« Puisque nous en sommes là, je peux vous le dire : ma vie n’est vraiment pas ce que j’ai fait de mieux. »
J'aurais aimé être l'auteur de cette phrase à la fois vertigineuse, drôle et délicate. Qu'a-t-il fait de mieux que sa vie, André Alfano ? Lui. Il fait partie de ces êtres rares (j'en aurai connu seulement deux) dont le chef-d'œuvre premier (et peut-être ultime) est eux-mêmes. Quand bien même ne publierait-il jamais rien, il est déjà un auteur important. C'est pourquoi nous sommes si fortunés, nous qui le côtoyons jour après jour, à qui il arrive, comme aujourd'hui, d'attraper au vol ce qu'il laisse choir de sa bouche ou de son clavier. Comme Octave Agobert (le deuxième, dont je parle plus haut), André Alfano est un poète-né : ces deux-là portent la poésie en eux, comme d'autres portent une belle figure ou un appareil génital. Avant-même qu'une phrase sorte d'eux, la musique et le poème sourdent de leur être, s'il est possible de séparer l'émetteur de la substance qui le justifie. Même mutiques, ils sont vivants et vibrants : une solitude chiffrée les tient hors du monde des assoupis — leur œil n'est jamais éteint, même et surtout dans leurs savantes ivresses.
André Alfano est plus intéressant que sa vie, qui n'est que la vie d'André Alfano en train de vivre. Sa vie n'est que sa vie, après tout, alors que lui, en plus de vivre, est André Alfano. André Alfano est mieux et plus. Qu'a-t-il fait de plus que vivre, André Alfano ? André Alfano est mort à sa propre vie, et vivant dans sa propre mort qui est déjà présente, dans sa vie, qui la fait monter de l'intérieur, comme une pâte qui lève et libère le bouquet des origines.
Quelque chose en lui est resté vierge, qui est le désordre. On le voit se saisir des brins du chaos pour le composer ou le recomposer, suivant quelques lois qu'il a lui-même trouvées et choisies dans le langage — mais il serait bien le dernier à proclamer que « les mots ont un sens », sauf si quelqu'un les passe à la flamme brûlante du paradoxe. La vie est belle, ici, quand on a de quoi boire en écoutant Rossini ou Chabrier.
Si la vie d'André Alfano n'est pas ce qu'il a fait de mieux, c'est que la vie n'a pas toujours raison. Elle devrait le régaler de vin et de miel au lieu de le faire exister au milieu des porcs. On n'a rien à gagner, et tout à perdre, à vivre en étant André Alfano. S'il se contentait de vivre, il serait sans doute heureux, mais s'il se contentait de vivre, il ne serait pas André Alfano.