dimanche 11 décembre 2011

118-6


L'intermezzo, sixième et dernière pièce des Klavierstücke opus 118, de Brahms, figure, très concrètement me semble-t-il, et de manière extrêmement ramassée, l'acte artistique, tel que décrit plus haut. Remarquons d'abord que le chiffre 3 est l'opérateur quasi unique, le combustible rythmico-harmonique de la pièce, à l'instar de nombres d'œuvres musicales qui ont cette couleur métaphysique. Les tierces, le 3/8, la matrice mélodique de ce mélisme qui tourne autour du fa (dans un ambitus très ramassé de tierce mineure), qui s'y enroule comme un serpent autour d'un bâton, et l'harmonie constituée de l'accord diminué, accord ambigu (car non directif et pouvant se résoudre de nombreuses manières) entre tous, et composé également de tierces mineures superposées. Brahms nous a habitués à ces structures musicales extrêmement cohérentes (sur le modèle beethovénien), on pense par exemple au premier mouvement de la quatrième symphonie, lui aussi entièrement construit sur la tierce. Une cellule, germe minuscule, depuis laquelle tous les paramètres de l'œuvre sont générés de manière déductive. Le 3, en musique, a un sens extrêmement chargé, depuis Jean-Sébastien Bach, et depuis le christianisme. Ce Klavierstück ultime est le quatrième intermezzo du cycle de l'opus 118, qu'il conclut en mi bémol mineur, tonalité à l'exacte opposé du la mineur de la première pièce. La tonalité est tourmentée (six bémols à la clef), comme le motif mélodique, qui semble tourner en rond dans la nuit et se consumer lui-même d'un feu qui le dévore de l'intérieur. Imaginons un homme qui tourne lentement un bâton, qui fait des cercles dans l'eau, ou qui, comme le Christ, écrit sur le sable, espérant trouver dans l'onde informe ou dans la multitude des gains de sable un sens à sa vie, qui du même mouvement paradoxal lui échappe et obéit à son geste interrogateur. Il veut dévoiler, percer le voile du mystère, mais plus il lève le voile plus le mystère s'épaissit, à mesure que l'écho ne lui renvoie qu'un reflet muet, indéchiffrable. La musique ne délivre pas de secrets, elle est le secret. C'est ce que l'homme peine à admettre. Il veut être délivré, sorti de lui-même, de sa prison intime, mais le chant qu'il élève, puisant en sa douleur, le ramène encore et toujours à lui-même, c'est son propre corps qui vibre, c'est sa bouche qui s'ouvre, c'est son cœur qui défaille, ce sont ses forces qui déclinent. Le chiffre 3 est le seul qui en musique permette de figurer à la fois le cercle (de la ronde, de la danse, de la transe) et le désir de s'élever au-dessus de la terre, c'est à la fois l'inscription de l'homme dans le cosmos et la possibilité d'une transcendance en lui.