mercredi 15 octobre 2014

La Perruque (4)


Dans le jardin, chez elle. Elle est au travail. Luna dort près de moi. Je laisse tourner le magnéto. J'entends Bel Canto, dans le salon. Je m'endors… Je rêve de Catherine V. J'ai un petit chat dans le dos, sur l'omoplate gauche. Catherine, dans cet immense appartement qui revient si souvent dans mes rêves, avec ses multiples pièces en enfilade. Nous faisons l'amour, comme beaucoup sont en train de le faire tout près de nous. La plupart des femmes qui sont là sont plus appétissantes que Catherine. Je découvre, dépité, qu'elle est épilée. Catherine V. a les cheveux courts, elle est blonde, elle a un très léger défaut de prononciation. On remarquait ça, dans le temps. On se connaît depuis qu'on a douze ans. Les V. et les V., deux grandes maisons à chaque extrémité de la ville, deux styles différents de familles bourgeoises. J'avais un an de moins qu'elle, je ne l'intéressais pas, elle faisait partie des "grandes", celles qui sortent avec les "grands". On s'est retrouvés, plus de trente ans après. On est alors sur un pied d'égalité. Elle peint. Je suis musicien. On fait comme si tout cela était simple, évident. Son père était directeur d'usine. Il me semble qu'on disait comme ça. Il conduisait une DS. On s'est reperdus de vue, depuis, avec Catherine. Elle était venue à la maison, dans le jardin, en été, Maman était encore vivante. Les V. et les V. reviennent sur les lieux du crime, boivent du thé, prennent une part de gâteau. On parle des frères et sœurs. Nous sommes des survivants. Nous jouions au tennis ensemble. Je me rappelle sa sœur ainée, toujours joviale, sanguine, solide, Nicole, je crois, qui avaient des cuisses comme des troncs d'arbre. C'est amusant, je m'aperçois que lorsque j'avais douze ans, quinze ans, je ne faisais pas attention du tout aux fesses des femmes, mais à leurs cuisses. Leurs seins aussi, n'exagérons rien. 

L'appartement est celui de Viviane. Il a plusieurs étages, au moins deux, peut-être trois. À chaque étage, au moins sept ou huit pièces en enfilades. Pourquoi est-ce que j'y reviens toujours ? Dans le vrai appartement de Viviane, le piano était tout au fond, dans une petite pièce. Un vieux piano, quart ou demi-queue, je ne sais plus, mal accordé. Quand je suis arrivé Cité Chastagnac, la première chose que j'aie entendue, c'est la plus jeune fille qui parlait au téléphone, d'une jolie voix aiguë et gaie : « Je n'aime que toi ! » Ensuite j'ai croisé dans l'escalier la deuxième fille, très belle. Et puis j'ai été présenté au père, le dernier des Surréalistes, petit homme enfoncé dans le canapé. Viviane avait acheté un des premiers lecteurs de CD, elle avait mis les préludes de Chopin par Arrau. Je regardais le disque tourner à toute vitesse. « Qu'en pensez-vous ? » Je n'aime que toi… Viviane m'aimait beaucoup, je crois. Elle voulait me protéger. Elle me trouvait des élèves. En général des folles mais très gentilles. L'une d'elles me rapportait toujours du chocolat suisse. Le piano était dans sa chambre à coucher. En ce temps-là, je ne croisais que de très jolies filles. 

Elle est en Grèce. Son mari prend sa carte bleue, il ne veut pas lui rendre, car elle vient de lui dire qu'elle va prendre l'avion pour venir me voir. Il menace de jeter la carte dans la mer. Elle me dira, plus tard : « Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'il n'aurait absolument rien pu faire pour m'empêcher de venir vous rejoindre. » Elle est assise à côté de moi, à l'église. Tout le monde la remarque. Je la trouve courageuse de se montrer là, à mes côtés. Dès demain, toute la ville le saura. C'est la plus belle. Je lis mon texte, sans faiblir. Je les regarde dans les yeux, tous. Ils sont un peu sonnés. Elle restera trois jours puis nous la raccompagnerons à l'aéroport de Genève. 

Nous nous sommes vouvoyés pendant deux ans, avant de passer au tutoiement. Je le regrette encore. Le vouvoiement, dans les relations amoureuses, est un des secrets érotiques les mieux gardés et les plus précieux. Luna vient me lécher le visage. J'arrête le magnéto. Juste à ce moment-là on entend une cloche dans le lointain. 

(…)