vendredi 24 octobre 2014

Personne ne m'attend


Karajan était-il "un sale type" ? Énorme question et, dans le même temps, question négligeable. Heidegger était-il nazi ? Pareil. Céline antisémite ? Pareil. Quelles que soient les réponses qu'on apporte à ces questions, ceux qui les posent sont toujours, disons neuf fois et demie sur dix, des cons. On n'espère pas se faire comprendre, ne vous en faites pas. Vous pourrez continuer à dire que Georges est un imbécile, un plouc ignare et un peu nazi sur les bords, on s'en tamponne absolument. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, une certaine forme de bêtise extrêmement virulente s'est infiltrée partout, a durci, et même si l'on retire les murs dont les lézardes ont permis à cette bêtise de proliférer, les murs restent, remplacés qu'ils sont par la bêtise solidifiée, qui est devenue aussi solide que les murs qu'elle a colonisés.

« J'ai tout mon temps, personne ne m'attend. » La vieille dame reste assise sur le banc de pierre. Les autres s'éloignent. Après une brève hésitation, il reste près d'elle, il s'asseoit à ses côtés. Il ne sait pas quoi dire. Elle a parlé à voix basse. Il l'entend qui reprend son souffle. Elle regarde fixement devant elle. Elle est soulagée : tout mais pas l'hôpital. Il fait doux mais il la voit frissonner. « Voulez-vous que je vous accompagne jusqu'à chez vous ? » Elle tourne la tête vers lui, le regarde sans sourire. Elle ne répond pas. Il pense que peut-être il l'effraie, avec son blouson de cuir, son blue-jean, et sa barbe de trois jours. « Si vous voulez, oui. » Il imagine déjà l'appartement, il a une boule dans le ventre. Il fait doux, c'est une fin d'après-midi d'automne agréable, il aurait pu continuer à se promener, regarder les jolies filles, boire un verre à la terrasse d'un café. Il l'aide à se soulever, très lentement. Il pense qu'elle risque de se briser, de s'effondrer, qu'il va au-devant d'ennuis, de complications, mais, après tout, personne ne l'attend, lui non plus. Elle prend son bras, ils font les premiers pas, minuscules, ridiculement minuscules. Sa soirée va y passer…

C'était à l'arrêt du 57, place d'Italie. Je crois que nous rentrions de Corse, oui, sans doute. Nous étions début septembre et je devais aller directement au conservatoire, c'était le jour de la rentrée et je n'avais pas le temps de passer à l'appartement. Il devait être quatre heures de l'après-midi. Ils m'ont laissé là. Nous nous sommes embrassés et je les ai regardés partir, tous les deux, dans la circulation, dans la 204 blanche. Mon frère était au volant et ma mère était à côté de lui. Je me suis senti abandonné, complètement abandonné. Ça n'a pas duré longtemps mais rarement dans ma vie j'ai éprouvé une souffrance aussi violente.

Elle écrit : « Nous sommes bien seuls ! » Oui, ils sont bien seuls, je suis d'accord. Mais plutôt que de voir ce qui se passe aujourd'hui, ici et maintenant, certains d'entre eux (beaucoup !) préfèrent aller déterrer des nazis en carton-pâte et faire des procès aux morts. Ne se rendent-ils pas compte que c'est extrêmement agaçant, et que ces procès rétrospectifs les font ressembler comme deux gouttes d'eau à ceux qui les menacent réellement ?

La mort est toujours là, même dans les moments de joie intense, et peut-être encore plus dans ces moments-là. C'est elle qui appuie sur le nerf qui nous fait jouir de la vie. Le chant, c'est très exactement la mort qui se donne à entendre grâce à la joie du son. Quand on est entièrement seul, physiquement et moralement seul, le grand silence du temps devient musique. Expulsé de la vie, jeté bas, parmi les ombres, il y a quelque chose en l'homme qui alors seulement resplendit et s'entend, se détache du trop plein des émotions et creuse un sillon indicible.

Il est incapable d'imaginer sa vie sans Karajan comme il est incapable d'imaginer sa vie sans ses parents, père et mère, qui lui ont fait place, entre eux. Il essaie de l'imaginer jeune, alerte, pimpante, allant à un rendez-vous amoureux. Mais il n'y arrive pas. Elle reste une petite vieille qui fait de tout petits pas accrochée à son bras. Encore combien d'années avant d'être comme elle ? Combien d'après-midi d'automne ? Elle n'a pas dit un mot. Elle se concentre sur chaque pas, l'un après l'autre. Ils doivent faire un attelage bien singulier.