mardi 17 septembre 2013

Elle


« Que des choses il faut ignorer, pour agir. » (Paul Valery)


C'est un amour jaune. Le plus idiot, le plus maudit, le plus féroce. Je la regarde ne pas voir, je l'entends ne pas entendre, je comprends qu'elle ne comprend pas. Ses joues se sont creusées, ses cheveux ont pris une teinte de vilain jaune marseillais, alors qu'elle était brune comme le feu d'août, elle a perdu ses seins, la peau de sa poitrine a le triste aspect de celle des vieilles femmes qui ont trop pris le soleil, les attaches creusées de ses cuisses d'aristocrate annoncent la civière. Je l'ai laissée partir comme une voleuse, sans un mot. L'adieu n'a pas besoin de mots. Elle a toujours le plus beau ventre que j'aie vu, et des fesses de reine, comme si ce lieu, le milieu du corps, restait encore vif, malgré la fin qui accourt depuis les extrémitiés. Plus de paroles, plus rien qui console, qui atténue l'horreur du crépuscule. Elle a voulu écouter les quatre derniers Lieder de Strauss, par Schwarzkopf. Je ne l'en ai même pas empêchée.

Elle me fait une ordonnance. Je remarque que sa très belle écriture, je ne la connais que sur des ordonnances. En dix ans, trois lettres d'une page, peut-être deux cartes postales. Pas le temps… Elle n'a pas le temps. C'est le moins qu'on puisse dire. Elle a attendu, elle attend encore, en pure perte bien sûr, que le temps se donne à elle. C'est à hurler !

Une étoile éteinte, consumée de l'intérieur. Quand elle parle, il faut la faire répéter, parce qu'elle ne parle pas pour autrui, elle retient la parole en elle. Jamais, en dehors de ses cris d'enfant, qui viennent comme par surprise, je ne l'ai entendue parler autrement que dans le registre du pianissimo-piano, elle ne sait pas s'adapter à celui qui se trouve à deux pas d'elle. 

Elle voulait voir mes tableaux. Elle ne les regarde pas. Elle passe devant eux. « Ce serait bien, pour une chambre d'enfant. » « Quoi, la peinture, ça ne sert pas un peu à décorer ? » Alors oui, bon, si on ne baise pas, si on n'écoute pas de musique, si on ne parle pas, si on ne se met pas des baffes, qu'est-ce qu'on peut faire ? Rien, on peut le faire seul, le rien. Pas sûr… Quand je suis seul, le rien me construit. Quand je suis avec autrui, le rien me détruit. 

Il y a quelques années, elle était ici et avait demandé à lire une sorte de petit roman que j'avais écrit au début des années 2000. Elle avait passé l'après-midi au jardin, à lire, puis était montée dans la chambre, en me faisant avec l'index signe de la suivre. Elle s'était assise sur le lit, m'avait demandé d'approcher, avait attendu quelques secondes, en silence, et m'avait donné la plus belle gifle que j'aie jamais reçue. Sans un mot. Elle y avait mis toute sa force. Je n'oublierai pas ce moment de pur érotisme. 

J'aimerais dire qu'il s'agissait de mon Odette et qu'elle n'était même pas mon genre, ce qui serait sans doute vrai, mais ce qui n'a en réalité aucun sens. Celles qu'on aime ne sont jamais notre genre. Le genre d'un homme est de chercher à comprendre quel est son genre. On passe sa vie à courir après un type de femmes qui n'existent pas, on passe sa vie à aimer être aimé par celle qui n'existe pas et qui aime que vous l'aimiez pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la femme qu'elle aurait pu être si vous l'aviez aimée. 

Tu es mon pire cauchemar. C'est une phrase que j'aurais pu prononcer. J'aurais eu la sensation de dire la vérité. Je ne l'ai pas dit car, sur le coup, j'aurais eu l'impression de ne le dire que pour faire mal, ce qui serait tout de même un peu mesquin et un peu étriqué, un peu insuffisant, surtout. Toute la nuit a trotté dans ma tête ce merveilleux standard, The Old Country, en ré, j'ai même failli me lever pour aller au piano vérifier une note dont je n'étais plus certain. Toute la nuit, dans Jardin de Bagatelles, et ton corps chaud près du mien. Un cauchemar. Pire.

« J'ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas bête ! » Je ne sais pas si tu te rappelles ce jour où tu m'avais ramené à la maison, depuis l'hôpital, dans ton Espace. Je te parlais de ma famille, ces petits-bourgeois qui ne pensaient qu'à leurs prochaines vacances, et tu m'avais dit, sans me regarder : « Je suis comme ça aussi, vous savez ! » J'ai su immédiatement que c'était la vérité, mais, entre la vérité et le réel, on peut mettre beaucoup de choses. Je crois même que c'est la place favorite du désir. Il me semble, mais peut-être que ma mémoire me joue des tours, que c'est ce jour-là que tu es tombée dans mes bras, dans la cuisine. Nous nous sommes vouvoyés durant quelques années, et, tant que le vouvoiement a duré, tu as été la plus belle femme du monde, car entre ta beauté et mon désir, la vérité et le réel avaient trouvé leurs places, comme sur un échiquier de chair et de mots, et ça faisait beaucoup, au moins de quoi vivre mille ans. Reine, fou, cheval, Mélisande, Tristan, le roi Marc et ses oreilles de cheval, Isolde et Brangaine, le quatuor de Chausson, les petits matins dans les couloirs de l'hôpital, pieds nus, évitant les infirmières, les noirs et les blancs du clavier, l'ivoire de l'opus 118 et l'ébène brûlant des Nuits d'été…

Quand tu as perdu tes cheveux, j'ai tenu ton petit crâne nu entre mes mains, et j'ai connu un bonheur que peu d'hommes connaissent. Tu te cachais sous les draps. Tu étais plus nue que nue. Tu aurais pu me demander de mourir pour toi, je l'aurais fait sans une seconde d'hésitation. Mais ce n'est pas ton genre, ce genre de déclarations un peu hystériques. Les mots s'en sont allés de toi, depuis l'enfance je crois bien, et, depuis ce temps-là, tu ne sais plus de quoi parle l'histoire. The Old Country, tu en es exilée, et si tu devines qu'il se trouve quelque part un abri sûr dans lequel tu pourrais laisser libre cours à ta douleur et à ta jouissance, ton esprit chavire rien que d'y penser. 

J'ai voulu t'aimer, j'ai aimé ça. Quand on veut aimer quelqu'un, on aime autant l'amour que celui qui l'inspire, et ça n'a pas grand-chose à voir avec le sentiment. Toi tu as cru que je t'aimais. « Comme un fou. » a ajouté ton pèlerin déconfit de mari, jouant à la perfection son rôle de couillon professionnel. Aucun rapport avec la folie du sentiment, justement ! La seule activité humaine dans laquelle on ait vraiment besoin d'intelligence est l'amour. J'ai toujours pensé que l'amour ça se décidait, contrairement à ce que la propagande petite-bourgeoise nous serine toute la journée. Il faut avoir du goût et de l'imagination, de la méthode et du style. Ça se construit comme un roman : normal, puisque c'est un roman

L'intelligence est la faculté que développent ceux qui ont appris à résister avec acharnement à la bêtise qui s'insinue de toute part en nous, toujours et partout. À partir du moment où l'on se croit a priori préservé, on est un soldat discipliné de la bêtise. Mais le tour préféré de la bêtise est l'intelligence qui prétend se passer d'elle, qui ne se sent pas concernée par la bêtise. « Ça j'aime, ça je n'aime pas. » On ne peut jamais dire je n'aime pas tranquillement, sans avoir conscience que le goût est une fonction en augmentation (et en élaboration) permanente. La plupart du temps, quelque chose nous prévient qu'on n'aime pas — encore. Il y a des visages, des livres, des musiques, qu'il ne faut pas aimer, bien sûr, et c'est le premier instinct, indispensable, mais il y a aussi toutes ces œuvres qu'il faut apprendre à aimer, et c'est le deuxième instinct, vital. Nous n'y sommes pas encore. Ce n'est pas notre heure. Nous ne sommes pas à la bonne taille, la fenêtre est trop haute. C'est dans ce délai toujours devant nous, résistant, que résident la culture et le désir, c'est-à-dire le Temps habité, cette intranquillité qui seule permet de voir plus loin que le pauvre sentiment. (Et qu'est-ce que l'amour, justement, sinon ce pas-encore de la coïncidence ?) C'est l'oreille, comme toujours, qui permet de distinguer entre l'heure juste et l'instant (bon ou mauvais) qui va passer. C'est un accord. C'est la Joie mozartienne qui se tient en arrêt, frémissante, dans le grave de l'être. 

J'aurais pu réussir, mais, seul, c'est impossible. Te jouer quelque chose ? Mais tu es folle ! Cette demande, si souvent formulée durant ces dix années, alors que jamais tu n'as eu la curiosité vraie de savoir pourquoi ma réponse était obstinément négative, provoque en moi aujourd'hui une sorte de terreur rétrospective. Là aussi, on sait immédiatement, on comprend, mais on ne peut admettre que ce soit vrai, sauf si l'on consent à imaginer le pire. Je dis qu'on sait, mais ce n'est pas tout à fait vrai, puisque la répétition inlassable est en soi non seulement une circonstance aggravante mais surtout la démonstration d'une sorte d'infirmité morale. Ce n'est pas le fait de m'avoir fait cette demande, que je te reproche, c'est de ne jamais avoir entendu ma réponse, ou d'avoir été incapable de la comprendre, de n'avoir pas tenté de comprendre ce qu'il y avait de si douloureux dans la réponse que j'étais obligé de faire. Dire non est le plus souvent la seule manière qu'on imagine pour tenter de faire fléchir un peu l'égocentrisme de l'autre.

Certains êtres comprennent immédiatement qu'aimer quelqu'un implique de composer une histoire, de récrire son histoire familiale, c'est-à-dire pré-natale, et d'autres estiment que c'est bien assez de s'occuper de ce tas de chair et d'humeurs qui est susceptible épisodiquement de procurer du bien-être et quelques jouissances. La curiosité est une vertu artistique aussi bien que psychologique, et, dans ce domaine, forcer sa nature est aussi impossible que de jouer la sonate Hammerklavier à la mandoline. Il y a d'un côté ceux qui vont répétant qu'ils sont libres et qu'ils n'ont de compte à rendre à personne, et de l'autre ceux qui sont… libres d'avoir choisi. Quand deux personnes de ces deux familles humaines se rencontrent, le malentendu peut durer quelques mois, guère plus.

Non, son esprit ne chavire pas. Il s'arrête. Il s'est arrêté. Et peut-être même n'a-t-il jamais commencé de se mettre en route. Mais comment font-ils, ceux qui s'accompagnent sans jamais voir ce qu'ils voient, sans jamais comprendre ce qu'ils comprennent trop bien, sans jamais entendre ce qui leur trompette au tympan ? Comment font-ils pour supporter l'insupportable, pour ne pas voir ce qui montre son nez sous le glacis fragile du rire pétrifié par son reflet grimaçant ? Le pire cauchemar, dans mon lit, une étoile mourante qui veut danser jusqu'à la fin sans entendre la musique qui est en train de tourner au supplice. Elle est folle.

Si seulement j'avais eu le courage et la force et la bonté de la gifler avec cette rage intacte de l'amant qui ne veut pas encore désespérer, peut-être aurais-je pu la réveiller à temps… Il est trop tard, désormais, il faut s'écarter. La folie s'est habillée d'un épais manteau, triste et jaune et dur comme la bêtise. Féroce. Je la laisse passer.


(Que de choses il faut ignorer, pour aimer…)