dimanche 4 décembre 2011

Andante spianato


Jean Casino aimait les pseudonymes. Avec un nom comme le sien, ça se comprend. Après des études de droit vite abandonnées, il avait, comme on dit, "bifurqué vers l'art", surtout pour la très bonne raison qu'il y a plus de filles faciles dans les cours des Beaux Arts que dans les facs de droit. Jean Casino n'était pas idiot, il savait parfaitement qu'il n'avait aucun talent, et ce n'était pas pour apprendre à dessiner qu'on le voyait très régulièrement dans les cours de nu d'après modèles vivants. Les mardi et jeudi, il ne manquait jamais les séances qui avaient lieu au rez-de-chaussée du 3, place des Vosges. Ce n'est pas que les modèles étaient plus jolies ici qu'ailleurs, mais il avait ses habitudes à la brasserie Ma Bourgogne, avec quelques amis aussi indolents que grands buveurs. Ses amis l'appelaient le Chevalier, parce qu'ils savaient que son idole et sa principale source d'inspiration était le chevalier de Seingalt, Giacomo Casanova. Ce qu'ils ignoraient, en revanche, c'est que Jean Casino, en les quittant, se rendait presque toujours au 1, bis de la même place des Vosges, où l'attendait Rose.

Il l'avait rencontrée au cours de dessin où elle venait poser assez régulièrement. Pour Rose, ce travail n'était pas vraiment une corvée, elle n'avait que quelques marches d'escalier à descendre pour s'y rendre, mais surtout, et bien qu'elle ne l'avouât pas, elle était troublée par ces instants faussement routiniers. Elle aimait ce moment où elle se déshabillait derrière le paravent miteux, avant d'aller se mettre au centre des regards, avec les mouvements engourdis et légèrement gauches de qui s'absente de son propre corps pour des motifs ignorés de lui-même. Il y avait là des étudiants de tous âges, mais en majorité des jeunes gens, dont beaucoup de filles. Tous fumaient beaucoup. Après que la pose avait été décidée, corrigée, fixée, les voix de tous registres, mélangées de toux et de rires et de raclements de chaises, s'étaient fondues en un murmure pâle à l'intérieur duquel les coups de fusain et de crayon semblaient comme des étincelles fragiles et fugaces, et Rose se sentait alors émue, cernée, et finalement portée et choyée par tous ces yeux qui se levaient à intervalles plus ou moins réguliers vers la masse rose et blanche de son corps. Dans ce moment, comme après l'accord de l'orchestre, quand le chef lève sa baguette, il s'instaurait alors, sotto voce, un étrange dialogue entre cette forme laiteuse, en pleine lumière, immobile, et ces corps dont seules la tête et l'extrémité du bras étaient en mouvement, comme si par ces gestes économes et répétés ils insufflaient au modèle une vibration à peine perceptible qui le maintenait tout juste en vie. Rose ressentait cette palpitation légère comme une onde bienfaisante ; elle se laissait porter ; elle était surprise d'offrir sans remords aux regards ses deux seins lourds qui l'avaient si souvent gênée, en des circonstances pourtant ordinaires. On entendait le bois qui craquait dans le poêle. Il était suffisamment près d'elle pour qu'elle sente la chaleur atteindre directement son ventre, et parfois lui causer quelque embarras plus localisé.

Très souvent, Jean Casino dormait, au fond de la salle, mais quand c'était Rose, il venait plus près, et il la regardait intensément. Il était séduit par cette jeune femme un peu grasse, dont le pubis très noir et très fourni contrastait avec la peau très blanche. Elle ne ressemblait en rien aux filles avec lesquelles il couchait habituellement, et le fait qu'elle ne s'épile pas les aisselles le troublait violemment.

(…)