Je vais passer pour le dernier des imbéciles, mais je ne peux pas envisager la vie sans amour. Et je ne parle évidemment pas d'un amour universel et éthéré qui étendrait son empire à l'humanité entière. Non, j'ai besoin d'aimer, et d'aimer une femme, de l'aimer tendrement et de l'aimer sexuellement. C'est sans doute complètement débile, surtout à mon âge.
Il fait froid. Je pourrais finir ma vie en regardant de vieux films pornographiques des années 60 et 70. Sur XHamster, on peut en voir autant qu'on veut, c'est agréable. Il y avait une telle joie de vivre, une telle douceur, même, dans ces années-là… Quand on retombe sur ces images, on en croit à peine ses yeux. Où sont passées cette joie de vivre et cette douceur — et même cette tendresse, oui, on peut le dire ? Tout à heure, je suis resté quelques instants à regarder les visages de ces actrices, un peu au hasard. Quelle nostalgie est montée en moi ! Je n'ai pas seulement regardé leurs visages, mais leurs visages m'ont beaucoup touché, je dis la vérité.
Si l'on écrit au raz de la ponctualité, on prend le risque de ne pas être compris, mais si on est compris, on l'est complètement, car on rencontre des survivants de la vérité. Il faut prendre ce risque, quitte à ne pas être entendu. Pour ne pas être en retard sur la réalité, il ne faut surtout pas être de son époque, qui, elle, est toujours en retard, il faut plonger dans le passé et s'y cramponner ferme. De la neige à Montmartre en 1945, une boulangerie, cinq ou six personnes dans la rue, ils vaquent à leurs occupations, ne s'occupent pas du photographe, que peut-être ils n'ont pas vu. Il fait froid…
Ces filles sont vieilles aujourd'hui, peut-être sont-elles mortes. On les a aimées, on leur a fait l'amour, elles ont marché dans les rues de Paris, en hiver, au printemps, en manteau, en mini-jupes, elles ont été blondes, elles ont été brunes, puis elles ont perdu leurs cheveux, elles ont eu des cancers, des enfants, des maris et des amants, des ennuis, des souvenirs, et des joies aussi, et même des petits-enfants. J'espère qu'elles ne connaissent pas ce temps, le temps où j'écris ces mots, ou, si elles le connaissent, j'espère qu'elles ont tout oublié, et qu'ainsi elles ne souffrent pas, ou pas trop. Je voudrais les prendre dans mes bras, je voudrais leur dire que je suis comme elles, que je les ai connues quand elles étaient fraîches, joyeuses, insouciantes, et que même si elles ne se souviennent pas de moi, j'étais là à les regarder, à les aimer, à les attendre dans un bistrot ou à la gare de Lyon. J'entends encore les carillons des boulangeries où nous allions, je sens encore les odeurs des pharmacies, celles du métro, celles de leurs corps souples et tendres. Je les emmène avec moi, je les couche près de moi, je les écoute raconter ce qu'elles ont envie de raconter, peu importe quoi, je pense à leurs jambes nues, à leur joues, à leurs cheveux défaits sur l'oreiller, à leurs yeux trop maquillés, à leur rire. Je me suis réchauffé contre leur ventre et j'ai pleuré avec elles. Il fait froid. Il y a de la neige à Montmartre, il y avait de la neige rue Joseph de Maistre, en 1979, et je regardais les fenêtres éclairées de l'appartement. Christine y était avec Hans. Et moi je restais là, dans la rue, en face de l'hôpital Bretonneau, dans le froid. C'était ainsi. Les yeux me sortent des orbites. La vie est passée par là, elle est passée dans ces rues, elle est passée par moi, par elles, nous ne nous sommes pas toujours connus, mais ce soir je suis avec elles et c'est encore mieux que si j'avais connu chacune d'entre elles. Pour la sérénité, on verra ça en enfer.