samedi 10 décembre 2011

Regard(s)


Je fais la queue, au supermarché. Derrière moi, une pin-up, une de ces petites nanas très à la mode, très sexy hype branchée et tout, qui a l'impression - ça se voit, ça se sent, ça s'entend - qu'elle est vraiment le must, le top, le summum du sex-appeal, à tous les niveaux onvadir, que tous les mecs sont forcément raides (dingues) en la regardant du coin de l'œil, qu'on ne peut que la dévorer du regard. Pas une seconde cette minette imaginerait ne pas être à votre goût, ne pas provoquer en vous des émois humides, torrides, scabreux, ne pas vous affoler le ventricule. Elle est persuadée, si jamais elle vous voit (ce qui est largement hypothétique, et même assez improbable), que vous allez vous précipiter dans un coin sombre pour vous branler en pensant à elle, dès que vous aurez rempli consciencieusement votre panier à roulettes du samedi soir. Il est absolument impossible pour elle que vous lui préfériez, et mille fois, la beauté de votre amante. Comment ? Cette dernière a déjà près de cinquante ans ? Et c'est bien le point important, justement ! Comment faire, et pour une femme surtout, pour être belle et désirable à cinquante ans ? Car s'il est évidemment facile de l'être à vingt ans, quand la nature ne vous a pas craché au visage, il est autrement plus rare et précieux de le rester (ou de le devenir) quand le fruit a déjà révélé la majorité de ses sucs et arômes.

Or la fille en question non seulement ne m'excite pas le moins du monde, mais je la trouve vulgaire, ridicule, et pour tout dire relativement moche et même repoussante. Elle s'habille très mal, elle se maquille plus mal qu'une pute de la rue Saint-Denis, elle se tient déjà comme une future "maman recomposée", je ne vous dis rien des sons que laisse échapper sa bouche déjà déformée par la tristesse de ses pensées, l'œil est mal éclairé, le cheveu d'un noir trop brillant, et l'incisive d'une blancheur arctique qui pue la menthe synthétique. Le moment est plaisant car on sent bien que ce goût (ou plutôt ce dégoût (ma lubie !)) n'est pas envisagé, pas prévu au programme, pas répertorié, absolument absent de l'imaginaire libidineux (eh oui, même les minettes qui se trouvent forcément bandantes peuvent être libidineuses, il n'y a pas que les vieux aux cheveux gras suant dans leurs imperméables mastic) de la jeune fille en question.

Les malentendus (si l'on peut appeler cela ainsi) de ce genre m'enchantent littéralement. Un court instant, une sorte de renversement de l'ordre du Spectaculaire intégré (pour parler comme Debord) surgit sans crier gare, et vous console de devoir faire les courses en un moment aussi déprimant qu'un samedi soir de décembre. Toutes les valeurs qui ont cours, là, dans ce vaste hangar chauffé, entre saumons fumés et chocolats frelatés, sont défaites, durant un éclair, et vous font oublier les dames âgées (de 65 ans) qui disent, à haute voix (suffisamment haute, en tout cas, pour que j'en profite), à leurs maris, que "putain, ça fait chier, de devoir se mettre sur la pointe des pieds pour attraper c'te merde !" Grâce à cette petite minette un peu tristounette qui se méprend sur notre regard, la vie est un peu moins triste, aimer celle qu'on aime est un peu plus drôle, intéressant, précieux, excitant. Le singulier et sa persistance inouïe, même et surtout dans le monde de la diversion, est une très grande consolation. La "bombe" (sexuelle) non seulement ne vous fait pas aimer moins celle que vous aimez, mais c'est tout le contraire, vous mesurez la chance invraisemblable qui est la vôtre, de connaître la vraie beauté !

Toute une génération arrive avec son regard de web-cam, avec pour canons sexuels ceux de la pornographie (les gestes, les sons, les mots, mais principalement l'esthétique, qui là plus encore qu'ailleurs révèle sa parenté avec l'éthique), et surtout avec ce trou-noir existentiel et moral dont les débords ébouleux se sont depuis longtemps abîmés en eux-mêmes : la pudeur. Sans la pudeur, nul érotisme, nul désir, et, à terme, nulle sexualité au sens que ce mot avait encore pour nous, au XXe siècle. Freud avait vu juste : ceux qui nous débarrasseront de cette chose seront acclamés en héros, et l'on ne sera pas regardant sur les méthodes et sur les nouvelles croyances dont ils pallieront le vieux trésor qui commençait à sentir la charogne. Comme il est bon de s'en désolidariser, de cette génération, de s'en séparer absolument et sans regret ! On voit que Jaime Semprun avait raison : la question n'est pas de savoir quel monde nous allons laisser à ces enfants, mais quels enfants allons-nous laisser au monde !



Qu’il se réjouisse,
Celui qui respire en haut dans la lumière rose !
Car en dessous, c’est l’épouvante.

(Schiller)