vendredi 21 janvier 2022

La Chose…

 


« Dites seulement "Je suis", et vous serez socialement sauvé. » 
(Roland Barthes, Le Bruissement de la langue)

J'ai vécu

Je ne suis que cette petite chose prise en photo et traînant dans un vieil album photo des années 50. Il ne restera que ça, de moi. Une petite poupée cajolée par son père et sa mère, dans un décor insignifiant. Deux petits carrés de papier conservés sous cellophane. Un bambin qui a vieilli, comme tout le monde, qui a pris part au jeu, qui a pris ce jeu au sérieux, et lui-même encore plus : Même ça, personne n'en saura rien. Les pages se referment plus vite qu'elles ne s'ouvrent, et ce ne sont pas ces quelques mots qui changeront quelque chose.

Avoir vécu. Vivre, au passé. Ce je ne retiendra rien, ce je n'empêchera pas l'effacement. Vivre ne peut pas se conjuguer au passé, sauf dans la littérature. Et la littérature m'évite. Elle et moi, nous ne nous aimons pas. Elle me rend bien mon mépris. 

Dire je est déjà d'un ridicule achevé. Mais se prétendre vivant… Parler en imaginant que d'autres nous écoutent… Le père et la mère m'ont poussé dans la vie, ils m'ont installé dans le cadre, ils ont immortalisé la scène, puis se sont enfuis. On les comprend. 

Je suis resté seul, barbotant dans un monde incompréhensible, un monde dont les habitants étaient si loin de moi que je n'ai pu les toucher que par accident, quand ils avaient le dos tourné. Je n'ai vu que leur fuite.

Est-ce que je suis ? Certainement pas. Je ne suis rien, je ne suis personne, je n'ai plus de profession, si tant est que j'en aie eu une un jour, je n'ai pas de famille (au sens où la famille est un milieu bien circonscrit duquel nous sommes dépendant, qui est dépendant de nous, qui nous soutient et nous aide), je n'ai pas de femme, et je n'ai que très peu d'amis. Je n'ai pas de projet(s), je n'ai pas de but, je n'ai pas de légitimité. Je ne possède pas de logement, non plus, ni d'actions en bourse, ni de "biens". J'achète mes fruits et mes légumes à trois kilomètres de chez moi, aux Halles bio de Vézénobres. Mon pain aussi. Je me balade entre la Payre et la Mayre. 

Je frissonne. Quelque chose qui n'est pas la vie me traverse souvent. Ce néant qui me traverse est sans doute ma vérité, la seule que j'aie rencontrée.

Il est indécent d'être soi-même, dès qu'on entretient un commerce avec autrui. Ou plutôt la conscience d'être soi est indécente. Mais l'indécence n'est-elle pas tout ce qu'on aime en autrui ? J'aime les femmes indécentes dont la décence supérieure est innée. 

« La littérature est là pour donner un supplément de jouissance, non de décence. » 

Si la femme est indécente et qu'en plus elle est littéraire, que son corps est allongé sur un feuilleté de phrases, qu'elle est consciente de la voix qui sourd de son corps, qu'elle sait en jouer comme d'un instrument, alors je suis conquis. Je voudrais dire les choses le plus simplement du monde mais j'en suis incapable. Elle s'est retournée sur moi, et m'a regardé dans les yeux. J'ai bredouillé. 

Je rentre bredouille. Mes mains sont vides et mon cœur plein de vide. Je suis un chasseur exécrable. Il n'y aura rien dans l'assiette, ce soir, et la lumière me fuit. Rien que ce je, opaque, qui ne me lâche pas, s'impose et m'empêche d'apercevoir l'Être. La Chose insiste. J'ai sa voix dans l'oreille. Elle veut me persuader. J'ai envie de l'être !

J'ai été.  / Elle est. 

Je suis un cliché.