samedi 24 décembre 2011

Déchant


Régulièrement, j'écoute les Mazurkas de Chopin, dans la merveilleuse interprétation d'Arthur Rubinstein. C'est comme revenir, inlassablement, à un carnet de croquis intime, à la source de la mélodie, du rythme, et même d'une certaine façon de l'harmonie. Un peu comme avec les Danses allemandes de Schubert, mais en beaucoup plus abouti, plus raffiné, délicat, c'est la sensation merveilleuse d'avoir accès à la fois au travail et à son origine, au geste musical dans ce qu'il peut avoir de pur, de simple et d'élémentaire. Une poésie dénuée de toute pose, une poésie qui ne poétise pas, qui ne fait pas de phrases. Les quelques gestes que peuvent faire les hommes et les femmes qui se rencontrent, ces quelques gestes et leurs variations.

S'il y a une chose que les littéraires ne connaissent pas, c'est le travail du musicien. Un écrivain écrit, immédiatement. Oh bien sûr, il lit, et comme le dit admirablement Philippe Sollers, les deux activités ne sont pas séparables. Mais enfin, le travail… un écrivain ne sait pas ce que c'est. Je parle de ce travail qui se trouve en amont, qui prépare le moment où l'on se met devant sa feuille de papier rayé. J'ai adoré faire ces centaines, ces milliers d'esquisses de thèmes, par exemple. On prend trois notes, les trois notes de l'accord parfait (do-mi-sol) et, avec ce matériau si pauvre, usé jusqu'à la corde par des milliers de compositeurs avant nous, on essaie de fabriquer des dizaines de thèmes. Rien de plus difficile. Mais rien de plus excitant ! Au début on devient fou. Impossible ! c'est ce qu'on pense immédiatement. Impossible car tout a déjà été fait. Et pourtant… Je ne vois rien qu'on puisse comparer à ça, à cette difficulté presque insurmontable, mais qu'on apprend très vite à surmonter. C'est vraiment un muscle inconnu qu'on développe. Je crois qu'il existe dans le corps humain autant de muscles insoupçonnés que de muscles décrits dans les dictionnaires anatomiques.

Récemment, j'entendais une œuvre que j'écoute peu : l'Andante spianato et grande Polonaise, de Chopin. Le génie mélodique de celui-ci m'a frappé, tout à coup (tout à coup, même si c'est pour la millième fois). Samson François parle du "don mélodique" (quand il le dit, de sa voix si musicale, on entend un seul mot : "ledonmélodique"). S'il y a bien une chose dont il est impossible de parler, qu'il est impossible de décrire, c'est bien celle-là. Et pourtant…

Pour jouer les Mazurkas de Chopin, il faut cette proximité de toucher avec le piano, il faut chuchoter à son oreille, il faut avoir à l'esprit le clavier du clavecin, ou même du clavicorde, ou même pas. C'est d'un clavier spirituel qu'il s'agit. Ses cordes se trouvent dans notre cœur (d'ailleurs c'est la même chose). Il ne s'agit pas de faire le malin. Être pianiste serait ridicule, et en tout cas beaucoup trop dire. Il ne faut que chanter (et encore…), parler, faire quelques gestes, tracer quelques figures dans l'air léger du matin, écouter.

Le don mélodique de Chopin, tel qu'il se déploie dans l'Andante spianato, c'est l'art du bel canto, mais un bel canto filtré par l'âme de Chopin. Ce qu'il en reste lorsque le bel canto, art raffiné et agréable mais trop parfumé, devient autre chose, qu'il n'en reste qu'un suc, qu'un alcool. Je sais qu'il s'agit d'un lieu commun, mais il arrive que les lieux communs disent vrai, et c'est même le plus souvent le cas. Ce qu'il faut, c'est l'entendre. Bellini, mais un Bellini décanté ("déchanté") par un être qui ne parle pas l'orchestre. Chopin n'est pas à l'aise avec l'orchestre, sa grande affaire, c'est la voix, c'est l'intérieur. Rien de mieux, quand on est fait ainsi, que le piano. Les pianistes, je parle des vrais pianistes, connaissent mieux la voix que tous les chanteurs réunis. Sans doute parce qu'ils ont eu affaire depuis toujours à cette voix que personne n'entend, personne sauf celui qui joue, qui est en train de jouer, cette voix plus vraie que la voix à cordes vocales. Depuis l'enfance, un pianiste sait qu'il n'est pas là pour enfoncer des touches (comme on enfonce des portes ouvertes), mais pour libérer la voix qui se trouve en lui, cette voix que seul un instrument comme le piano peut voiler (et le mot le dit merveilleusement), car il ne se substitue pas à elle ! Le piano a en effet cette particularité unique, je crois, de n'avoir pas de voix propre. Ce n'est pas un hasard si la plupart des grands compositeurs ont été des pianistes, et cela même si le piano est également un handicap lorsqu'on compose, handicap lié à la facilité d'aller "voir au clavier ce que ça donne".

Il faut écouter l'Andante spianato dans l'interprétation d'Alfred Brendel, celle qu'il a réalisée vers la fin des années soixante, je crois, en concert, si l'on veut comprendre de quoi je parle. Ce rapport au temps et à l'espace, au volume, au timbre, avec ce rubato si particulier, qu'il sait doser avec cette incroyable liberté, entre les deux mains, est absolument unique ! Le pianiste est entièrement vocal, je veux dire que se déploient en lui plusieurs voix, qu'il écoute, et qu'il laisse venir au piano, traverser l'instrument, en faire vibrer les cordes un instant (parce qu'il n'existe pas d'autre moyen pour se faire entendre, en cet instant-là), mais ne pas y rester, ne pas en être prisonnières. L'interprète n'est alors que celui qui accueille ces voix, leur fait place, et leur permet de converser avec bonheur. Ce n'est pas le piano qui chante, ce n'est pas Brendel, et ce n'est même pas Chopin, c'est autre chose, c'est le souvenir de Bellini, c'est l'Italie dans le cœur d'un Franco-Polonais, ce sont les heures légères où l'on s'est mystérieusement senti vivant sans avoir besoin du fracas des esprits.

L'important, c'est donc le filtre, la paroi fine et poreuse, la frontière délicate, la peau d'un homme qui tente de la sauver, de l'emmener avec lui dans l'autre monde, qui voudrait garder ce corps-là, cet esprit-là, ces amours-là, ces désirs-là, et surtout, ces souvenirs-là, si précieux, si chers, précieux comme le temps. S'interposer un instant entre la mort et le temps irrévocable, comme une membrane que celui-ci fait résonner, à peine, et il faut tendre l'oreille pour le savoir. C'est cela, Chopin, cet homme qui s'est interposé entre le Temps et la mort, pour que nous puissions saisir, peut-être, quelques bribes de la Conversation des dieux : la poésie sans mots.