mercredi 25 septembre 2013

Que des images



Ils sont tous là à vous critiquer, à dire que ce que vous faites ne vaut pas un clou (ce qui est bien possible évidemment, et on ne les a pas attendus pour le penser, le plus souvent), mais on se demande toujours ce qu'ils ont fait, eux, ce qu'ils ont à proposer, à montrer, à faire entendre, ou même à opposer aux trois coups de crayons que vous osez faire paraître ici et là. 

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Elle me dit : « Tu écris bien. J'aime te lire. » Et j'ai envie de répondre : « Mais alors, si ce que tu dis est vrai, pourquoi n'as-tu pas pris la toute petite peine de me lire, quand je t'ai envoyé tel article, pourquoi cette obstination dans le désintérêt le plus complet, pourquoi cette non-attention vraiment infernale à ce que je peux produire ? » 

Elle me dit : « J'aime ta voix, j'aime t'écouter. » Et j'ai envie de répondre : « C'est sans doute pour cette raison que tu ne m'appelles jamais. »

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Tel me dit d'un ton méprisant que mes estampes numériques ne « sont que des images, justement ». Ah. Que des images… Il ajoute même que de ces images… "la main a disparu". Très fort, le mec. Très très fort. On sent tout de suite le spécialiste à qui on ne la fait pas. Donc, la main avec laquelle je dessine sur l'écran de l'ordinateur, sur la palette graphique, cette main n'en est pas une. Je crois que c'est ma main, mais en réalité, il s'agit d'autre chose. J'ai foi en une main qui est un simulacre de main, et qui, peut-être même, est la main d'un autre. Il ne les a pas vues, ces "que des images", mais il sait que ce ne sont "que des images". Oh bien sûr il les a vues sur l'écran de son ordinateur et comme ce sont des images qui sortent de l'écran d'un ordinateur on pense que c'est pareil, on pense qu'on les voit. Mais passons. Seulement je me pose tout de même une question : en quoi "la main" (cette main qui a disparu, dans le cas de mes estampes numériques, selon notre spécialiste), en quoi cette main, donc, est bien là, quand il s'agit de photo-graphie (le trait-d'union est de lui) ? En quoi y a-t-il moins de graphie dans une estampe numérique que dans une photographie ? Dans un cas la main qui tient le stylet n'existe pas, dans l'autre cas, la main qui appuie sur un déclencheur existe bel et bien. De plus, très souvent, mes estampes numériques ont comme commencement, ou support, ou matériau (etc.), un dessin, une peinture, enfin, je veux dire quelque chose que j'ai réalisé avec un pinceau, un crayon, une brosse, une plume, un tube de peinture, une pipette, un heat gun, un couteau, avec les doigts, du papier, du carton, de la toile, du verre, du métal, du tissus, de la cire, peu importe… Mais même là le spécialiste voit que ma main a disparu. J'en viens à douter de ne jamais avoir joué la sonate de Liszt ou celle de Berg avec mes mains qui n'existent pas. J'en viens à douter de n'avoir jamais joué des fugues de Bach ni des études de Chopin ou de Debussy, ni les Variations sérieuses de Mendelssohn, ni la Sequenza de Berio, et de n'avoir jamais travaillé le Gradus ad Parnassum de Clementi, j'en viens à douter d'avoir écrit des milliers de brouillons et d'esquisses pour un trio à cordes, pour un sextuor, etc. C'est terrible le doute ! Mais sans main, comment aurais-je fait ? Parce qu'il n'y a pas de raison : Si ma main disparaît quand je dessine sur ordinateur, elle disparaît aussi quand je dessine sur du papier ou que j'écris sur du papier rayé, elle disparaît quand je fais des gammes et des arpèges, et peut-être même, qui sait, quand je caresse une femme ! Et ce pinceau que je croyais tenir avec ma main droite, avec QUOI est-ce que je le tiens ? Et quand je pisse, avec quoi je tiens ce sexe qui peut-être n'existe pas non plus… C'est terrifiant ! 

Je suis le premier à me poser des questions sur l'art numérique, et cela fait bientôt trente ans que je me pose ces questions. J'ai toujours été très critique avec ce qui sort d'un ordinateur et je me suis fait énormément d'ennemis ainsi. On ne m'a pas pardonné de dire que le roi était nu quand effectivement il l'était. J'ai tellement vu de nullités absolues que je ne peux pas ne pas être très méfiant. On me dira qu'il y avait tout autant d'œuvres nulles avant l'ordinateur et c'est la vérité. Mais ce qui a changé, c'est le nombre de types qui se croient autorisés à faire dans l'art depuis que cette machine existe. Que ce soit pour la musique ou pour tout le reste, l'art n'est rien sans la pensée, mais la pensée ne suffit pas non plus à garantir quoi que ce soit, je le sais depuis toujours. Prendre des vessies pour des lanternes n'est pas mon idéal, mais il est fort possible que je m'aveugle sur ce que je produis, je ne suis tout de même pas assez idiot pour l'ignorer. Mais j'essaie avant tout de voir et d'entendre les choses en me défaisant de toute idéologie, ce qui est un travail de tous les instants, et ce qui ne me semble pas si courant que ça. Il est tout de même étonnant d'avoir à préciser à des gens qui sont des spécialistes que ce qu'on voit sur un écran est TOUJOURS sujet à caution, étant donné la gigantesque chaîne de paramètres qui échappent au concepteur de l'œuvre, ou à celui qui l'a photographiée. Je suis toujours étonné de constater avec quelle candide désinvolture on se croit autorisé à juger d'un tableau qui est photographié et représenté sur un écran. C'est pourtant l'évidence même : avant d'être face à un tableau, on ne l'a jamais vu. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas ce qu'on voit sur l'écran ne présage en rien de ce qu'on va ressentir en voyant ledit tableau. Il se trouve que je viens de vendre une estampe numérique. L'acheteur n'avait pu la voir que sur écran, puisqu'il habite à 800 kilomètres de moi, et j'ai tremblé durant cinq jours, le temps qu'il la reçoive et qu'il me donne ses impressions. Il va de soi que s'il avait été déçu, je l'aurais reprise, mais grâce au Ciel cela n'a pas été le cas. Sans doute un amateur de main coupée…

(à Monsieur Olivier Lequeux)