dimanche 26 décembre 2021

La vie récusée mène (aussi) à la poésie


« Lorsque Soljenitsyne chassé de Russie s’installe en Suisse et découvre l’Occident, il affirme qu’il ne voit pas là des sociétés tellement désirables : il voit le mensonge ici aussi, sous forme du "politiquement correct", et toutes sortes d’autres ressemblances avec la société communiste. »*


L'obligation du mensonge, dont parle Soljenitsyne, a quelque chose de fascinant. Il n'existe aucune obligation — et c'est précisément cela qui est extraordinaire — mais tout se passe comme si le mensonge s'imposait à tous comme la seule manière possible de rester en vie. Nous sommes aujourd'hui les témoins horrifiés et incrédules du même phénomène, alors que notre société est semble-t-il très différente de la société soviétique. Le mensonge induit le mensonge. Le mensonge crée deux types de mensonge parallèles et complémentaires : le mensonge par adhésion au mensonge, pour avoir la paix, pour vivre comme les autres, et le mensonge renversé, ce qu'on pourrait appeler le mensonge parodique, le contre-mensonge, le mensonge qui crée, par-delà la vie mensongère, une contre-vie, une vie inversée, un espace où il est encore possible de respirer à petit feu, en se réchauffant au souvenir de la vraie vie, le mensonge ironique, en quelque sorte : on ment pour rire du Mensonge qui nous empêche de rire. Cette contre-vie annule le Mensonge obligatoire par un mensonge symétrique, de polarité inverse, c'est du moins ce qu'espèrent ceux qui se sont engagés dans cette voie. Il n'y a pas de troisième voie. Le Mensonge majuscule ou le mensonge minuscule ; le mensonge positif ou le mensonge négatif. C'est la seule alternative. Il semble que nous n'ayons pas le choix. 

La main manque. Le geste manque, et la parole ; ou plutôt, il faut, ils faillent. La pensée même semble nous quitter, ne plus nous appartenir. Ce n'est pas notre pensée, c'est celle de l'Autre, que nous devons enjamber pour arriver à penser encore. Elle est toujours dans nos pattes, elle nous fait trébucher, elle nous prive de mots, et, souvent, nous ne savons plus la distinguer de la nôtre, car elle a substitué ses mots aux nôtres. Cette épreuve schizophrénique est l'une des plus douloureuses que puisse connaître un homme. La pensée doxique et toxique nous poursuit jusque dans nos songes, ne nous laisse jamais en repos, même dans le ricanement. Si nous pensons comme l'on doit penser, nous nous dévaluons nous-même, et si nous pensons contre la pensée obligatoire, nous avons le sentiment d'être la caricature de nous-même, nous nous sentons pris au piège de la réaction. Il semble impossible de trouver sa propre liberté, sa voie singulière, dans cette tenaille diabolique. Nous sommes pris au piège de nous-même, et c'est tout le génie de cette machinerie, qui nous dépossède de notre singularité. On nous a remplacé par une copie inversée de nous-même. C'est ce qui conduit à la folie et/ou aux benzodiazépines : là non plus, l'alternative n'est guère réjouissante. La vie récusée nous empoisonne au sens propre et au sens figuré.

Jadis, on mettait face à face occident et orient, yin et yang, homme et femme, jeune et vieux, bruit et silence, Bien et Mal, liberté et tyrannie, bienfaiteurs et malfaiteurs. Ces vieilles oppositions sont dépassées : l'occident a dépassé l'Union soviétique, et de très loin, qui n'aura été que l'ébauche maladroite d'un totalitarisme bien plus global, bien plus profond, et bien moins visible. Quand nous voulons le désigner, nous nous apercevons que notre main n'a plus d'index. Il y a du mal dans le bien et du bien dans le mal, il y a de la liberté dans la contrainte, et la liberté s'est retournée contre elle-même, s'est dévorée elle-même, ne laissant qu'un petit tas de cendres froides aux consommateurs insatiables désormais incapables de faire la différence entre le vrai et le faux, car ils sont interchangeables à merci, remplaçables à l'infini. Le paradoxe s'est auto-digéré, et personne ne semble s'en apercevoir. Je vais vous dire la cruelle vérité : si vous parvenez à respirer normalement, c'est que vous êtes perdus. 

***

J'en connais tout de même qui échappent à ce dilemme. Ce sont les poètes. Ils sont si peu nombreux qu'on peut les compter (pour ma part, j'en ai rencontré deux, dans ma vie) mais ils existent pourtant. Je ne connais pas leur secret et je les jalouse. Autrefois, la poésie servait à embellir le monde ; aujourd'hui elle permet de se sauver du monde : c'est une issue secrète, une porte dérobée. Loués soient les poètes — même s'ils ne nous permettent jamais de les rejoindre, ils nous montrent la voie. Il n'est guère étonnant que la poésie soit l'art le moins aimé et le moins pratiqué aujourd'hui. La poésie se cache, comme la vérité. 


(*) Chantal Delsol — conférence pour le centenaire de Soljenitsyne