« Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit. »
Je regrette beaucoup les répondeurs à cassettes. Cet instrument rudimentaire a ajouté à nos vies une dimension que j'ai beaucoup aimée. J'ai conservé toutes les bandes contenant les messages qui m'étaient adressés, sur mes différents répondeurs, et, même si aujourd'hui je ne peux plus les écouter, faute de posséder les appareils adéquats, ces bribes de discours enregistrés, ces voix, continuent de me hanter. J'y pense souvent, et j'avais composé plusieurs musiques qui utilisaient ces messages comme un matériau sonore parmi d'autres. Je les entends toujours avec une grande émotion. Nous jouions à vivre, dans ces années-là (les années 80), la voix était une aventure. Le téléphone et le répondeur étaient des instruments romanesques et littéraires : nous nous inventions une vie secondaire, une vie décalée, dans un temps parallèle, qui nous attendait et nous précédait, couchée sur le ruban magnétique. Ou plutôt, cette vie s'écrivait elle-même, à côté de nous mais pour nous. Ces voix qui se déposaient chez nous, en notre absence, faisaient un contrepoint lisible et audible à notre vie active. J'imagine que dans quelques années il en ira de même avec les quelques "conversations Messenger" au long cours que nous entretenons aujourd'hui.
Nous avons tous des structures qui nous ont appris à écrire. J'ai déjà souvent parlé du Minitel, qui a joué un rôle important, pour moi. Il m'a appris la parole performative, le discours efficace, l'attention (tendue) à celui qui, derrière l'écran, comme nous, écrit, l'attention éperdue et épuisante à ces écrits croisés. J'ai la chance d'avoir aujourd'hui des interlocuteurs qui me donnent beaucoup de bonheur, sur Messenger. Oh, ils sont peu, très peu nombreux, mais enfin ils existent, et chaque jour je mesure la chance qui est la mienne de les connaître, de croiser mes mots avec les leurs. Le peu de phrases que j'ai à ma disposition sont, je le vois, accueillies avec attention et bienveillance, et surtout, on y répond, elles ne tombent pas dans le vide glacé de l'indifférence ou de la désinvolture aboyeuse. On y répond avec de vraies phrases, avec une vraie pensée, avec du temps partagé, offert, et l'on y met les formes. Aujourd'hui, à l'époque des smileys et de l'anti-lecture (ou de l'anti-littérature), c'est un privilège inestimable, je le sais. Je sais reconnaître la chance, qui est rare.
C'est donc autant la conversation que la lecture qui nous apprennent à écrire, de cela je suis convaincu, et aimerais en convaincre certains amis, ou certaine amie. Se défaire, en quelque sorte, et phrase après phrase, de l'acide publicitaire et ventriloque qui se dépose sur nous toute la journée, sortir du spasme chronique qu'est devenu le monde, le monde dupliqué et dégradé de la foire numérique, ce monde qui n'a rien à voir avec ce qui a existé brièvement dans les années dont je parle plus haut, ces années durant lesquelles la voix avait encore une vibration et une singularité sensibles. (Je vois bien que plus personne n'aime la voix, de nos jours. Certains ne savent même plus qu'elle existe.)
Les machines que modestement je célèbre plus haut s'appelaient des répondeurs. Il existait donc encore une espérance, une foi dans la réponse. Nos paroles ne nous semblaient pas encore être perdues à jamais, dilapidées. Nous étions naïfs, certes, mais les croyances sont aussi importantes que les désespoirs, elles créent un monde vivable, et parfois même vivant, elles ouvrent des galeries dans lesquelles on peut cheminer avec d'autres, qui parfois nous les font rencontrer durablement, ça arrive. Il y avait de la poésie dans l'air, pour dire les choses autrement — je ne crois pas que la poésie puisse être vivante sans la voix ; c'est du moins l'impression que me donnent tous ces poèmes écrits aujourd'hui, qui ont très audiblement rompu leurs liens avec le ton, comme on dit en musique. En effet, la poésie contemporaine a perdu le sens du ton : elle ne sait jamais en quelle tonalité elle parle, c'est son plus grand défaut. Elle n'a à sa disposition que des modes, elle ne produit le plus souvent que des sons ou des effets (ou, pire encore, des pensées), mais on cherche en vain le cœur vibrant singulier qui lui permettrait de parler une langue, c'est-à-dire un ensemble de contraintes qui rendent le sens possible, et étranger. Ça hurle, ça chuchote, ça pérore, ça répète, surtout, mais la voix, le timbre unique et la chair qui la rendent possible, où sont-ils passés, comment a-t-on pu si facilement les oublier ?
« Moi, je vais devant moi : le poète en tout lieuSe sent chez lui, sentant qu'il est partout chez Dieu. »
Si j'ai un conseil à vous donner, c'est celui-ci : rencontrez un poète, et ne le lâchez plus. Il vous apprendra à écrire, et donc à parler, et donc à lire. Quant à vivre, eh bien c'est seulement la vie qui vous parle, et qu'il s'agit d'écouter, avant de la posséder. Apprenez donc à écouter, et vous serez libres. Ne vous laissez pas déposséder de la Parole, c'est votre seul bien ! Chaque homme répond (et répondra) de son souffle et de sa voix propre.
« J'ai lié son corps, sa boue, comme ceux de toutes créatures à la nécessité universelle de la matière, mais mon Souffle qui souffle où il veut, quand je le lui donnai, était-ce pour l'enchaîner ? »
(À Yohann Rimokh, à Vincent Castagno)