.
Si la vie d'André Alfano n'est pas ce qu'il a fait de mieux, c'est que la vie n'a pas toujours raison. Elle devrait le régaler de vin et de miel au lieu de le faire exister au milieu des porcs. On n'a rien à gagner, et tout à perdre, à vivre en étant André Alfano. S'il se contentait de vivre, il serait sans doute heureux, mais s'il se contentait de vivre, il ne serait pas André Alfano.
lundi 21 mars 2022
dimanche 20 mars 2022
Être seul
La meilleure manière d'être parfaitement seul est encore d'aimer la musique.
Je ne veux pas du tout dire par là que la musique rend la solitude agréable, ou même seulement aménageable, mais au contraire qu'elle la rend absolue et irrémédiable. Quiconque ne se sent pas mortellement seul en écoutant de la musique ne l'entend tout simplement pas, n'est pas à son contact, ne l'a pas encore rencontrée.
[Tout est bon pour ne pas penser au texte que j'ai perdu hier. Peut-être que ne pas y penser est la seule manière de le faire revenir sous mes doigts.]
La littérature isole du moment présent, bien sûr, mais elle permet souvent de tisser des liens avec ses semblables. On peut parler de littérature, on peut se retrouver dans des récits, des descriptions, des styles, même, avec d'autres que soi. On peut partager des phrases, des idées, des souvenirs, des expériences. L'art musical, lui, vous renvoie sans ménagement à vous-même, à vos manques, à votre faiblesse, à votre solitude, à votre absence. Il n'a aucune vertu thérapeutique, encore moins sociale. Il vous précipite dans l'être, et l'être ne se lie avec rien d'autre que Dieu. C'est un test imparable : si ce que vous appelez musique crée du lien, c'est qu'il ne s'agit pas de musique.
La musique nous isole radicalement, c'est une évidence, pour qui la connaît un peu. Les concerts ont été inventés afin qu'on ignore la vertu dont je parle. Ils créent l'illusion du "cum", de l'avec. Un concert réussi est un concert raté : c'est celui dans lequel l'auditeur est seul non pas avec l'interprète, mais seul avec la musique, donc seul avec cette chose qui n'existe pas, quelque chose dont la réalité fuit au fur et à mesure qu'elle entre en nous. Dès la dernière note jouée, tout a disparu : il ne reste rien, dans la salle, que les spectateurs d'un mirage. Plus la présence de la musique a été forte, plus son absence est puissante, plus elle creuse en nous un vide qui ne peut être comblé. « Y a qu'la vérité qui compte » comme on dit à la télé. Il n'y a que la musique qui nous fait comprendre ce que c'est que d'être au monde. Cette vérité était bien trop insupportable pour qu'on ne résiste pas à l'envie de faire des concerts.
Dans ces conditions, on comprendra que la musique est un art à fuir absolument. Vous qui voulez vivre, vous qui voulez être heureux, entourés de vos semblables, écoutez donc des chansons, de la pop, du rock, du rap, voire de l'opéra ou du piano, allez au concert, mais fuyez absolument la musique.
[« Ce que les autres n’aiment pas en nous est, malheureusement, la seule chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher pour nous sauver, éventuellement. »]
La musique est la substance qui se défait à l'instant même où elle advient, qui disparaît en paraissant. C'est le temps rendu audible.
Saint Georges de La Fuly
À tous ceux qui affluent en masse vers mon village, pour être sauvés :
« Je ne suis pas de gauche. Je n'ai jamais guéri personne. »
Clitoris
C'est dommage. J'aimais bien parler du clitoris, avant que les féministes et les crétins s'emparent du sujet.
Le mot me plaisait infiniment, qui donnait envie de le faire rimer avec novice, Osiris, ou cantatrice. Si Maurice le fils en son office n'était pas aussi épris d'avarice et si Clarisse la nourrisse à son service n'avait pas de varices qui lui font de grandes cicatrices comme des iris veineuses qui lui hérissent les cuisses, on aurait pu attendre que Clovis se saisisse de Doris pour que périsse enfin ce caprice d'actrice qui la faisait paraître simulatrice, alors que, dans la coulisse, le sacrifice du myosotis pouvait conduire à la syphilis, car l'orifice était loin d'être un oasis sans maléfice. Bref, police et milice étaient en embuscade, sous leurs pelisses, sans que rien ne garantisse le délice que sans malice Matisse semblait promettre en une grande armistice factice. Il fallait à tout prix qu'Anaïs refroidisse Ulysse, afin que justice soit rendue au solstice, à Nice. Quelle lectrice aurait pu faire office de coccyx, dans un tel synopsis !
Bureau
Dans le temps que j'étais professeur de piano, j'ai connu un directeur de conservatoire qui est resté trente ans dans son petit bureau, bureau dans lequel on tenait à grand peine à trois. Son bureau était composé d'une planche posée sur des tréteaux. Il y avait là quatre étagères, quelques livres, un téléphone, une boîte de flûte, un cendrier et trois ou quatre pipes. Un jour, un nouveau directeur est arrivé. Sa première action a été de réquisitionner une salle de cours pour en faire son bureau, un bureau high-tech qui a coûté très cher à la municipalité, alors que le conservatoire refusait des élèves par manque de place, donc de salles de cours. Je suis parti. Ce connard est resté.
Disparaitre
Je rouvre ce blog avec du sang dans la bouche. La nuit épouvantable que j'ai passée me donne des nausées et je me suis réveillé dans le même état que si l'on m'avait arraché un membre. J'en veux bêtement à tout le monde. J'ai passé une heure, hier-soir, dans un état de pure fureur, à effacer tous mes deniers statuts Facebook, un à un (je voulais tous les effacer), avant de réaliser que l'entreprise était aussi idiote qu'impossible à mener à bien, ou plutôt à mal (il m'aurait fallu deux jours sans dormir pour la mener à terme).
Le texte que j'ai perdu hier en une fraction de seconde (j'ai très littéralement vu, de mes yeux vu, la chose se faire sur l'écran, comme on est le spectateur d'un tour de magie auquel on assiste, héberlué), et qui comptait tellement pour moi, m'avait demandé plus d'une semaine de travail (il est très rare que je passe autant de temps sur un texte — ça n'arrive pour ainsi dire jamais), je comptais le publier aujourd'hui ou demain, une fois achevé, et je ne parviens toujours pas à réaliser ce qui est arrivé, encore moins à l'accepter.
Je ne peux pas me défaire de l'idée que ce texte n'a pas disparu par hasard. Je veux dire par là que quelqu'un est forcément responsable de sa disparition, et aussi que peut-être je ne devais pas le publier, sans que je sois capable de faire un choix entre ces deux "explications", qui ne sont d'ailleurs pas forcément contradictoires. (Quelqu'un ? Tout le monde, bien sûr !)
Je n'ai pas envie de gloser sur les déboires de l'informatique, et plus particulièrement de l'informatique en réseau, bien que ce soit le vrai sujet. Comment des hommes ont-ils pu concevoir un outil capable de faire une chose pareille ? Aujourd'hui, peu m'importe, je n'ai pas envie d'analyser, je n'ai pas envie de comprendre, je n'ai pas envie d'expliquer ; je n'ai pas envie de sortir de cette fureur pure qui m'habite depuis hier. Il y a douze heures, je me sentais acculé au suicide, et j'en étais à la fois désolé et furieux — j'avais le monde entier contre moi. Je sais bien ce que ces mots peuvent avoir de ridicule, pour celui qui les lira aujourd'hui. C'est précisément en raison de leur ridicule que je tiens à les écrire ce matin. Au point où j'en suis, ce ridicule m'est une consolation.
Disparaître en claquant des doigts. Ou en claquant tout court…
PS. Je pense à ce qu'on m'a raconté hier, le manuscrit de Casanova que sa femme de chambre avait brûlé par erreur. Je l'envie, Casanova, car j'aurais eu quelqu'un d'autre que moi à massacrer.
PPS. Ce texte est stupide. Il ne sert à rien. Les cons iront même jusqu'à dire qu'il n'est pas "constructif". Non, il ne l'est pas, en effet. Plaise à Dieu qu'il soit destructif !
PPPS. La morale de cette histoire est celle-ci : La Machine me dit : « Tu n'es pas fait pour écrire des textes longs (et longuement travaillés). Contente-toi de tes "petits machins" (comme dirait Miles Davis) vite faits mal faits. »
dimanche 13 mars 2022
Les Répondeurs
« Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit. »
Je regrette beaucoup les répondeurs à cassettes. Cet instrument rudimentaire a ajouté à nos vies une dimension que j'ai beaucoup aimée. J'ai conservé toutes les bandes contenant les messages qui m'étaient adressés, sur mes différents répondeurs, et, même si aujourd'hui je ne peux plus les écouter, faute de posséder les appareils adéquats, ces bribes de discours enregistrés, ces voix, continuent de me hanter. J'y pense souvent, et j'avais composé plusieurs musiques qui utilisaient ces messages comme un matériau sonore parmi d'autres. Je les entends toujours avec une grande émotion. Nous jouions à vivre, dans ces années-là (les années 80), la voix était une aventure. Le téléphone et le répondeur étaient des instruments romanesques et littéraires : nous nous inventions une vie secondaire, une vie décalée, dans un temps parallèle, qui nous attendait et nous précédait, couchée sur le ruban magnétique. Ou plutôt, cette vie s'écrivait elle-même, à côté de nous mais pour nous. Ces voix qui se déposaient chez nous, en notre absence, faisaient un contrepoint lisible et audible à notre vie active. J'imagine que dans quelques années il en ira de même avec les quelques "conversations Messenger" au long cours que nous entretenons aujourd'hui.
Nous avons tous des structures qui nous ont appris à écrire. J'ai déjà souvent parlé du Minitel, qui a joué un rôle important, pour moi. Il m'a appris la parole performative, le discours efficace, l'attention (tendue) à celui qui, derrière l'écran, comme nous, écrit, l'attention éperdue et épuisante à ces écrits croisés. J'ai la chance d'avoir aujourd'hui des interlocuteurs qui me donnent beaucoup de bonheur, sur Messenger. Oh, ils sont peu, très peu nombreux, mais enfin ils existent, et chaque jour je mesure la chance qui est la mienne de les connaître, de croiser mes mots avec les leurs. Le peu de phrases que j'ai à ma disposition sont, je le vois, accueillies avec attention et bienveillance, et surtout, on y répond, elles ne tombent pas dans le vide glacé de l'indifférence ou de la désinvolture aboyeuse. On y répond avec de vraies phrases, avec une vraie pensée, avec du temps partagé, offert, et l'on y met les formes. Aujourd'hui, à l'époque des smileys et de l'anti-lecture (ou de l'anti-littérature), c'est un privilège inestimable, je le sais. Je sais reconnaître la chance, qui est rare.
C'est donc autant la conversation que la lecture qui nous apprennent à écrire, de cela je suis convaincu, et aimerais en convaincre certains amis, ou certaine amie. Se défaire, en quelque sorte, et phrase après phrase, de l'acide publicitaire et ventriloque qui se dépose sur nous toute la journée, sortir du spasme chronique qu'est devenu le monde, le monde dupliqué et dégradé de la foire numérique, ce monde qui n'a rien à voir avec ce qui a existé brièvement dans les années dont je parle plus haut, ces années durant lesquelles la voix avait encore une vibration et une singularité sensibles. (Je vois bien que plus personne n'aime la voix, de nos jours. Certains ne savent même plus qu'elle existe.)
Les machines que modestement je célèbre plus haut s'appelaient des répondeurs. Il existait donc encore une espérance, une foi dans la réponse. Nos paroles ne nous semblaient pas encore être perdues à jamais, dilapidées. Nous étions naïfs, certes, mais les croyances sont aussi importantes que les désespoirs, elles créent un monde vivable, et parfois même vivant, elles ouvrent des galeries dans lesquelles on peut cheminer avec d'autres, qui parfois nous les font rencontrer durablement, ça arrive. Il y avait de la poésie dans l'air, pour dire les choses autrement — je ne crois pas que la poésie puisse être vivante sans la voix ; c'est du moins l'impression que me donnent tous ces poèmes écrits aujourd'hui, qui ont très audiblement rompu leurs liens avec le ton, comme on dit en musique. En effet, la poésie contemporaine a perdu le sens du ton : elle ne sait jamais en quelle tonalité elle parle, c'est son plus grand défaut. Elle n'a à sa disposition que des modes, elle ne produit le plus souvent que des sons ou des effets (ou, pire encore, des pensées), mais on cherche en vain le cœur vibrant singulier qui lui permettrait de parler une langue, c'est-à-dire un ensemble de contraintes qui rendent le sens possible, et étranger. Ça hurle, ça chuchote, ça pérore, ça répète, surtout, mais la voix, le timbre unique et la chair qui la rendent possible, où sont-ils passés, comment a-t-on pu si facilement les oublier ?
« Moi, je vais devant moi : le poète en tout lieuSe sent chez lui, sentant qu'il est partout chez Dieu. »
Si j'ai un conseil à vous donner, c'est celui-ci : rencontrez un poète, et ne le lâchez plus. Il vous apprendra à écrire, et donc à parler, et donc à lire. Quant à vivre, eh bien c'est seulement la vie qui vous parle, et qu'il s'agit d'écouter, avant de la posséder. Apprenez donc à écouter, et vous serez libres. Ne vous laissez pas déposséder de la Parole, c'est votre seul bien ! Chaque homme répond (et répondra) de son souffle et de sa voix propre.
« J'ai lié son corps, sa boue, comme ceux de toutes créatures à la nécessité universelle de la matière, mais mon Souffle qui souffle où il veut, quand je le lui donnai, était-ce pour l'enchaîner ? »
(À Yohann Rimokh, à Vincent Castagno)
dimanche 6 mars 2022
La nouvelle affaire Furtwängler
C'est Christian Merlin (dans son émission du dimanche matin Au cœur de l'orchestre, sur France-Musique) qui raconte.
Furtwängler était sur le point d'accepter la proposition de Toscanini de prendre la direction du Philharmonique de New York en février 1936, lorsque la Gestapo a eu vent de l'affaire, et que Goering a diffusé la fausse information* selon laquelle il avait repris toutes ses fonctions en Allemagne, ce qui déclenché aux États Unis une campagne anti-Furtwängler qui a fait capoter le projet. D'où ce télégramme du chef, en mai 1936 :
« Controverse politique tellement désagréable. Ne suis pas un homme politique, juste un représentant de la musique allemande qui appartient à l'humanité tout entière. Propose de rompre mon engagement jusqu'à ce que le public comprenne que musique et politique n'ont rien à voir ensemble. »C'est ce que dit aujourd'hui Anna Netrebko, sauf que ce n'est pas vrai. Qu'on le veuille ou non, musique et politique ont tout à voir ensemble. Et je voudrais citer ce dialogue entre Toscanini et Furtwängler qui se rencontrent à Salzbourg à l'été 1936.
Furtwängler : « Quand je dirige de la musique dans un pays conquis par Hitler, est-ce que cela signifie que je suis son représentant ? Cela ne fait-il pas plutôt de moi son adversaire ? Car la musique est un parfait démenti à l'abrutissement et à l'anéantissement causés par le nazisme.Toscanini : « Quiconque dirige dans le IIIe Reich est un nazi. »Furtwängler : « Alors vous supposez que l'art n'est rien d'autre que de la propagande pour le régime qui est déjà au pouvoir. Non. Mille fois non ! L'art appartient au monde entier. »
vendredi 4 mars 2022
Dévouement
[Cosi fan tutte…]
Après ça, il faudrait se taire à jamais. Quand on laisse voir ainsi sa folie, sa déroute, son désastre, quand on montre à tous que le sens nous a quitté, comme l'amour, comme la paix, comment regarder les autres en face ?
Ça n'a aucun sens ? Non, en effet. Et je ne vais pas essayer de le cacher. Comprenne qui voudra, qui pourra, qui aura assez d'empathie et de générosité pour se perdre avec moi, d'élan. Mais quoi, je ne vais pas me plaindre de ne pas être compris quand être compris signifie neuf fois sur dix être mal compris.
"Widmung" se traduit par dévouement. Je crois avoir fait la preuve que j'étais capable de me dévouer (ou de me vouer à autrui). Pas eu l'impression que ça courait tellement les rues.
« Par la musique, l'homme prend conscience, comme tactilement, de mille états que sa "raison" refuse de connaître, qu'elle n'a pas le pouvoir de connaître, car elle est essentiellement limitée à elle-même, ainsi qu'à des a priori douteux. Par la musique, l'homme se reconnaît dans des vibrations profondes sur lesquelles il n'a plus besoin de mettre des idées ni des mots. La musique apporte à l'homme ce plan total de conscience où il lui suffit de se sentir comme simultanément dans toutes ses épaisseurs, et de se blottir dans cette aperception physique de lui-même. Il s'explore là jusqu'à des profondeurs où n'atteindra jamais sa pensée : et, ce qui est pire, où sa pensée substitue, à des états qu'elle ne peut saisir, des constructions d'universaux. »
« Et si la musique est toute vibration, si elle trouve en nous, par une voie royale large ouverte, un terrain mouvant, inconnaissable, sans cesse en obscure gestation, et, dans ce terrain, cette vie universelle dans laquelle nous sommes baignés, enracinés, impliqués par l'esprit à la fois et la chair : ne va-t-elle pas nous situer dans cet univers mieux, et plus immédiatement, qu'une métaphysique pensée ? Elle est une métaphysique à chaque instant sentie et pressentie, guidée par l'obscur instinct et non pas des gogmes d'école, aussi bien qu'elle est une introspection confirmée par la vibration en nous du vivant qui se reconnaît et s'écoute vivre. »
De toute façon, je ne conçois l'écriture que comme une suite de textes contradictoires et incomplets, qui se répondent tant bien que mal. Ni roman ni non-roman, ni fiction ni essai, ni confessions ni mémoires, ni chroniques ni éditoriaux, ni fables ni récits, ni poésie ni prose, ni littérature ni blog, ni mensonges ni vérités, ni fragments ni élaboration, ni plagiat ni originalité, et un peu de tout ça bien sûr, je compte beaucoup sur la puissance du hasard et la main de Dieu. (Au moment où j'écris ces lignes, j'entends la deuxième symphonie de Beethoven à la radio… Ne me dites pas que c'est un hasard !)
Je n'écris pas des billets de blog. Je ne discute pas avec les lecteurs de ce blog, que d'ailleurs je ne connais pas, pour la très grande majorité d'entre eux.
Au sujet Ukraine et solidarité
Guerre en UKRAINE
Lettre aux habitants de ***
Comme vous le savez une guerre a été déclarée à l’UKRAINE par la RUSSIE le 24 Février dernier. La FRANCE n’est pas en guerre mais dans tout le territoire des réflexions et actions sont engagées pour aider la population Ukrainienne pour défendre son pays et pour accueillir au mieux les réfugiés. Nous venons de recevoir ce jour les consignes du gouvernement.
Concernant l’aide directe à la population Ukrainienne, il est recommandé de privilégier les dons financiers aux associations caritatives spécialisées dans ce type de situation (croix rouge, haut commissariat aux réfugiés, médecins sans frontières…) plutôt que du convoyage de produits sur zone. En effet, nous ne sommes pas dans la même situation que lors d’inondations en FRANCE ou de tremblement de terre dans un autre pays où il faut en urgence amener fournitures et produits alimentaires.
Malheureusement il est possible que cette situation en UKRAINE dure longtemps et continue d’entraîner un départ de ce pays d’une partie de la population, notamment des femmes et des enfants qui rechercheront un hébergement en Europe pour une durée plus ou moins longue. Dans ce cadre, et en ne sachant pas à ce jour évidemment le nombre de personnes concernées, le gouvernement nous demande, en prévision, de répertorier les logements qui pourraient être mis à disposition de réfugiés Ukrainiens.
Ainsi, si vous disposez d’un logement pouvant répondre à cette demande sur la Commune de ***, merci d’adresser un mail à l’adresse suivante : accueil@***.fr en indiquant : le nom du propriétaire du logement, l’adresse, le potentiel de personnes pouvant être accueillies, éventuellement les périodes disponibles et un contact téléphonique.
Nous reviendrons vers vous au fur et à mesure des informations reçues.
Sébastien ***, Maire de ***
Soyons anachroniques avec précision, de peur de disparaître dans un des trous noirs du Temps.
« Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand-mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu'on ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à un bébé avec sa nounou. Même, dans son désir de ne pas avoir l'air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d'animaux et de Bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C'était l'heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre de ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : "C'est pour votre grand'mère." Pourtant, ce fut à moi qu'elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : "Vous le lui donnerez vous-même", pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait pas d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu'ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d'orge. Elle me dit : "Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand'mère" et elle fit payer les marchandises par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l'émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l'intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand'mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand'mère n'était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un "baby". Enfin, nous ayant quittés tous trois, la princesse reprit sa promenade sur la digue ensoleillée en incurvant sa taille magnifique qui comme un serpent autour d'une baguette s'enlaçait à l'ombrelle blanche imprimée de bleu que Mme de Luxembourg tenait fermée à la main. »
Ça n'a aucun sens, d'aimer un mort. L'amour est pour les vivants. Quand on aime un mort, on aime ce qu'il fut, ce qu'il a été, ce qu'il était, on aime aimer ce qu'on a aimé, sans doute qu'on aime soi-même aimant, soi-même ayant aimé celui-là, celle-là. Mais je veux pourtant continuer à l'aimer. Je ne veux pas aimer encore, mais je veux l'aimer, elle, encore, alors que je ne veux plus aimer. Je me retrouve au-dessus du vide, dans le vide, l'attraction terrestre a cessé de me retenir, les lois, quelles qu'elles soient, sont impuissantes à me faire appartenir à ce monde-ci, qui n'est plus le mien. Je l'ai aimé, ce monde, mais je ne veux plus l'aimer.
Ça n'a aucun sens, mais c'est peut-être la seule manière d'aimer, car les vivants, eux, n'en veulent pas, de l'amour. Je sens mes muscles, ils me tiennent debout, sans raison. Qui êtes-vous, les morts, vous ? Tu m'as aimé, quand tu étais vivante, mais m'aimes-tu maintenant que tu es morte ? Tout le savoir, toute la connaissance est partie avec toi, dans la nuit, où je ne sais pas voir, où je ne vois que du noir et du rouge, où tout se mélange, où rien n'a de sens, où même le chagrin perd tout sens, où je ne suis plus tenu par rien, à rien, où le tout du monde m'entre dans la gueule comme on étouffe une poupée qui n'a jamais respiré, qui ne sait pas ce que c'est que de respirer. Mais il faut recevoir et ne pas avoir les coins de l'âme brûlés et douloureux en permanence.
Elle n'en veut pas. Tant qu'elle est vivante. Elle refuse d'écouter Widmung. Derrière le soleil se tient un dieu absent et ironique — lui aussi n'est que virgule, perte, vide. J’en veux beaucoup aux taiseux, vous savez. Il est facile et lâche de garder le silence quand l’autre a tout dit. Il faut au moins avoir le courage de lui dire la vérité, même si elle est pénible à ses oreilles. C'est minuit en plein midi.
jeudi 3 mars 2022
Widmung
On ne peut rien comprendre à Georges de La Fuly, sans parler de son amour désespéré pour sa mère.
« Voilà une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes, lorsqu'on la jouera dans cinquante ans » disait Beethoven en parlant de sa sonate Hammerklavier, l'opus 106. Ma sonate Hammerklavier à moi, c'est ma mère, ou plutôt, c'est l'histoire de cet amour. Depuis qu'elle est morte, il y a presque vingt ans, c'est l'astre noir autour duquel je gravite.
« C'est le plus grand monologue pour piano que Beethoven ait jamais écrit. » écrit Wilhelm Kempff, en parlant du mouvement lent de cette sonate. Et Paul Badura-Skoda : « La Hammerklavier est pour nous pianistes, ce que la neuvième symphonie est pour le chef d'orchestre : l'œuvre monumentale, l'œuvre culminante, ou, mieux encore, l'œuvre qui parcourt tout autant les profondeurs que les sommets. Aussi ne l'approchons-nous qu'avec respect »
Les jupes raccourcirent. Les premiers soutien-gorge se portèrent par-dessus la chemise. Les femmes qui montrent leurs jambes dans la rue, par coquetterie les cachent dans l'intimité.
« Voici une promesse qui ressemble assez à celle d'une mariée qui entrerait au lit en chemise. »
Ne doutons pas que dans le choix des motifs et des assonances, il y ait un langage secret, dont nous n'aurons jamais la clef. Nous obtenons ce que nous souhaitons, mais sous la forme qui nous convient le moins. Siècles épaissis, sang lourd. Le Rhin.
Mementos, toujours ! Ce qui vient sous. Le passé est toujours moins loin, infiniment moins loin qu'on le croit.
Croire, la croire, les croire, quelle folie ! C'est un sale virus, tu sais. On a besoin de croire un peu, sinon comment ordonner sa vie ? Déjà l'amour se domicilie dans la mort.
Widmung…
dimanche 27 février 2022
La maison du père
« Le bonheur des élus est fait de leur souffrances. » (Robert Schumann)
Le dimanche est le jour béni. C'est le seul qui donne envie de se lever et d'être accueilli dans le bas de la maison, de la maison du père, dans le bruissement assourdi des conversations ouïes depuis la chaleur du lit, et surtout, dans la musique de Jean-Sébastien Bach, qui redresse, fortifie et console.
Mon frère Emmanuel me le disait il y a peu : nous avons cette chance incroyable d'avoir à notre disposition depuis l'enfance ce remède imparable : Bach. Je le vérifie très souvent. À la cuisine, le matin, si j'ai la chance de tomber sur Bach, à la radio, ma force vitale est instantanément restaurée. Je ne suis plus seul. Il y a quelque chose qui se reconstruit en moi, qui me tient, qui me maintient. Si je n'avais pas eu le père que j'ai eu, il y a longtemps que la vie aurait capitulé en moi. Dans le même temps, il n'aura cessé de me faire souffrir.
Il fallait bien, comme toujours, que cette force soit contrariée par une faiblesse mortelle. À côté de Bach le lumineux il y avait Schumann le sombre. À côté du Seigneur, le saigné à vif, l'Abandonné, le fêlé. Cette musique a cheminé longtemps en moi avant que j'en comprenne un peu les ressorts. Il a d'abord fallu la jouer, la lire, la travailler — y passer, en quelque sorte —, pour se protéger de sa pente maléfique. Je ne cesse de penser aux Fantasiestücke opus 73, que j'ai beaucoup jouées, avec le violoncelle ou la clarinette, cette chose qui remue en nous, au moment où l'on se jette dans cette musique, entre geste et voix (fracture et hurlement), et qui met notre santé en péril. Il y a toujours un risque à jouer Schumann, à tomber dans une des brèches qu'il laisse ouvertes, entre deux mesures, entre deux precipitandos. Il m'est arrivé souvent d'avoir peur de cette musique. J'ai trop vu mon père prostré, le visage barré par une angoisse indicible, que personne ne comprenait. J'ai emporté cette angoisse avec moi, je l'ai caressée, dorlotée, nourrie. Elle m'a rendue au désert. Schumann, c'est le précipité — le précipice n'est jamais loin. Bach, c'est la solution.
Quel est le chef-d'œuvre de Robert Schumann ? Il aurait fallu poser la question à Clara. Moi je l'ignore. Je crois que Schumann est ailleurs que dans un grand chef-d'œuvre, il est dans la musique qui fuit, qui sourd, qui emporte des parties de nous dans le courant du fleuve noir et profond, Schumann est dans notre rapport aux femmes et à la littérature ; il rêvait d'être écrivain, Robert. En écrivant ce texte, je pense à un ami qui n'a jamais oublié une des phrases qui se trouvent dans les parages : « Elles nous poussent dans le Rhin, ces salopes, elles ne veulent pas se mouiller. » C'est le chant de l'aube glacée que j'ai laissé percer ici.
Quand une douleur intense, brutale, inconnue, nous réveille en pleine nuit, sans s'être annoncée, elle nous isole d'une manière terrifiante. La vie s'enfuit, d'un seul coup, ça tombe, et en même temps cette douleur nous rend si vivants, si cruellement et si bêtement vivants, vivants comme des bêtes dont la cruauté consiste à vouloir continuer à vivre, à tout prix, à tout prix c'est-à-dire que vivre ça signifie prendre la vie des autres, passer par-dessus leur vie, sans vergogne. Il y a toujours cette pointe, cette flamme qui sort du bec : on est unique au monde et pour préserver cette unicité-là on passe par-dessus tout, même la mort des autres. Croquettes de volaille et vodka pour tous ! Les autres, c'est du verre qu'on tord sur la flamme. La cruauté mon petit c'est la vie. « Pop ! » Quelques étincelles, un feu de joie, et c'est déjà fini. Reste la poésie, mais ce reste est en-deça du pire.
« L'étude du moi entraîne à faire naître d'autres moi », lit-on dans la préface au journal intime de Robert et Clara Schumann. On ne peut oublier que ces deux mots, en allemand, "Lied" et "Leid" se tiennent face à face, en frères ennemis et symétriques jumeaux. Que chanter d'autre que la tristesse, ai-je longtemps pensé. La joie et l'épique sont des langues que j'ai dû apprendre patiemment et laborieusement ; on ne peut pas dire que j'aie été entièrement convaincu. Je ne suis que fragments, et la Joie avec un J majuscule ne peut se tenir que dans l'autorité du plein. Roland Barthes disait des Dichterliebe qu'il s'agissait d'« une suite pure d'interruptions ». Voilà : il n'y a pas de centre, dans la musique de Schumann ; c'est bien d'un cercle qu'il s'agit, mais d'un cercle qui n'a pas de centre. Tout est relation, mais on ne peut dire à quoi est lié ce qui l'est. Les mouvements de l'âme répugnent aux combinaisons simples qui harmonisent les vies sans musique. Entre deux interruptions, quelques notes nous font croire à la vie : tout le contraire de Bach. Je lis dans les Carnets d'Yves Nat que « la musique est le Dimanche de la Vérité », qu'« une goutte de musique pure est un point d'éternité ». Si Bach est bien le Dimanche de la musique, Schumann ne nous donne que quelques gouttes d'éternité, quelques gouttes comme des fleurs solitaires dans une forêt sombre. Il n'y a pas de vérité, chez Schumann, en tout cas pas de Vérité, il n'y a que la pureté vraie d'une plainte qui ne renvoie à rien. « Prenons garde à la musique ! », elle nous aura éloigné de tout et de tous, en nous mettant face à la mort active et séduisante, mais c'est bien ainsi que nous aimons la femme (et donc la musique) : entre futilité et désespoir, elle semble tenir les murs auxquels nous nous cognons sans répit, de toute éternité. Joie et Tristesse, désir et déréliction, Absence et Incarnation, jumeaux inséparables que seule la musique nous donne ensemble avec cette justesse foudroyante.
Les fleurs (interruption & poésie) sont les flammes éphémères et parfumées qui éclairent notre nuit désirante, comme la femme et le poème égarés dans la maison du père : quelques étincelles, un feu de joie, et c'est déjà fini. Cultivons-les envers et contre toute raison.
(À Manoué, qui se relève la nuit pour jouer des nocturnes)
dimanche 20 février 2022
Les mots qui fuient et les artistes qu'on fuit
Patrick Cohen : « Sauf si vous considérez que les étrangers ne sont pas des citoyens. »Éric Zemmour : « C'est exactement ce que je considère, cher Patrick Cohen, un étranger n'est jamais un citoyen français, c'est même la définition. »
Patrick Cohen : « Citoyen tout court. »
Éric Zemmour : « Non jamais. On ne peut pas être citoyen tout court. On est citoyen français ou citoyen albanais ou citoyen anglais. »
(France 5, 16 février 2022)
Il y a des mots qui fuient, comme une couche peut fuir (ou une vessie). "Citoyen" est l'un de ces mots. Sa substance le quitte peu à peu, comme l'urine quitte le prostatique, goutte à goutte, indépendamment de sa volonté propre. Sa substance s'est diffusée dans la mélasse des bons sentiments, par capillarité tire-au-cul. Citoyen, aujourd'hui, est un de ces mots dont les métastases les exténuent et les disséminent dans l'éther caoutchouteux du Bien. Les bienophiles ont ainsi excavé et dévitalisé beaucoup de mots, les ont rendu poreux, foireux, laissé exsangues. À ce rythme là, la langue ne sera bientôt plus qu'un immonde papier-buvard détrempé où tous les mots pueront, interchangeables, ampoules éteintes de la grande guirlande festive, du ténia lexical des PatrickCohen globalisés.
Cette maladie me dégoûte. Elle est l'une des choses qui me dégoutent le plus aujourd'hui, avec les artistes invités par Arnaud Laporte à France-Culture.
Mais au fond c'est la même chose. Ces hommes et ces femmes qu'on nous présente comme des artistes sont des artitiens-citoystes dont l'art fuit à toutes jambes. On voit bien que cet art emprunte tout à l'air du temps, qu'il n'existe pas sans cet incessant chantage démocratique. Ils ont le droit d'être des artistes, c'est cette increvable antienne qui pue du bec à chaque détour de leurs phrases. Le Droit est premier, pour l'artiste contemporain subventionné et docile. Ce sont des éjaculateurs précoces de l'émotion esthétique indexée sur le Social. Chaque perturbation émotionnelle inédite les persuade qu'ils passent l'un des hauts cols de la Création, ils se pensent seuls au monde, car ils n'ont pas pris le temps de le connaître, trop pressés qu'ils sont de se déclarer — comme un amant déclare sa flamme au Désir. Puisqu'ils affirment aimer l'art, celui-ci est leur débiteur, l'impérieuse règle démocratique en fait foi. Si un Arnaud Laporte n'en faisait pas incessamment la promotion, ils crieraient à l'injustice, à l'Erreur judiciaire qui n'a pas sa place dans le monde du Pourtoussisme, et tant pis si leur omniprésence tyrannique recouvre d'une épaisse burqa ceux qui ne marchent pas main dans la main avec le socialisme esthétique.
Ils sont en situation de thérapie, ça crève les yeux et les oreilles. Et nous, nous les auditeurs imposés (à tous les sens du mot), nous les spectateurs, nous qui écoutons France-Culture comme des crève-la-faim masochistes et désespérés, nous sommes les mécènes contraints de leur interminable traitement, et nous avons envie et besoin de cracher sur leur sale citoyenisme obscène et égalitaire.
J'écoute souvent la radio, c'est une vieille manie très tôt prise dont je ne parviendrai sans doute jamais à me défaire. Chez Frédéric Martel, à l'instant, où il est question de l'Exposition universelle de Dubaï (« connecter les esprits, construire le futur »), le spécialiste du Soft Power (en français dans le texte), dès qu'il s'agit de "musique", nous impose, à l'instar de tous les invités de son compère Laporte-est-grande-ouverte, son ignoble variété de troisième zone, comme s'il s'agissait d'un mets de roi. Ce n'est pas de leur faute : les Martel Frédéric et les Laporte Arnaud ne connaissent que ça, et quoi qu'ils en aient, finissent toujours par y revenir, comme le chien à la niche ou le mouflet au sein, après avoir fait semblant de s'intéresser à Mozart ou Verdi : leurs goûts profonds nous éclatent à la gueule comme des furoncles trop pressés. Et pourtant, ce sont eux, ces ploucs endimanchés arrogants, qu'on charge d'instruire le bas peuple qui paie sa redevance sans moufter. Ils me font penser à des amateurs d'opéra corsetés qui empuantiraient leurs loges de flatulences putrides au premier contre-ut. Au final, comme ils disent, ils sont parfaitement assortis à leurs artistes chéris. Comme ceux qui se sont précipités sur le vaccin, la tripe tremblante et la bouille clébarde, masqués de frais, ils sont les triple-dosés euphoriques de la Culture petitement remplacée.
vendredi 11 février 2022
Petit portrait en prose (22)
On l'appelait "le père tape-dur", mais en repensant à lui, une grande nostalgie m'envahit, ce soir, alors que les camions convergent vers Paris.
Le Père Berthoud était petit et sec, cassant, et devait approcher de l'âge de la retraite, s'il ne l'avait pas déjà dépassé. Nous étions en septembre, c'était le premier jour de classe de ma septième.
jeudi 3 février 2022
C'est le Covidlon !
À tous ces gens qui m'expliquent que la vaccination était impossible à éviter (pour voyager, pour travailler, pour étudier), je demande si la mort (la mort instantanée ou la mort différée) qui frappe beaucoup de ceux qui ne voulaient que travailler, étudier, voyager, est préférable à l'impossibilité de vivre normalement ?
Avec quoi ont-ils joué tranquillement, pour seulement se trouver du bon côté du corps social ? Avec la vie. — Alors qu'ils invoquaient la vie.
On peut toujours m'expliquer toutes les bonnes raisons de vouloir croire au discours des fous qui ont pour ambition de privatiser le naturel, mais ces raisons, je les connais par cœur, et ce sont des raisons de désespéré ou d'aliéné.
Je remarque que ceux qui désormais doivent vivre avec les pathologies (très prévisibles) induites par cette injection se mettent tous à entonner très docilement (et très "spontanément") le refrain du Covidlon, comme annoncé il y a déjà longtemps.
Celui qui est vivant après avoir joué à la roulette russe pense toujours qu'il a eu RAISON de jouer. Mais, jusqu'à présent, jouer à la roulette russe n'avait encore jamais été une obligation morale.
mercredi 2 février 2022
Intelligence avec l'ami
Vers qui se tourner, Mon Dieu, pour être entendu, pour avoir la plus petite chance d'être écouté, lu, compris ? Vers qui ? Nous vivons au fond d'une poubelle glacée, dans laquelle se battent le désespoir, le déshonneur et la médiocrité. Ils sont donc tous partis, ceux qui avaient encore une lueur d'intelligence avec l'ami ? Il ne reste plus personne avec qui parler ? Plus personne qui aime la musique et la beauté, la musique donc la beauté ? Quelle saloperie, la vie ! Quelle merveilleuse et irrespirable cochonnerie !
Un obèse s'est assis sur mon foie.
Je demande pardon aux deux ou trois amis qui échappent à ma condamnation. Ils savent, ceux-là, que je ne parle pas d'eux.
vendredi 21 janvier 2022
La Chose…
J'ai vécu.
Je ne suis que cette petite chose prise en photo et traînant dans un vieil album photo des années 50. Il ne restera que ça, de moi. Une petite poupée cajolée par son père et sa mère, dans un décor insignifiant. Deux petits carrés de papier conservés sous cellophane. Un bambin qui a vieilli, comme tout le monde, qui a pris part au jeu, qui a pris ce jeu au sérieux, et lui-même encore plus : Même ça, personne n'en saura rien. Les pages se referment plus vite qu'elles ne s'ouvrent, et ce ne sont pas ces quelques mots qui changeront quelque chose.
Avoir vécu. Vivre, au passé. Ce je ne retiendra rien, ce je n'empêchera pas l'effacement. Vivre ne peut pas se conjuguer au passé, sauf dans la littérature. Et la littérature m'évite. Elle et moi, nous ne nous aimons pas. Elle me rend bien mon mépris.
Dire je est déjà d'un ridicule achevé. Mais se prétendre vivant… Parler en imaginant que d'autres nous écoutent… Le père et la mère m'ont poussé dans la vie, ils m'ont installé dans le cadre, ils ont immortalisé la scène, puis se sont enfuis. On les comprend.
Je suis resté seul, barbotant dans un monde incompréhensible, un monde dont les habitants étaient si loin de moi que je n'ai pu les toucher que par accident, quand ils avaient le dos tourné. Je n'ai vu que leur fuite.
Est-ce que je suis ? Certainement pas. Je ne suis rien, je ne suis personne, je n'ai plus de profession, si tant est que j'en aie eu une un jour, je n'ai pas de famille (au sens où la famille est un milieu bien circonscrit duquel nous sommes dépendant, qui est dépendant de nous, qui nous soutient et nous aide), je n'ai pas de femme, et je n'ai que très peu d'amis. Je n'ai pas de projet(s), je n'ai pas de but, je n'ai pas de légitimité. Je ne possède pas de logement, non plus, ni d'actions en bourse, ni de "biens". J'achète mes fruits et mes légumes à trois kilomètres de chez moi, aux Halles bio de Vézénobres. Mon pain aussi. Je me balade entre la Payre et la Mayre.
Je frissonne. Quelque chose qui n'est pas la vie me traverse souvent. Ce néant qui me traverse est sans doute ma vérité, la seule que j'aie rencontrée.
Il est indécent d'être soi-même, dès qu'on entretient un commerce avec autrui. Ou plutôt la conscience d'être soi est indécente. Mais l'indécence n'est-elle pas tout ce qu'on aime en autrui ? J'aime les femmes indécentes dont la décence supérieure est innée.
« La littérature est là pour donner un supplément de jouissance, non de décence. »
Je rentre bredouille. Mes mains sont vides et mon cœur plein de vide. Je suis un chasseur exécrable. Il n'y aura rien dans l'assiette, ce soir, et la lumière me fuit. Rien que ce je, opaque, qui ne me lâche pas, s'impose et m'empêche d'apercevoir l'Être. La Chose insiste. J'ai sa voix dans l'oreille. Elle veut me persuader. J'ai envie de l'être !
J'ai été. / Elle est.
Je suis un cliché.
mardi 18 janvier 2022
Le Sein (1)
Je crois que j'ai enfin trouvé la réponse à une question qui me tracasse depuis quelques années. Pourquoi est-ce que je rêve si souvent d'Anne, pourquoi elle ? Sans doute parce que c'est la seule femme que j'aie vue très régulièrement allaiter son petit. Ah, Julien, si tu savais comme j'ai aimé les seins de ta mère ! Annie, ta grand-mère, quand elle me voyait chez vous, alors, disait à la cantonade : « C'est curieux, notre cher voisin arrive toujours au moment précis où Anne donne le sein à son fils ! » Je devais avoir un sixième sens. Qu'ils étaient ronds et pleins, lourds, à la fois glorieux et pathétiques, la peau tendue à craquer, l'aréole un peu distendue et pâle, avec un mamelon proéminent et cabossé, framboise adorable, fragile et arrogante, quand elle les sortait de son soutien-gorge avec cette fausse désinvolture un peu gauche qui sied si bien aux femmes qui deviennent mères comme elles tomberaient dans un ravin, les quatre fers en l'air. Sa main, alors, me semblait une émanation de la grâce divine — la grâce divine qui se confond un instant avec l'érotisme le plus fondamental, et donc le plus violent — qui savait doser avec une précision miraculeuse le geste avec lequel elle offrait le sein à notre regard autant qu'à la bouche du bébé. J'aimais aussi qu'elle me parle, la mère, tandis qu'elle se laissait téter la mamelle avec ce mélange d'indifférence et de plaisir ramolli qui les caractérise dans ces moments-là. Je te montre mes seins sans aucune difficulté, alors que si tu me l'avais demandé en une autre circonstance, j'aurais été obligée de te refuser ce plaisir avec une offuscation emphatique. J'ai déjà raconté souvent cette anecdote qui me ravit. Du temps que j'étais professeur au conservatoire, un collègue guitariste était allé trouver le professeur de flûte, nouvelle dans l'établissement, et lui avait tenu ce langage : « Bonjour Machine. Je suis guitariste de jazz et je ne pars jamais en vacances. Tu veux bien me montrer tes seins ? » Je jure que l'anecdote est authentique. Eh bien cette brave fille, qui avait paraît-il des seins magnifiques (il n'avait pas choisi au hasard), avait soulevé son pull-over blanc sans aucune difficulté, et avait rendu mon ami heureux sans discours. J'ai trouvé son geste merveilleux. V et Y me comprennent, j'en suis sûr, eux qui demandent facilement à leurs correspondantes de leur montrer leurs seins, souvent avec succès, d'ailleurs. Cette offrande, quand elle est faite joyeusement, est si agréable à recevoir (et à offrir, j'en suis sûr) et celles qui refusent n'en sortent pas grandies, à mes yeux.
Bref, j'ai longtemps rêvé des seins d'Anne. J'avais remarqué qu'ils étaient plantés un peu bas sur sa poitrine, ce qui les rendaient encore plus désirables, si c'est possible, je ne sais trop pourquoi, et j'avais gardé d'eux le souvenir que l'allaitement avait contribué à façonner dans mes visions savoureuses. Ils avaient en outre une qualité dont je ne me suis jamais lassé : ils bougeaient. Je veux dire que leur attache était souple. Quand Anne marchait, bien qu'elle n'eût pas des seins énormes, on les voyait remuer légèrement, et ce mouvement ample mais discret m'a toujours profondément troublé, et ému. Je n'aime pas les seins durs, qui me semblent contrevenir aux lois de la pesanteur avec une morgue que je réprouve. À ce propos, je dois révéler que j'ai peut-être été traumatisé par ma sœur aînée qui, un jour que je devais avoir une dizaine d'années, ou un peu moins, était entrée torse nu dans la chambre d'un de mes frères, où je me trouvais, en nous disant : « Vous avez vu, mes seins sont raides comme la justice ! » Sa fierté m'avait quelque peu rebuté — ou déçu.
La nuit où j'ai fait l'amour avec elle, je me suis aperçu que les seins d'Anne étaient bien différents de la figure que ma mémoire et mes fantasmes avaient inscrite en moi et j'ai été un peu déçu, car, s'ils étaient moins singuliers que je ne le pensais, ils étaient presque parfaits. J'ai bien senti, alors, qu'elle était heureuse de me montrer ses seins dans l'état qu'elle jugeait le meilleur, qu'elle avait en quelque sorte à cœur de rattraper mon impression première, qu'elle pensait injuste à son égard et à leur égard. Mais la perfection n'a jamais provoqué en moi les remous inexplicables que j'aime ressentir à la vue d'un corps qui ne peut se reposer sur la conviction de son idéal. C'est ailleurs, c'est bien ailleurs, que se trouve le secret et la jubilation des formes, j'en suis convaincu. Il n'est pour s'en convaincre que d'ouvrir la partition d'un chef-d'œuvre de l'histoire de la musique ou de lire de la poésie. Les maladresses et les petits désordres sont très souvent à l'origine des plus beaux et des plus intenses moments qu'il nous est donné d'éprouver, quand nous sommes face à quelque chose de grand, et Dieu sait que le corps d'une femme peut être grand !
(…)
samedi 15 janvier 2022
Un souvenir gênant
Je n'ai jamais raconté cette histoire parce qu'elle me fait honte. Elle se passe au début des années 80, alors que je venais de m'installer en Bourgogne, la Bourgogne du nord, dans une grande maison, en un minuscule village nommé Planay. J'y étais seul, dans cette maison, seul avec mon chat et mon piano. J'y suis resté cinq années, et je crois bien que ces cinq années furent les plus heureuses de ma vie. Je prenais le train une fois par semaine pour aller donner mes cours de piano au conservatoire, à Paris, où je restais deux jours. Nous avions eu la chance incroyable d'avoir un des tout premiers TGV de France, qui, à peu près inexplicablement, s'arrêtait à Montbard, ce qui mettait la Capitale à une grosse heure de mon village, alors que celui-ci se situait à deux cent-cinquante kilomètres de Paris. À cette époque j'étais avec une femme dont j'étais encore très amoureux, mais elle avait refusé de me suivre au fin fond de la campagne française. Elle venait parfois m'y rejoindre, cependant, mais ne restait jamais plus de quelques jours. Et moi, cette vie partagée entre Paris, la femme, la vie sociale, et la solitude bourguignonne, m'allait très bien. Comme je l'ai dit plus haut, c'est par le train que je me rendais à Paris, mais je devais encore prendre ma voiture, une Opel Rekord qu'un de mes oncles corses m'avait légué, pour me rendre à la gare, située à vingt kilomètres de chez moi. J'aimais beaucoup cette auto, qui me donnait l'impression de rouler "en américaine". Un de mes grands plaisirs, alors, était de circuler dans la campagne bourguignonne, à l'automne, fenêtres ouvertes, en compagnie des quatuors de Beethoven (surtout ceux de l'opus 59) diffusés à plein volume. J'ai eu très peu de visiteurs, durant ces cinq années de rêve. Barbara King, une pianiste de jazz américaine, mon maître Alsina et sa femme Alicia, Christine, la femme dont je parle plus haut, et sa fille, une ex petite amie de mes vingt ans, Catherine, ma mère et l'un de mes frères, Françoise, celle qui m'avait vendu la maison (qui avait bien connu les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo, Hara-Kiri et la Gueule ouverte, qui y avaient passé beaucoup de week-ends), c'est à peu près tout. Une fois, pourtant, j'ai pris la voiture pour aller à Paris. Là-bas se trouvant un de mes meilleurs amis et la meilleure amie de mon amie, qui tous deux habitaient dans le sud, il avait été décidé qu'ils feraient étape chez moi avant de poursuivre leur chemin vers leurs domiciles respectifs, Montélimar dans la Drôme et Domazan dans le Gard. Nous ferions donc le voyage de retour tous les trois. En voiture.
Ici, il faut entendre la musique de Scriabine, ses accords magiques suspendus et désarticulés, son attente incertaine, sa pâleur fiévreuse, son éparpillement foudroyé. Nous étions heureux, tous les trois, sur la route. André était devant, à mes côtés, Michèle derrière, qui se penchait par-dessus le siège pour nous parler (j'aimais plaire à Michèle (je me souviens d'elle, à Annecy, qui m'avait dit, en parlant de Christine, qu'elle avait bien raison de montrer ses seins, qui étaient jolis, alors que moi je faisais semblant de désirer qu'elle les montre un peu moins)). Enfin, moi j'étais heureux, en tout cas. Pour une fois, je ne rentrais pas seul, pour une fois je n'arriverai pas seul dans la maison glacée, pour une fois on m'aiderait à rallumer le feu, on se tiendrait chaud, on parlerait jusque tard dans la nuit, et le petit déjeuner, le lendemain matin, serait joyeux. Il y avait dans la voiture une exaltation tranquille et une chaleur qui me portaient. La route était belle, dans la nuit tombée. Nous n'étions pas pressés.
Et c'est là que je me suis entendu dire à mes deux compagnons cette chose dont encore aujourd'hui j'ai honte. Je m'adressais plus directement au garçon, en le prenant à partie, mais en réalité mon discours s'adressait surtout à Michèle, dont, peut-être, j'imaginais qu'elle allait répéter mes mots à Christine. « Ah, si tu savais, André, comme c'est agréable d'avoir une sécurité sexuelle, comme c'est bon de ne pas se demander tous les trois jours de qui l'on est amoureux, qui l'on désire ! » Bien entendu, c'est de moi que je parlais, car à l'époque j'étais amoureux tous les trois jours, et je voulais ainsi montrer que ma nouvelle stabilité amoureuse me plongeait dans un bonheur enviable à tout point de vue. Mais je n'étais pas dupe, et je savais pertinemment que cette stabilité amoureuse, j'aurais aimé que Christine la ressente au même degré, que je puisse enfin être un peu tranquille ! J'étais en train de faire tranquillement l'apologie de la fidélité benoite et casanière, du "ça-me-suffit" petit-bourgeois que nous avions tant raillé et méprisé jusque là.
Au moment-même où ces quelques mots sont sortis de ma bouche, le rouge m'est monté au front (heureusement, il faisait noir). C'est surtout le ton de crétin avec lequel j'avais proféré ces paroles que je trouvais humiliant. J'étais satisfait. Confit et ridicule. Pitoyable. J'aurais voulu disparaître. Je ne sais plus du tout de quoi nous avons discuté ensuite, mais la fin du voyage en a été gâchée, même si, très charitablement, mes deux amis ont fait semblant de n'avoir rien entendu, ou peut-être de ne pas me prendre au sérieux. J'avais vingt-cinq ans, et mon rêve dans la vie était d'être tranquille — sexuellement tranquille ! Je voulais être serein. Je voulais être peinard. J'avais les études de Chopin en tête, et ne voulais pas être dérangé par des histoires de cul ! Pauvre couillon… La sérénité, il me faudrait encore trente ans, avant de comprendre de quoi il était question. L'amour aussi.
Quelques années après, j'ai accompagné une soprano dans le célèbre Abendempfindung, de Mozart. On traduit souvent ce titre littéralement, par "sentiment du soir". Mais en français, le "sentiment du soir" porte un nom, c'est le serein. Et ce serein n'est pas si serein. Il est mouillé, il est humide, il est froid, on peut attraper la mort. J'ai toujours pensé, non, j'ai toujours senti, plutôt, que le crépuscule était le moment de la journée où l'on pouvait passer insensiblement dans l'autre monde, dans un autre monde que le monde visible et familier que nous nous racontons sans cesse : c'est un seuil. Comme toujours chez Mozart, les larmes sont proches de la joie, on ne sait pas exactement ce que l'on ressent, on ne sait pas si l'on doit avoir peur ou être confiant, si l'on doit avoir le cœur dilaté ou oppressé. Cette belle sérénité, qui semble si désirable, ne me fait pas envie, je l'avoue. Je préfère souffrir d'amour, je préfère perdre que gagner. Je préfère laisser la sérénité à ceux qui ne savent pas aimer — qui sont presque toujours ceux qui vous prodiguent des leçons sur l'amour et l'existence. Bien entendu, la sérénité, la vraie sérénité, la sérénité profonde, est le but ultime d'une vie, mais, un peu comme l'authenticité, tant qu'on n'a pas atteint ce niveau-là, tant qu'on n'est pas arrivé à leur terme, ces états ou ces qualités ne sont que des signes de mort cérébrale ou de radinerie spirituelle. La plupart de ceux qui nous parlent de sérénité ne sont, comme je l'étais, en voiture, avec mes amis, que des trouillards. Et, dans ces moments-là, je préfère écouter Granados ou Albeniz, je préfère mordre que sourire, je préfère pleurer que bailler.
Je t'aime
Je vais passer pour le dernier des imbéciles, mais je ne peux pas envisager la vie sans amour. Et je ne parle évidemment pas d'un amour universel et éthéré qui étendrait son empire à l'humanité entière. Non, j'ai besoin d'aimer, et d'aimer une femme, de l'aimer tendrement et de l'aimer sexuellement. C'est sans doute complètement débile, surtout à mon âge.
Il fait froid. Je pourrais finir ma vie en regardant de vieux films pornographiques des années 60 et 70. Sur XHamster, on peut en voir autant qu'on veut, c'est agréable. Il y avait une telle joie de vivre, une telle douceur, même, dans ces années-là… Quand on retombe sur ces images, on en croit à peine ses yeux. Où sont passées cette joie de vivre et cette douceur — et même cette tendresse, oui, on peut le dire ? Tout à heure, je suis resté quelques instants à regarder les visages de ces actrices, un peu au hasard. Quelle nostalgie est montée en moi ! Je n'ai pas seulement regardé leurs visages, mais leurs visages m'ont beaucoup touché, je dis la vérité.
Si l'on écrit au raz de la ponctualité, on prend le risque de ne pas être compris, mais si on est compris, on l'est complètement, car on rencontre des survivants de la vérité. Il faut prendre ce risque, quitte à ne pas être entendu. Pour ne pas être en retard sur la réalité, il ne faut surtout pas être de son époque, qui, elle, est toujours en retard, il faut plonger dans le passé et s'y cramponner ferme. De la neige à Montmartre en 1945, une boulangerie, cinq ou six personnes dans la rue, ils vaquent à leurs occupations, ne s'occupent pas du photographe, que peut-être ils n'ont pas vu. Il fait froid…
Ces filles sont vieilles aujourd'hui, peut-être sont-elles mortes. On les a aimées, on leur a fait l'amour, elles ont marché dans les rues de Paris, en hiver, au printemps, en manteau, en mini-jupes, elles ont été blondes, elles ont été brunes, puis elles ont perdu leurs cheveux, elles ont eu des cancers, des enfants, des maris et des amants, des ennuis, des souvenirs, et des joies aussi, et même des petits-enfants. J'espère qu'elles ne connaissent pas ce temps, le temps où j'écris ces mots, ou, si elles le connaissent, j'espère qu'elles ont tout oublié, et qu'ainsi elles ne souffrent pas, ou pas trop. Je voudrais les prendre dans mes bras, je voudrais leur dire que je suis comme elles, que je les ai connues quand elles étaient fraîches, joyeuses, insouciantes, et que même si elles ne se souviennent pas de moi, j'étais là à les regarder, à les aimer, à les attendre dans un bistrot ou à la gare de Lyon. J'entends encore les carillons des boulangeries où nous allions, je sens encore les odeurs des pharmacies, celles du métro, celles de leurs corps souples et tendres. Je les emmène avec moi, je les couche près de moi, je les écoute raconter ce qu'elles ont envie de raconter, peu importe quoi, je pense à leurs jambes nues, à leur joues, à leurs cheveux défaits sur l'oreiller, à leurs yeux trop maquillés, à leur rire. Je me suis réchauffé contre leur ventre et j'ai pleuré avec elles. Il fait froid. Il y a de la neige à Montmartre, il y avait de la neige rue Joseph de Maistre, en 1979, et je regardais les fenêtres éclairées de l'appartement. Christine y était avec Hans. Et moi je restais là, dans la rue, en face de l'hôpital Bretonneau, dans le froid. C'était ainsi. Les yeux me sortent des orbites. La vie est passée par là, elle est passée dans ces rues, elle est passée par moi, par elles, nous ne nous sommes pas toujours connus, mais ce soir je suis avec elles et c'est encore mieux que si j'avais connu chacune d'entre elles. Pour la sérénité, on verra ça en enfer.
dimanche 2 janvier 2022
Épiphanie
Une fois n'est pas coutume, je publie aujourd'hui un texte qui n'est pas de moi, mais d'un de nos grands astrophysiciens, Jean-Pierre Luminet.
« Les douze jours dans lesquels nous sommes, qui s'insèrent, dans le calendrier chrétien du moins, entre Noël et l'Épiphanie, soit entre le 25 décembre et le 6 janvier, n’ont été définis qu’en 567 par le concile de Tours. Mais cette période, nichée au cœur de la nuit hivernale tandis que le monde est figé dans le froid et l'obscurité (dans l’hémisphère nord seulement), n'est pas propre au christianisme, qui comme toute religion ou toute idéologie a tendance à se réapproprier l’histoire : on en retrouve la trace aussi bien dans l'ancienne Mésopotamie qu'en Chine ou dans l'Inde védique. Sur le plan astronomique, indépendant de toute doctrine, ces 12 jours représentent le hiatus entre le calendrier solaire de 365 jours et le calendrier lunaire de 12 mois de 29 jours et demi chacun. Ils correspondent alors au rattrapage nécessaire, à une période effectivement hors calendrier, entre deux temps, permettant tous les ans de retomber "juste". Il en résulte une sorte de passage à vide, une période de béance, un temps d'incertitude soumis à tous les dangers, un moment qui met en communication le mondes des vivants et celui des morts. Le réveillon à minuit est d’ailleurs, dans certains pays, un repas offert aux morts.
« Ces 12 jours et 12 nuits échappent à la durée profane en attendant que le temps reprenne son cours normal. Ce statut hors de l'année conférait à cette période une nature divinatoire : l'an qui venait y était en germe, et dans certaines traditions il était possible de prévoir ce que seraient les 12 mois à venir, le temps qu'il ferait à tel ou tel moment, ou le succès des diverses récoltes. Mais plus que d’annoncer l’avenir, il s’agissait de "créer" l'année nouvelle, de la construire, de décider ce qu'elle serait : c’était le moment où les autorités programmaient les actions politiques ou militaires. On voit que rien n’a changé en 2021 avec les annonces gouvernementales.
« Mais il n'est pas de re-création qui ne s'exerce à partir du chaos, du retour à l'unité indifférenciée. C'est ainsi qu'il faut considérer les charivaris et toutes ces "fêtes des fous" qui, dans cette période, bouleversaient jadis les conventions et l'ordre social, et que l'Église a choisi de condamner au XVe siècle. Dans la Rome antique, les Saturnales prônaient déjà, du 17 au 24 décembre, l'inversion : l'esclave se faisait servir par le maître, le roi s'inclinait devant l'enfant pauvre ... Les fêtes des fous étaient coutumières. Outre les fous, le Moyen Âge occidental fêtait successivement l'âne le 25 décembre (jour de Noël, où l'on honorait l'humble âne de la crèche), les sous-diacres et le petit clergé le 26 décembre (jour de la Saint-Étienne, historiquement le premier des diacres), et les enfants le 28 décembre (jour des Saint-Innocents). C'était à chaque fois l'occasion de bouleverser les préséances, de faire porter à l'animal des habits sacerdotaux, de donner raison au fou, d'introniser l'enfant, d'élire l'évêque ou le roi d'un jour qui régnait sans conteste, comme celui de la fève dans la galette (pensez-y cette année et parlez-en à vos enfants avant de leur mettre la couronne). Il s'agissait, pour les plus humbles et les plus démunis, de passer au premier rang, et, au moins une fois l'an et dans la plus grande licence, de prendre le pas sur les autorités légitimes … Les plus fous furent peut-être les représentants de la Révolution française, qui cherchèrent à abolir ce qui persistait de ces pratiques sous le prétexte qu'il n'y avait plus de roi… De la "culture de l’annulation" avant la lettre !
« Mais revenons à l’Épiphanie. Pour la plupart d’entre nous (enfin, j’espère), au-delà de la galette des rois ludiquement partagée avec les enfants, c’est la fête chrétienne qui célèbre la visite et l'hommage de trois rois mages au présumé Messie incarné dans le monde. Elle a lieu le 6 janvier. Cette date a été choisie au IVe siècle par le Père de l'Église Épiphane de Salamine, pourfendeur obsessionnel de toute forme d’hérésie, aujourd’hui considéré comme piètre théologien et mauvais écrivain, bien que béatifié puis sanctifié par une Église rarement regardante dans ses choix. Dans son "Panaron", Épiphane voulait replacer la date de naissance de Jésus proche de l’ancienne fête païenne du solstice d’hiver, alors que certains exégètes jugés hérétiques la plaçaient au printemps ou l’été. L’Évangile de saint Luc indique par exemple qu’à l’époque de la Nativité les bergers, dans la région de Bethléem, vivaient aux champs et y gardaient leurs troupeaux durant la nuit, ce qui suggère que l’événement ait eu lieu pendant l’été. Si tant est, bien sûr, que l’événement ait bien eu lieu et que le personnage de Jésus tel que l’a construit l’exégèse chrétienne ait réellement existé, ce qui est largement débattu sur le plan historique (j’espère ne pas choquer les croyants en mentionnant ce fait).
« Le vrai sens de l'épiphanie est ailleurs, il est plus ancien et plus général. Le terme grec epiphaneia (manifestation, apparition soudaine) désigne la compréhension subite de l’essence ou de la signification de quelque chose. Le terme est utilisé dans un sens philosophique pour signifier qu’une personne ou un groupe de personnes, par une nouvelle information ou expérience éventuellement insignifiante en elle-même, est illuminée de façon fondamentale sur l’ensemble de sa conception du monde et de la vie.
« Cette épiphanie d’un peuple majoritairement plongé dans les ténèbres d’un pouvoir pernicieux et pervers est tout ce que j’appelle de mes vœux pour ce 6 janvier 2022, où démarrent précisément les pires et plus délirantes restrictions de liberté et de pensée que notre pays ait jamais connues. La France termine 2021 avec le record du monde de contaminations — en très large proportion non pathogènes — et un taux de vaccination parmi les plus élevés (source : John Hopkins University, Jan 1, 2022). »
vendredi 31 décembre 2021
Voici l'heure
On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. Saigō Takamori eut la tête tranchée le vingt-quatrième jour du neuvième mois de l'année 1877 de l'ère Meiji, sur la colline Shiroyama, tout près du lieu qu'on appelle Kagoshima. Voici l'heure du soir qu'aime P.-J. Toulet. Il parle au seuil de ce livre car il est le dernier à connaître les cérémonies. C'est la lame d'un sabre parfaitement courbé sur toute sa longueur qui lui tranche la tête. Voici l'horizon qui se défait — un grand nuage d'ivoire au couchant et, du zénith au sol, le ciel crépusculaire, la solitude immense… Il parle aussi, comme toujours, pour tromper. La tête ne se détache pas aussitôt du reste du corps. Il a les ongles des pieds et des mains parfaitement coupés. À l'entrée de la maison, une guillotine et une télévision éteinte, et la rumeur de l'océan. Voici l'heure du poète qui distille la vie dans son cœur.
Il entend la sonnerie du téléphone. Il regarde monter la nuit, comme toujours ponctuelle. Il a encore la tête sur les épaules. C'est une cérémonie, de vivre. Sur le sol détrempé par la guerre, les traces de son sang ressemblent à des idéogrammes tracés à l'encre rouge. Déjà le boulevard déferle et resplendit. Voici l'heure du poète qui distille la vie dans son cœur, pour en extraire l'essence secrète, embaumée, empoisonnée. L'héritage des sentiments le guidera toujours. Il n'y a rien d'autre au monde à voir que la vie dans son cœur.
Le temps fera revenir les sentiments dans la ronde, le temps n'empêchera pas la tête de tomber au sol, car la justice n'est pas l'égalité.
Il entend la sonnerie du téléphone, comme dans un rêve. On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. Il regarde monter la nuit, la tête encore sur les épaules. Voici l'heure de la cérémonie, dans son cœur, qui trace des idéogrammes de sang : essence secrète et empoisonnée. La solitude immense du moment présent, détaché de tous les autres. Poème. Rien n'est égal à rien.
jeudi 30 décembre 2021
Notations (3)
Ce qui m'étonne le plus, depuis quelques semaines, c'est de voir que certains arrivent à parler de « la pandémie » sans s'étouffer de rire.
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Les hypocondriaques représentaient grosso modo 15% de la population ; désormais, ils sont 85% (en quelques mois, on a appris au peuple français à être fièrement hypocondriaque — c'était très nécessaire aux profits de quelques uns). Quand l'État veut être pédagogue, il le peut.
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Il est à peu près constant que les admirations de nos admirateurs sont terriblement déprimantes.
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Les gens sont d'un optimisme extraordinaire ! Ils continuent à vivre, alors que leurs chances de survie au terrible virus ne sont que 99,98%. Jamais je ne les aurais cru capables de tant de foi et de courage.
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L'une a trop de cheveux, l'autre pas assez. Elles se partagent le clavier, comme deux petites vieilles qui vont faire leurs courses ensemble. Mais c'est Mozart, et pas des poireaux, qu'elles rapportent dans leur cabas.
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Il y avait déjà un moment que les Bouffons avaient pris le pouvoir, nous le sentions bien, mais c'est grâce au Covidisme que nous en avons eu la preuve.
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Il n'est jamais trop tard pour désapprendre à jouer du piano.
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Je me demande bien ce qu'on attend pour inscrire l'obligation du port du masque dans la Constitution !
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Les goûts musicaux ne laissent rien dans l'ombre. Ils éclairent ceux que nous lisons d'une lumière impitoyable.
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Internet est la forme que les modernes ont imaginée pour se substituer au Tombeau, infréquentable car trop silencieux. La mort était trop étrangère et trop profonde pour ceux dont l'horizon mental ne dépasse pas quelques heures et quelques fugitives affections.
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Les bonnes raisons que nous avons d'écrire sont certainement les pires de toutes.
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J'aimerais savoir écrire comme Clara Haskil joue du piano.
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Tout ce que je réussis me pousse vers le précipice.
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La liste de nos désaccords est si longue que son commencement ne peut que se situer avant ma naissance.
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On peut se fâcher avec tout le monde, sauf avec Georges Bizet.
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Quel dommage que Liszt n'ait pas été mon ami, sur Facebook. Je lui aurais donné quelques conseils sur l'harmonie.
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Je crois vraiment que mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de "déciter" — je veux dire de prendre la phrase d'un autre pour la re-produire mal, comme si je l'avais mal-entendue.
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Il faut toujours demander conseil mais jamais n'en tenir compte.
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Quand j'écoute le début de la Messe en si de Bach, j'ai l'impression de naître, mais cette naissance me semble si proche de la mort que je dois faire un effort pour continuer à écouter, comme si cette musique aspirait tout le superflu de la vie, la vie même, le temps, l'être-là.
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J'aurais pu avoir le nez de Lipatti et la cravate de Picasso, je n'en aurais pas été moins damné.
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Il nous faudrait quatre ou cinq vies, mais si nous les avions, nous n'en ferions rien. Il faudrait que nous soyons riches pour être heureux, mais si nous l'étions, nous ne saurions pas l'être. Pour réussir sa vie, il vaut mieux ne pas vivre.
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L'amour non contrarié n'existe pas.
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Il y a tellement de choses que je ne comprends pas, sur Twitter, que j'ai l'impression d'être dans le monde réel.
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Il y a ce mot ("ordures"), que je trouve bien commode, car il désigne à la fois ce qu'on mange et ceux qui nous font manger ce qu'on mange.
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Tout compte fait, je m'aperçois que je regarde plus de recettes de cuisine que de vidéos pornographiques, sur Internet.
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V. m'apprend avec beaucoup de charité que j'ai raté ma vie. Je le savais déjà, mais on n'est jamais trop sûr d'avoir raison.
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S'il n'y avait pas eu les filles, j'aurais consacré ma vie au contrepoint, c'est certain.
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Je suis un bon à rien, la chose est entendue. Même moi je l'entends. La rumeur vient de la pièce qui se joue à côté de la mienne.
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Il est tellement agréable de ne pas se souvenir de ce qu'on pense de soi qu'on serait prêt à aimer son prochain plutôt que de recouvrer la mémoire.
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Tous, nous voudrions que l'amour soit une chose simple, univoque, sans contradiction, mais ce n'est pas le cas, bien sûr, sauf quand, comme Tristan et Isolde, on a bu un philtre qui nous débarrasse de l'encombrant nous-même.
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Jamais l'impuissance ne s'était aussi bien portée. Chaque jour, on nous enlève une fonction, une liberté, une prérogative, un désir, et la masse applaudit, soulagée. L'hémiplégie sera bientôt considérée comme le summum de l'autonomie.
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Il faut relever et se relever. Écrire, c'est relever ce qui est tombé, ce sur quoi nous marchons sans même y prêter attention. Il faut relever pour ne pas tomber en même temps que ce qui en nous tombe et fait le lit de notre tombe.
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Nous aimons bien être cons, à certains moments. Ça nous donne l'air plus humain.
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La crainte du public féminin est sans doute la plus grande qui soit, parmi les frayeurs de celui qui écrit.
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Il y a des phrases qui gagnent à être séparées du texte qui les a vu naître, et d'autres, au contraire, qui perdent tout éclat, une fois extraites de leur gangue.
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La seule vraie fidélité, c'est l'indispensable trahison que l'on se doit à soi-même.
lundi 27 décembre 2021
dimanche 26 décembre 2021
La vie récusée mène (aussi) à la poésie
« Lorsque Soljenitsyne chassé de Russie s’installe en Suisse et découvre l’Occident, il affirme qu’il ne voit pas là des sociétés tellement désirables : il voit le mensonge ici aussi, sous forme du "politiquement correct", et toutes sortes d’autres ressemblances avec la société communiste. »*
L'obligation du mensonge, dont parle Soljenitsyne, a quelque chose de fascinant. Il n'existe aucune obligation — et c'est précisément cela qui est extraordinaire — mais tout se passe comme si le mensonge s'imposait à tous comme la seule manière possible de rester en vie. Nous sommes aujourd'hui les témoins horrifiés et incrédules du même phénomène, alors que notre société est semble-t-il très différente de la société soviétique. Le mensonge induit le mensonge. Le mensonge crée deux types de mensonge parallèles et complémentaires : le mensonge par adhésion au mensonge, pour avoir la paix, pour vivre comme les autres, et le mensonge renversé, ce qu'on pourrait appeler le mensonge parodique, le contre-mensonge, le mensonge qui crée, par-delà la vie mensongère, une contre-vie, une vie inversée, un espace où il est encore possible de respirer à petit feu, en se réchauffant au souvenir de la vraie vie, le mensonge ironique, en quelque sorte : on ment pour rire du Mensonge qui nous empêche de rire. Cette contre-vie annule le Mensonge obligatoire par un mensonge symétrique, de polarité inverse, c'est du moins ce qu'espèrent ceux qui se sont engagés dans cette voie. Il n'y a pas de troisième voie. Le Mensonge majuscule ou le mensonge minuscule ; le mensonge positif ou le mensonge négatif. C'est la seule alternative. Il semble que nous n'ayons pas le choix.
La main manque. Le geste manque, et la parole ; ou plutôt, il faut, ils faillent. La pensée même semble nous quitter, ne plus nous appartenir. Ce n'est pas notre pensée, c'est celle de l'Autre, que nous devons enjamber pour arriver à penser encore. Elle est toujours dans nos pattes, elle nous fait trébucher, elle nous prive de mots, et, souvent, nous ne savons plus la distinguer de la nôtre, car elle a substitué ses mots aux nôtres. Cette épreuve schizophrénique est l'une des plus douloureuses que puisse connaître un homme. La pensée doxique et toxique nous poursuit jusque dans nos songes, ne nous laisse jamais en repos, même dans le ricanement. Si nous pensons comme l'on doit penser, nous nous dévaluons nous-même, et si nous pensons contre la pensée obligatoire, nous avons le sentiment d'être la caricature de nous-même, nous nous sentons pris au piège de la réaction. Il semble impossible de trouver sa propre liberté, sa voie singulière, dans cette tenaille diabolique. Nous sommes pris au piège de nous-même, et c'est tout le génie de cette machinerie, qui nous dépossède de notre singularité. On nous a remplacé par une copie inversée de nous-même. C'est ce qui conduit à la folie et/ou aux benzodiazépines : là non plus, l'alternative n'est guère réjouissante. La vie récusée nous empoisonne au sens propre et au sens figuré.
Jadis, on mettait face à face occident et orient, yin et yang, homme et femme, jeune et vieux, bruit et silence, Bien et Mal, liberté et tyrannie, bienfaiteurs et malfaiteurs. Ces vieilles oppositions sont dépassées : l'occident a dépassé l'Union soviétique, et de très loin, qui n'aura été que l'ébauche maladroite d'un totalitarisme bien plus global, bien plus profond, et bien moins visible. Quand nous voulons le désigner, nous nous apercevons que notre main n'a plus d'index. Il y a du mal dans le bien et du bien dans le mal, il y a de la liberté dans la contrainte, et la liberté s'est retournée contre elle-même, s'est dévorée elle-même, ne laissant qu'un petit tas de cendres froides aux consommateurs insatiables désormais incapables de faire la différence entre le vrai et le faux, car ils sont interchangeables à merci, remplaçables à l'infini. Le paradoxe s'est auto-digéré, et personne ne semble s'en apercevoir. Je vais vous dire la cruelle vérité : si vous parvenez à respirer normalement, c'est que vous êtes perdus.
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J'en connais tout de même qui échappent à ce dilemme. Ce sont les poètes. Ils sont si peu nombreux qu'on peut les compter (pour ma part, j'en ai rencontré deux, dans ma vie) mais ils existent pourtant. Je ne connais pas leur secret et je les jalouse. Autrefois, la poésie servait à embellir le monde ; aujourd'hui elle permet de se sauver du monde : c'est une issue secrète, une porte dérobée. Loués soient les poètes — même s'ils ne nous permettent jamais de les rejoindre, ils nous montrent la voie. Il n'est guère étonnant que la poésie soit l'art le moins aimé et le moins pratiqué aujourd'hui. La poésie se cache, comme la vérité.
(*) Chantal Delsol — conférence pour le centenaire de Soljenitsyne