samedi 28 septembre 2013

Petit portrait en prose (11)



C'est l'après-midi. Il y a du monde. J'entre dans la salle à manger et j'entends Annie qui m'interpelle depuis la cuisine. Anne est là également, que j'embrasse. À la grande table en chêne est assise une jeune fille avec une belle chevelure châtain. Elle m'a certainement entendu entrer mais elle ne se retourne pas. J'aperçois son dos, ses cheveux, ses jeans, et un peu de sa joue droite. Elle porte un gros pull-over et je ne sais pas pourquoi j'ai l'impression qu'elle baigne dans une sorte de vapeur. Je tombe amoureux d'elle instantanément, sans avoir vu son visage. Ce que j'ai vu là, c'est la grâce en personne. 

On me la présente, c'est la fille des invités, P. et Y., qui sont là pour une semaine. Elle a un très long nez qui, loin de me déplaire, ajoute encore à l'attirance que j'éprouve pour elle. Elle parle très peu et me regarde avec une sorte d'ironie naïve qui alterne avec quelque chose que je pourrais éventuellement prendre pour de l'intérêt, si je n'avais pas conscience du ridicule de mes sentiments. Elle a quinze ans, j'en ai le double. Ses parents sont là, très beaux tous les deux, surtout la mère, à peine plus âgée que moi, qui se prend de sympathie à mon égard. 

Quelques mois après, j'habite un studio, rue ***, juste au-dessus de la boutique de la mère. La concierge, très curieuse, est à l'entresol, et moi au premier. C. doit se déguiser en homme (elle porte un immense imperméable et une casquette que je lui ai prêtés, parfois un casque intégral) pour venir me retrouver, ou monter l'escalier à quatre pattes quand elle n'a pas pu se grimer. 

Pendant près de deux ans, nous nous verrons dans la clandestinité, jusqu'à ce que celle que j'avais quittée pour C. téléphone à la mère pour l'avertir de l'ignoble personnage que j'étais. 

Qu'il ait pu exister quelque chose entre cette jeune fille de banlieue, à moitié arabe, et un vieux qui ne lui parlait que de musique et de littérature, a quelque chose qui aujourd'hui me paraît presque irréel. Pourtant nous nous sommes aimés, et très violemment. Je crois qu'une chose pareille ne serait plus possible aujourd'hui.

Chaque fois que je pense à elle aujourd'hui me reviennent en mémoire deux vers de Sandro Penna lus à l'époque : « Non c'è più quella grazia fulminante ma il soffio di qualcosa che verrà. »