samedi 11 octobre 2014

La Perruque (2)


La soirée est un moment particulier dans une chambre d'hôpital, un moment particulier et difficile. On sent quelque chose qui se referme, les malades vont rester entre eux, nous allons devoir les quitter, les laisser, revenir au monde normal. En un sens, l'intensité de la vie va baisser d'un cran. C'est le moment où tout peut arriver, on imagine très bien qu'ils sont livrés à eux-mêmes, que les infirmières ne sont pas assez nombreuses, qu'elles sont peut-être fatiguées, que peut-être elles n'ont pas très envie d'interrompre les discussions qu'elles ont avec leurs collègues pour aller calmer un patient, pour lui parler, pour appeler un médecin qui dort ou qui est déjà surchargé de travail… On voit le tableau, les sonneries, les lumières qui clignotent dans le vide… Des femmes en blouses blanches attablées autour d'une soupe, ou occupées à répondre aux sms de leur petit ami… On voit leurs chaussures blanches, ces espèces de sabots blancs à trous, un peu ridicules… On voit qu'elles sont comme toutes les femmes, grosses, la croupe large et gauche, nerveuses, agacées, trop maigres, soucieuses, tendues, fermées, ou au contraire trop gaies, trop volubiles, trop bruyantes, trop vulgaires, on voit qu'elles ont la peau sèche, des rougeurs sur les mains, les cheveux ternes, de grandes dents asymétriques… Dans les chambres des malades, la lumière a changé. On parle plus bas. Souvent la télé est en marche, dérange tout le monde, mais on n'ose rien dire. Les parents ont apporté des vêtements, des objets, des livres ou plus souvent des magazines, ils attendent qu'on leur signifie qu'ils doivent partir. Ils partiront à regret, mais soulagés. Il y a toujours, ou presque toujours, un autre. Un autre patient, une autre famille, et c'est ce qui rend les conversations un peu étranges. On parle bas mais quand-même on entend ce que disent les autres. On ne dit rien mais on n'en pense pas moins. Je me demande si les choses n'étaient finalement pas mieux, quand il y avait des dortoirs. Dehors il pleut. Il y a de grandes fenêtres contre les vitres desquelles la pluie vient battre. On n'y prête pas attention. On écoute ce que dit le malade, on lui sourit, on sourit également à l'autre malade qu'on ne connaît pas, on croise ses parents qui ouvrent les placards, ça sent la mandarine. On entend les bruits qui parviennent du couloir ; pourquoi les portes sont-elles toujours ouvertes ? 

Ce soir-là, c'était très particulier. J'avais l'habitude de rester jusqu'à ce qu'on me mette dehors, et même de m'incruster un peu au-delà, mais là, comme c'était Raphaële, le médecin de garde, nous sommes restés tous les quatre très tard dans la chambre, Sylvain, Raphaële, ma mère et moi. Quand nous sommes partis, mon frère et moi, il devait être dix heures du soir. La nuit tombait, nous étions en été. Une infirmière est passée pour nous dire qu'il fallait partir mais comme le médecin était là elle n'a pas insisté. Raphaële a dit, très bas, à son infirmière : « On y va, on y va… » Mais nous sommes restés au moins deux heures encore. Ma mère était plus ou moins assise dans son lit, elle ne nous regardait pas vraiment, mais je sentais qu'elle était consciente, et je sentais surtout qu'elle était heureuse. Elle ne disait rien. Nous étions tous les trois à deux mètres du lit, et tout le monde se sentait bien. On a fait durer ce moment le plus possible, c'était la Joie, une joie douce, très calme, qui n'avait presque pas besoin de mots. Personne ne parlait de ce qui se passait, bien sûr, mais je sais qu'on en était tous conscients. Raphaële m'aimait, je l'aimais, ma mère était heureuse, Sylvain avait l'air heureux aussi, je ne sais vraiment plus de quoi on a parlé, mais le temps a passé très vite. J'ai toujours pensé que ma mère, alors, m'avait en quelque sorte "donné" Raphaële. Elle ne parlait plus depuis des semaines, les médecins me disaient qu'elle ne sentait rien, qu'elle ne comprenait rien, mais je savais que c'était faux. Et là, ce soir-là, ç'a été un moment de grâce comme j'en ai connus très peu dans ma vie. 

Je connais bien les hôpitaux. J'en ai connu l'envers et l'endroit, l'avers et le revers, j'y ai occupé presque toutes les places, j'ai dormi dans les lits des malades et dans les lits des médecins, j'ai couru la nuit en chaussettes dans les couloirs déserts, j'ai monté des escaliers comme un Sioux, j'ai pénétré à l'intérieur par des portes dérobées, je me suis caché dans les douches, j'ai même failli sauter par la fenêtre. Je connais les réfectoires, les bureaux des médecins, les chambres, les salles des infirmières, les chambres de garde, les placards à ballets, les dortoirs communs, les jardins où l'on pousse les chaises roulantes, les endroits où l'on peut fumer, les salles d'examens, les toilettes…

(…)