La meilleure manière d'être parfaitement seul est encore d'aimer la musique.
Je ne veux pas du tout dire par là que la musique rend la solitude agréable, ou même seulement aménageable, mais au contraire qu'elle la rend absolue et irrémédiable. Quiconque ne se sent pas mortellement seul en écoutant de la musique ne l'entend tout simplement pas, n'est pas à son contact, ne l'a pas encore rencontrée.
[Tout est bon pour ne pas penser au texte que j'ai perdu hier. Peut-être que ne pas y penser est la seule manière de le faire revenir sous mes doigts.]
La littérature isole du moment présent, bien sûr, mais elle permet souvent de tisser des liens avec ses semblables. On peut parler de littérature, on peut se retrouver dans des récits, des descriptions, des styles, même, avec d'autres que soi. On peut partager des phrases, des idées, des souvenirs, des expériences. L'art musical, lui, vous renvoie sans ménagement à vous-même, à vos manques, à votre faiblesse, à votre solitude, à votre absence. Il n'a aucune vertu thérapeutique, encore moins sociale. Il vous précipite dans l'être, et l'être ne se lie avec rien d'autre que Dieu. C'est un test imparable : si ce que vous appelez musique crée du lien, c'est qu'il ne s'agit pas de musique.
La musique nous isole radicalement, c'est une évidence, pour qui la connaît un peu. Les concerts ont été inventés afin qu'on ignore la vertu dont je parle. Ils créent l'illusion du "cum", de l'avec. Un concert réussi est un concert raté : c'est celui dans lequel l'auditeur est seul non pas avec l'interprète, mais seul avec la musique, donc seul avec cette chose qui n'existe pas, quelque chose dont la réalité fuit au fur et à mesure qu'elle entre en nous. Dès la dernière note jouée, tout a disparu : il ne reste rien, dans la salle, que les spectateurs d'un mirage. Plus la présence de la musique a été forte, plus son absence est puissante, plus elle creuse en nous un vide qui ne peut être comblé. « Y a qu'la vérité qui compte » comme on dit à la télé. Il n'y a que la musique qui nous fait comprendre ce que c'est que d'être au monde. Cette vérité était bien trop insupportable pour qu'on ne résiste pas à l'envie de faire des concerts.
Dans ces conditions, on comprendra que la musique est un art à fuir absolument. Vous qui voulez vivre, vous qui voulez être heureux, entourés de vos semblables, écoutez donc des chansons, de la pop, du rock, du rap, voire de l'opéra ou du piano, allez au concert, mais fuyez absolument la musique.
[« Ce que les autres n’aiment pas en nous est, malheureusement, la seule chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher pour nous sauver, éventuellement. »]
La musique est la substance qui se défait à l'instant même où elle advient, qui disparaît en paraissant. C'est le temps rendu audible.