dimanche 20 février 2022

Les mots qui fuient et les artistes qu'on fuit


Patrick Cohen : « Sauf si vous considérez que les étrangers ne sont pas des citoyens. » 

Éric Zemmour : « C'est exactement ce que je considère, cher Patrick Cohen, un étranger n'est jamais un citoyen français, c'est même la définition. »

Patrick Cohen : « Citoyen tout court. »

Éric Zemmour : « Non jamais. On ne peut pas être citoyen tout court. On est citoyen français ou citoyen albanais ou citoyen anglais. »

(France 5, 16 février 2022)

Il y a des mots qui fuient, comme une couche peut fuir (ou une vessie). "Citoyen" est l'un de ces mots. Sa substance le quitte peu à peu, comme l'urine quitte le prostatique, goutte à goutte, indépendamment de sa volonté propre. Sa substance s'est diffusée dans la mélasse des bons sentiments, par capillarité tire-au-cul. Citoyen, aujourd'hui, est un de ces mots dont les métastases les exténuent et les disséminent dans l'éther caoutchouteux du Bien. Les bienophiles ont ainsi excavé et dévitalisé beaucoup de mots, les ont rendu poreux, foireux, laissé exsangues. À ce rythme là, la langue ne sera bientôt plus qu'un immonde papier-buvard détrempé où tous les mots pueront, interchangeables, ampoules éteintes de la grande guirlande festive, du ténia lexical des PatrickCohen globalisés. 

Cette maladie me dégoûte. Elle est l'une des choses qui me dégoutent le plus aujourd'hui, avec les artistes invités par Arnaud Laporte à France-Culture. 

Mais au fond c'est la même chose. Ces hommes et ces femmes qu'on nous présente comme des artistes sont des artitiens-citoystes dont l'art fuit à toutes jambes. On voit bien que cet art emprunte tout à l'air du temps, qu'il n'existe pas sans cet incessant chantage démocratique. Ils ont le droit d'être des artistes, c'est cette increvable antienne qui pue du bec à chaque détour de leurs phrases. Le Droit est premier, pour l'artiste contemporain subventionné et docile. Ce sont des éjaculateurs précoces de l'émotion esthétique indexée sur le Social. Chaque perturbation émotionnelle inédite les persuade qu'ils passent l'un des hauts cols de la Création, ils se pensent seuls au monde, car ils n'ont pas pris le temps de le connaître, trop pressés qu'ils sont de se déclarer — comme un amant déclare sa flamme au Désir. Puisqu'ils affirment aimer l'art, celui-ci est leur débiteur, l'impérieuse règle démocratique en fait foi. Si un Arnaud Laporte n'en faisait pas incessamment la promotion, ils crieraient à l'injustice, à l'Erreur judiciaire qui n'a pas sa place dans le monde du Pourtoussisme, et tant pis si leur omniprésence tyrannique recouvre d'une épaisse burqa ceux qui ne marchent pas main dans la main avec le socialisme esthétique.

Ils sont en situation de thérapie, ça crève les yeux et les oreilles. Et nous, nous les auditeurs imposés (à tous les sens du mot), nous les spectateurs, nous qui écoutons France-Culture comme des crève-la-faim masochistes et désespérés, nous sommes les mécènes contraints de leur interminable traitement, et nous avons envie et besoin de cracher sur leur sale citoyenisme obscène et égalitaire. 

J'écoute souvent la radio, c'est une vieille manie très tôt prise dont je ne parviendrai sans doute jamais à me défaire. Chez Frédéric Martel, à l'instant, où il est question de l'Exposition universelle de Dubaï (« connecter les esprits, construire le futur »), le spécialiste du Soft Power (en français dans le texte), dès qu'il s'agit de "musique", nous impose, à l'instar de tous les invités de son compère Laporte-est-grande-ouverte, son ignoble variété de troisième zone, comme s'il s'agissait d'un mets de roi. Ce n'est pas de leur faute : les Martel Frédéric et les Laporte Arnaud ne connaissent que ça, et quoi qu'ils en aient, finissent toujours par y revenir, comme le chien à la niche ou le mouflet au sein, après avoir fait semblant de s'intéresser à Mozart ou Verdi : leurs goûts profonds nous éclatent à la gueule comme des furoncles trop pressés. Et pourtant, ce sont eux, ces ploucs endimanchés arrogants, qu'on charge d'instruire le bas peuple qui paie sa redevance sans moufter. Ils me font penser à des amateurs d'opéra corsetés qui empuantiraient leurs loges de flatulences putrides au premier contre-ut. Au final, comme ils disent, ils sont parfaitement assortis à leurs artistes chéris. Comme ceux qui se sont précipités sur le vaccin, la tripe tremblante et la bouille clébarde, masqués de frais, ils sont les triple-dosés euphoriques de la Culture petitement remplacée.