dimanche 7 février 2016

Anne (& Chloé)



Encore un long et délicieux rêve érotique dans lequel Anne tient le premier (et unique) rôle. Il est vraiment extraordinaire qu'une femme — dont certes, on a été légèrement amoureux, dans le temps — qu'on n'a plus revue depuis des lustres, et qui n'a somme toute pas occupé une grande place dans notre vie (sauf sur le plan de l'amitié), puisse jouer un aussi grand rôle dans les rêveries érotiques ! J'ai dû rêver d'Anne une bonne trentaine (ou quarantaine) de fois, ce qui fait qu'elle arrive très loin devant toutes les autres femmes dont j'ai pu rêver — et, dans ces autres femmes, je compte bien sûr celles dont j'ai été profondément amoureux et/ou qui ont joué un grand rôle dans ma vie. C'est un phénomène qui m'intrigue énormément. L'explication qui vient tout de suite à l'esprit est qu'avec elle quelque chose ne s'est pas accompli, n'est pas allé au bout, est resté en suspens, et, certes, ce n'est pas complètement faux. Comme nous n'avons couché ensemble qu'une seule nuit, je ne peux certainement pas dire que je connais tout d'elle, mais je n'ai jamais regretté cet état de fait (sauf, ponctuellement, une fois ou deux), l'envie de faire l'amour avec elle ne m'a pas poursuivi spécialement durant toutes ces années, je n'ai pas entretenu de rêveries (au sens diurne, cette fois-ci) tournant autour de ce désir — qui, pourtant, n'a jamais été complètement absent (je dois le reconnaître si je veux vraiment être honnête). Alors quoi ? Qu'est-ce qui reste, qu'est-ce qui est là, dans mon esprit, dans mon corps, dans mon désir, qui provient d'elle ? Qu'est-ce qui résiste au temps, à l'apathie, à la déroute des jours, qu'est-ce qui résiste au long decrescendo insensible mais inéluctable du désir sexuel et qui relie cette femme, précisément celle-là, à moi ? Je l'ignore. Elle n'est pas la plus belle femme que j'ai connue, ni même la plus sexy, ni la plus pudique, ni la plus mystérieuse, ni la plus surprenante… Je ne parviens pas à savoir ce qui en elle continue de brûler pour moi, ou, peut-être, en moi de brûler pour elle.

Les rêves ont ceci de particulier qu'ils nous révèlent, sur un temps long, et parfois très long, des choses que rien ni personne n'auraient pu dire de nous. On ne peut pas s'en débarrasser d'un revers de main car la main est sans influence sur eux. La vie qu'ils mettent au jour, par bribes, est aussi réelle que l'autre, peut-être plus, et je suis persuadé qu'elle pèse sur notre vie diurne d'une manière dont nous ne soupçonnons ni la force ni la vérité. Il ne s'agit pas de les interpréter, chose qui m'a toujours paru un peu idiote et dérisoire, mais de vivre avec eux, en leur compagnie, comme avec l'indispensable compagnon qui nous connaît mieux que nous-même.

Anne et Chloé sont les deux déesses de mes rêves. De ces étreintes j'ai tant reçu que seulement le dire est impossible. Chloé si tu savais… J'ai encore l'empreinte de tes fesses au creux de mes mains, quand, plongeant mes bras par delà tes épaules à l'intérieur de ton pantalon, je les glissais sous ta culotte de coton blanc, comme un souffle suave et léger ouvre une fleur en écartant des pétales : jamais je n'ai senti quelque chose de plus doux, de plus follement doux, que ce contact qui fit un bruit de battements d'aile d'oiseau dans le grand silence jaune du rêve. Nous étions dans la rue en pente qui mène au conservatoire, seuls au monde en pleine journée, et tu m'as laissé faire, tu as accueilli ces mains comme la prière en diaphragme flou qu'elles étaient. Anne, ton haleine si fraîche quand tu m'as embrassé, te retournant au moment de monter dans l'autobus, comme une source d'émail dans l'étuve sourde du sommeil, ta langue comme le doigt qui sépare les nuages du soleil, mouillée et creusée de sirop, amande vibrante de sang brûlé, fève crue de la joie intacte, printemps de nacre.

J'aime les parfums qui ont tourné. Ils se ressemblent tous et me rappellent la chambre de mes parents, dans la commode de laquelle j'allais fouiller très régulièrement, enfant. Et, sur cette commode, le coffret où se trouvaient les merveilleux flacons de parfum de ma mère qui côtoyaient les briquets recouverts de cuir précieux et les boucles de cheveux blonds. Quand un parfum a tourné, il ne reste plus de lui que cette fragrance cuite et vaguement écœurante qui monte directement aux nerfs, sans passer par la lumière du jour. Le rêve s'en repaît, la thésaurise, la couche en ses plis multiples, la fait lever comme une théorie de fruits écrasés irriguant le désir imperturbable qui feint la mort, brûle ses sucs et ressasse les souvenirs qu'elle convoque en un rythme irréductible.

Anne et Chloé (leurs fesses (l'odeur de leur con), ces immortelles stupeurs froissées (le givre de leurs muqueuses cuivrées), l'haleine de la divinité qui fait frémir l'homme endormi et le sépare de lui-même), femmes bénies dans la lumière indemne du temps ouvert, vous m'accompagnez par-delà les jours arrêtés et je me porte jusqu'à vous autant que vous me portez jusqu'à moi, Anne et Chloé comme deux formules chimiques impossibles, comme deux fleuves qui se remontent l'un l'autre, et coulent en poudre, Anne et Chloé comme deux principes qui retirent la vie de la vie et la rendent plus vivante que la vie, comme deux horloges tournant en sens inverse qui produisent une nuit plus lumineuse que le jour, comme deux femmes qui rendent les femmes invisibles et éternelles… (Qui est Chloé ?) Où se trouve l'embouchure ?