dimanche 6 mars 2022

La nouvelle affaire Furtwängler


C'est Christian Merlin (dans son émission du dimanche matin Au cœur de l'orchestre, sur France-Musique) qui raconte.

Furtwängler était sur le point d'accepter la proposition de Toscanini de prendre la direction du Philharmonique de New York en février 1936, lorsque la Gestapo a eu vent de l'affaire, et que Goering a diffusé la fausse information* selon laquelle il avait repris toutes ses fonctions en Allemagne, ce qui déclenché aux États Unis une campagne anti-Furtwängler qui a fait capoter le projet. D'où ce télégramme du chef, en mai 1936 : 

« Controverse politique tellement désagréable. Ne suis pas un homme politique, juste un représentant de la musique allemande qui appartient à l'humanité tout entière. Propose de rompre mon engagement jusqu'à ce que le public comprenne  que musique et politique n'ont rien à voir ensemble. »

C'est ce que dit aujourd'hui Anna Netrebko, sauf que ce n'est pas vrai. Qu'on le veuille ou non, musique et politique ont tout à voir ensemble. Et je voudrais citer ce dialogue entre Toscanini et Furtwängler qui se rencontrent à Salzbourg à l'été 1936. 

Furtwängler : « Quand je dirige de la musique dans un pays conquis par Hitler, est-ce que cela signifie que je suis son représentant ? Cela ne fait-il pas plutôt de moi son adversaire ? Car la musique est un parfait démenti à l'abrutissement et à l'anéantissement causés par le nazisme. 

Toscanini : «  Quiconque dirige dans le IIIe Reich est un nazi. »

Furtwängler : « Alors vous supposez que l'art n'est rien d'autre que de la propagande pour le régime qui est déjà au pouvoir. Non. Mille fois non ! L'art appartient au monde entier. »

Et Christian Merlin de conclure : « Le drame c'est qu'ils ont raison tous les deux. » Non, Christian Merlin, ils n'ont pas raison tous les deux. Celui qui a raison, c'est Furtwängler. Et celui qui a tort, c'est vous, surtout, qui affirmez, tranquillement assis dans votre studio de la Maison de la radio, que ce que dit Anna Netrebko est faux. Quant à moi, je ne peux pas donner raison à Toscanini. Son « quiconque dirige dans le IIIe Reich est un nazi » est bien trop simple, bien trop "point-barre", pour me convenir. Mais j'ai déjà abordé ce sujet, il y a longtemps, je n'y reviendrai donc pas ici. Je dirai seulement que ma constitution intime ne me permet pas de me situer du côté des héros qui tranchent, pour qui l'Histoire n'a que deux versants, deux vérités, une seule alternative. Un choix imposé n'est pas un choix, même et peut-être surtout, quand tout le monde est d'accord. 

Je refuse en tout cas qu'on demande aux artistes de se conformer au chantage moral en cours, et je vais même jusqu'à trouver la déclaration qui suit parfaitement abjecte et imbécile : « Le directeur du Met Opera Peter Gelb a déploré une "grande perte artistique pour le Met et pour l'opéra". Certes "Anna est l'une des plus grandes chanteuses dans l'histoire du Met, mais Poutine tuant des victimes innocentes, il n'y avait pas de solution", a regretté le dirigeant du prestigieux établissement de Manhattan. Il a précisé dans un courriel à l'AFP qu'il lui semblait "difficile d'imaginer un scénario qui verrait Anna revenir au Met". » Bien sûr que la musique, comme n'importe quel art, a à voir avec la politique et le pouvoir, et qu'il sera toujours impossible de les séparer simplement et radicalement, mais, de grâce, laissez les artistes en dehors de vos croyances, qui ne valent pas mieux que les leurs. Souvent, très souvent, a posteriori, ce sont eux, qui ont eu raison, contre l'opinion établie, contre la puissance terrible du mimétisme. La pression sur les artistes russes n'est pas moins indigne, qu'elle provienne du pouvoir russe ou de l'opinion commune du moment ; l'un et l'autre passeront, mais l'art véritable restera. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter la bouleversante interprétation de la marche funèbre de l'Héroïque de Beethoven par Wilhelm Furtwängler en 1944. Nous avons la chance inouïe de pouvoir entendre ça en 2022. Heureusement que les coupeurs de tête et les infatigables hérauts du Bien, qui sont de toutes les époques, n'ont pas réussi à l'empêcher, avec toutes leurs bonnes raisons de le faire ! Cette leçon-là, celle d'un art qui dépasse la vie de ceux-là mêmes qui le servent, leurs opinions, leurs choix politiques, et même leurs actes, n'en finira jamais de nous hanter. La morale de l'art se situe bien au-delà de la morale politique ou sociale, quand bien même elle peuvent à de certains moments avoir visage commun. 

J'ai toujours pensé que les véritables héros étaient discrets, que l'héroïsme était en quelque sorte inséparable de la réserve et de la pudeur, comme l'intelligence l'est de la conscience de sa propre bêtise. L'éructation est déjà pénible en soi, mais quand elle s'appuie sur la certitude d'être dans le bon camp, elle devient odieuse. Laissons-là aux réprouvés de toute obédience. Eux, au moins, en paient le prix. 


(*) Voilà qui devrait au moins nous inciter à la prudence et à la modération, quant aux jugements que nous sommes amenés à porter, à chaud, sur les décisions et les prises de position des uns et des autres.