mardi 10 septembre 2013

La Bêtise



Il y a des moments où l'on ne sait plus quoi dire. La bêtise est paralysante. Elle interdit. On s'arrête au bord d'un abîme. Y plonger serait dire à l'autre qu'il est bête, ce qui serait bête. Inutile en plus de stupide. Ce qui ajouterait encore à la bêtise qui accourt de toute part, comme une mousse enthousiaste et féconde qui vient colmater toutes les brèches, qui s'insinue dans tous les interstices de l'être relié et le fait ressembler à un pâté de rien qui aurait pris l'aspect du tout. 

C'est terrible, la bêtise. Vraiment terrible. On peut rien contre elle. Pas avec des mots en tout cas, puisqu'ils ne sont pas compris. On peut essayer de s'en séparer mais c'est une victoire amère. D'autant qu'on ne peut se séparer de soi et qu'en se séparant de l'autre on ajoute à soi-même une forme pernicieuse de bêtise. 

Mais je ne veux pas me débiner, me défausser, éviter la confrontation. Il faut aller au combat, quitte à le perdre.

En réalité, c'est la Bêtise qui évite le combat, toujours ; c'est même son mode d'être. C'est parce qu'elle ne combat pas qu'elle vainc. Elle s'avance jusqu'à vous, s'enfle et s'enfle et s'enfle, et, au moment où vous allez lui rentrer dedans, elle se pique de l'intérieur : Pouf ! Plus rien. Vous vous retrouvez alors seul, l'air fin d'avoir dégainé vos phrases, vos raisonnements, votre rhétorique, vos idées, vos démonstrations et vos inférences qui ne servent évidemment à rien devant l'évidence de cette absence qui fait front. Elle vous interdit d'être ce que vous êtes, vous êtes expulsé de vous-même, en train de vous battre avec un adversaire qui n'y est pas, lui, mais qui est partout à la fois. C'est la guérilla contre le vent. Un vent qui souffle à l'intérieur de vous et vous ôte jusqu'à votre raison. Rien de plus difficile que d'expliquer quelque chose à quelqu'un dont le système d'entendement tout entier est ailleurs. Vos coups ne portent pas. Le mur est tellement mou que vous vous faites mal à vous-même : vos coups ne sont arrêtés par rien, la force avec laquelle vous frappez le non-adversaire vous entraîne sur sa lancée et vous arrache un à un les ligaments de l'être. Vous êtes foutu. Beaucoup plus que lorsque vous prenez une trempe ! Donner de coups dans le vide est épuisant, douloureux, et ça rend fou. Vous êtes encerclé par une sorte de mort active, dont le vide omniprésent vrombit et vous anéantit.

Je sais bien que j'ai perdu. Sur tous les tableaux. Et alors ? On perd tout, mais qu'est-ce qu'on perd ? Si elle savait… Qu'est-ce qu'on perd, c'est ça la question.

Quand on parle avec quelqu'un avec lequel on a un lien, on fait fonctionner ce lien, on le fait agir, on le tord, on le presse, on le travaille. On a un pouvoir. On est tellement anxieux à l'idée de perdre ce pouvoir, cette bribe de pouvoir, sur l'autre, qu'on s'arrête toujours au bord de l'indicible. De l'indicible au sens propre : ce qui ne se peut pas dire, ce qu'il ne faut surtout pas dire, ce qu'on ne pourrait dire à la rigueur qu'en perdant le lien, et donc le pouvoir qui accompagne ce lien. (Vous pouvez peut-être, mais si vous le faites, vous vous retrouver seul, et alors, à qui êtes-vous en train de parler ?) Parfois on met un pied dans ce territoire, seulement un pied, et vite, on le quitte, très vite, effrayé par ce qu'on est train de faire. Personne ne supporte qu'on empiète sur ce territoire. Personne. C'est un lieu à la fois sacré et maudit. Surtout maudit, parce qu'on ne peut y dire quoi que ce soit sans que la sanction tombe. Mal-dire. Si on profère une parole, une seule, cette parole nous anéantit, nous fait disparaître du champ intelligible qu'on partageait avec l'autre, nous retournons au néant de ce que nous étions pour cet autre avant qu'un lien soit établi entre nous. La sanction est la destruction de la Parole commune, si tant est qu'elle ait jamais existé, son renvoi dans un ailleurs du logos.

Quel est ce territoire ? C'est la Bêtise de l'autre. Nous le connaissons depuis toujours, bien sûr, mais nous l'avons toujours évité soigneusement. D'un commun accord tacite. Tacet ! Là, on se tait. Là s'arrêtent les mots, les phrases, les descriptions. Tout est suspendu à cet accord sacré. On ne touche pas. On n'entre pas. On ne voit pas. On n'en parle pas. On laisse la pomme dans la corbeille de fruits. On s'occupe de la figue, ça suffit bien comme ça. La porte est fermée. Va. Ne te retourne pas. Orphée et Barbe-Bleue.

« Il eût mieux valu que nous ne nous rencontrions pas. » Peut-être. Peut-être pas. Si l'on veut agrandir son être, il faut accepter de perdre sa virginité, il faut accepter de perdre ce qu'on a arraché au néant. Il faut aussi accepter de perdre l'amour pour le créer. Mais c'est là précisément que la Bêtise se montre imbattable, tenace, brutale. Car elle fait croire que l'amour perdu est perdu, et que l'amour incréé est le seul amour, le bon, le vierge, le vivace, qu'il n'en existe pas d'autre. Elle revient en force, sur le seuil, quand on croyait avoir trouvé une issue secrète, même petite, minuscule, et peut-être justement issue parce qu'elle est infime et que le grossier ne l'aperçoit pas. Elle n'a pas dit son dernier mot, la bêtise. Elle ne dort jamais, puisqu'elle n'est jamais éveillée. Elle fait croire, finalement, que le non-amour est l'Amour. Il y a de quoi désespérer, c'est vrai. C'est une lutte à mort.

La bêtise essaie de nous paralyser. De nous interdire (de dire, de penser, de voir, de reconnaître, de nous souvenir). De nous emmurer. Et comme nous sommes bête nous-même, nous sommes tenté de lui faire confiance. On se croise tous les jours : il s'agit d'une inconnue très familière. De la langue commune, les hommes et les femmes connaissent cinq ou six notes, pas davantage, qu'ils prennent pour la gamme entière. Dès que vous jouez une note qui sort de leur pauvre gamme, ils crient à la fausse note et se bouchent les oreilles. Et quant à moduler, n'y pensez même pas ! Nous aurions mieux fait de ne jamais entendre cette musique-là. Nous aurions mieux fait de ne jamais nous entendre. Oui, c'est possible. S'entendre et se désirer présente un risque, celui de désirer entendre autre chose que l'écho assourdi de la mort à l'œuvre dans le vivant. Mais combien veulent être vivant ?