samedi 6 mai 2023

Sollers

 


Il vient de mourir. Sollers, c'est d'abord un nom : tout entier art (rusé, habile). Sollers, c'est d'abord une gueule, une allure, une certaine désinvolture, et surtout une voix. Sollers, c'est d'abord une longue partie de ma vie. J'ai beaucoup aimé la voix de Sollers, que j'ai écouté à la radio avant même de connaître sa figure. Je me rappelle ses apparitions au Panorama de Jacques Duchâteau, que je guettais avidement. C'est Christine, je crois, qui me l'a fait connaître, quand j'avais un peu plus de vingt ans. Elle lisait Paradis, ce livre rouge, à plat ventre sur le divan de la maison en Bourgogne, le chat sur son dos, et comme elle était plus cultivée que moi, j'ai voulu savoir à quoi ressemblait ce livre au titre ahurissant. Ah non, je me trompe, c'est Paradis II, qui avait une couverture rouge. Paradis, lui, était encore publié aux éditions du Seuil. Et je me trompe encore, car elle me l'avait offert pour Noël, ce livre, que je viens de retrouver, et sa jolie écriture, en décembre 1982. « (…) vers l'aveugle-né valse freloutée lesbielle mumelle taffetics de torse s'engantant l'ouaté ça n'en finit pas pour elles de se redouter et de s'y complaire et de s'y soustraire et d'y ajouter leur pétale arqué (…) » Elle parle de ses mouillettes, Christine… Quelles mouillettes ? Sollers, c'était aussi et surtout un certain rapport à l'érotique. « Ici, on ponctue autrement, et plus que jamais, à la voix, au souffle, au chiffre, à l'oreille ; on étend le volume de l'éloquence lisible. » 

Pourquoi pas une histoire mais cent mille histoires ? Pourquoi pas ? Une histoire cent mille et freloutée… Ici-là-maintenant et pour toujours ailleurs. Pourquoi pas le paradis ? On l'a connu. J'avais la sale manie, quand j'étais jeune, de toujours ôter la jaquette des livres que j'achetais. Je voulais que les Gallimard soient tous pareils, nus dans leur principe, et j'ai jeté la jaquette rouge de Paradis II. J'aime énormément, j'en ignore la raison, les livres édités au Seuil, dans ces années-là, et spécialement ceux de la collection “Tel Quel”. Eux aussi étaient simples, presque arides. Fond blanc et bordure brune. Cette sobriété janséniste me séduisait infiniment. Tel Quel… Voilà ! C'est ça, le commencement. C'est bien Tel Quel. On voulait voir le monde tel qu'il était, et je me rappelle avoir lu, relu et relu, ce volume, format de poche, comment s'intitulait-il déjà, à l'intérieur duquel on trouvait des textes de Derrida, le premier Derrida, ah oui, c'est ça, Théorie d'ensemble, Michel Foucault, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry, Pierre Rottenberg, Jean-Joseph Goux, Jean Thibaudeau, Denis Roche, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Jean-Louis Houbedine, le texte de Derrida, La Différance, avec un a, m'avait donné du fil à retordre, et j'avais adoré retordre ce fil-là. La poésie doit avoir pour but… Ah, ce Marcellin Pleynet, comme il nous aura divertis, quand il passait à la radio. La poésie est inadmissible, et d'ailleurs elle n'existe pas, c'est Denis Roche qui parle. Tout était possible, en ces années-là, croyez-moi ! Possible et inadmissible. C'est ce qu'on ne peut plus faire comprendre aujourd'hui. J'ai été mot parmi les lettres… C'était un petit monde, si vous voulez, oui, mais de ce petit monde sortaient par moment des éclats d'intelligence et de lumière qui nous tenaient en haleine, des éclats arrachés à ces esprits et à ces corps. Nous avions le sentiment de vivre dans un printemps perpétuel : Éros et culture se tenaient par la barbichette et nous faisaient danser. Et puis le jazz, et puis cette sensation inoubliable d'un monde qui s'ouvre pour nous seuls. Tel quel ! La poésie quotidienne dont j'aimerais donner une idée s'écrivait en soulevant des liasses de prose et en les laissant retomber dans la poussière du soleil, comme des billets de banque. Et je faisais la même chose en musique, alors, sans trop me poser de questions. L'Espagne, l'Italie, la France, la lumière portée de New York et le corps des femmes nous chauffaient les sens et la pensée, nous étions branchés sur une même vague harmonique et atonale. En ce temps-là, je croyais encore qu'il fallait tout comprendre et tout connaître, et que j'avais le temps, que c'était une raison suffisante d'habiter le monde. C'est cette langue que nous parlions. Écoutez la Suite espagnole, d'Albeniz, écoutez Ionisation, d'Edgar Varèse, écoutez la Sinfonia de Luciano Berio, et son Larorintus II, écoutez le Michel Portal Unit des années 70, écoutez Steve Potts et Mingus, l'XTet et le New Phonic Art, écoutez Djamchid Chemirani et Nusrat Fateh Ali Khan, écoutez Cecil Taylor et le Brotherwood of Breath de Chris McGregor, Miles Davis bien sûr, et les Mantra de Stockhausen, et les préludes pour piano de Maurice Ohana, et voyez tout ce monde englouti qui remonte à la surface comme si c'était hier… On a le cœur qui déborde, ce matin ! C'était un monde sans frontières entre la littérature et la musique, sans pause entre la liberté et la joie, entre l'invention et la solitude, entre l'amour et le temps. Impossible à expliquer. 

Voilà. Pour moi, Sollers, c'est d'abord, surtout et toujours l'envie de lire (je ne dis pas le besoin). L'envie d'aller voir les écrivains. Pas leurs palais ni leurs chaumières, mais leurs liasses de papier, leurs brouillons, leurs stylos et leur machine à écrire, leur table et les fenêtres devant lesquelles ils se tiennent immobiles. Ce qui se trouve sous leurs textes. De nous tenir un instant près d'eux, dans leur chambre. J'ai envie de citer ce passage de Femmes :

« Je m’étonne toujours de constater à quel point ils ou elles ont peur d’être seuls… Alors que, pour moi, c’est depuis toujours le plaisir fondamental, les yeux ouverts du petit matin vide, la soirée qui n’en finit pas, la beauté insensée des murs… J’aime manger seul au restaurant ; j’aime rester seul trois jours sans adresser la parole à personne… J’aime sentir le temps passer pour rien, n’importe où, dormir, dépenser le temps, me sentir le temps lui-même courant à sa perte… Je suis là, encore un peu là, et un jour je ne serai plus là, je boucle doucement sur moi ma place dans la bande dessinée, la rapide atmosphère ambiante… Je me sens de passage, agréablement, simplement, je n’ai pas peur… Tout le malheur des hommes est l’impossibilité où ils sont de demeurer seuls dans une chambre ? Oui, avec Pascal sur la table de nuit, ça devrait suffire, cependant, pour la grande nuit du séjour parmi les hommes… Café très fort, whisky, tabac, radio… Et vogue la plage ! Et plane le temps ! De temps en temps, je loue une chambre d’hôtel, pas loin de chez moi… Je vois tout comme si j’étais en visite dans le coin où j’habite, j’ai l’impression de venir faire une étude après ma mort sur ma vie dans la région… » Et puis aussi, dans Carnet de nuit : « J'étais le dernier paragraphe, son ondulation, sa modulation. Surpris, navré, amusé de me retrouver quand même avec un corps, alors que j'étais passé de l'autre côté : dans l'air, entre les phrases. » Vous me dites que ce n'est pas de la grande littérature ? Je suis d'accord. Ce n'est pas de la grande littérature, mais ce “Carnet” m'a aidé à vivre, et j'en avais fait une sorte de bréviaire secret. Mozart n'est jamais loin. J'habitais à Paris dans un très bel appartement qui était devenu une sorte de tanière magique. J'avais beau être entouré, j'y ai beaucoup souffert de la solitude, et Sollers m'a parlé à l'oreille. Ça n'avait pas de prix. Je crois bien avoir inventé sa littérature autant que je l'ai lue, et peut-être plus. J'aurais toujours une dette envers lui. C'est comme ça. Je me souviens d'une fois où Sophie était venue me chercher au train, à la gare de Lyon, il faisait beau et nous avions décidé de marcher jusqu'à notre appartement de la rue Villehardouin. En chemin, près de l'Observatoire, j'ai aperçu Sollers en train de lire à la terrasse d'un café. Je l'ai indiqué discrètement de la tête à Sophie et elle m'a immédiatement dit : « Oh ! Allons le voir ! » Mais non ! Jamais de la vie ! Je ne voulais pas le déranger. Il était dans l'infini, et nous, nous étions seulement à Paris. Un peu plus tard, j'ai mieux compris pourquoi mon amie voulait aller le voir. Un soir que nous étions en train de regarder la télévision comme un vieux couple las, l'habile Bordelais se montrait dans la petite lucarne, et Sophie, sans me regarder, prononça ces mots stupéfiants : « J'ai envie qu'il me baise. » Je crois qu'elle ne lui aurait pas déplu. 

La solitude et Sollers, donc, la curieuse solitude qui peut aussi bien nous tuer que nous amener au paradis. C'est compliqué, une vie d'homme ! C'est très simple et très compliqué. Je m'en aperçois par exemple quand je reprends un de ses romans (Portrait du joueur) et qu'il me tombe littéralement des mains. Comment ai-je pu aimer ça ? Ça me semble inconcevable, et pourtant… Mais je sais bien que le même phénomène pourrait m'arriver avec d'autres et je ne suis pas pressé d'en tirer des conclusions. C'est moi qui ai changé, et je ne crois pas qu'il faille s'en désoler. Il y a des saisons pour certains livres, pour certains écrivains, et puis les saisons passent, et nous passerons aussi. Je préfère ne me rappeler que les bons souvenirs, et ce que Sollers a fait germer en moi. Il aimait Mozart, il aimait Bach, il aimait le jazz, il aimait Argerich et Bartoli, et Gould, c'est déjà bien. Je ne l'ai jamais rencontré et c'est très bien aussi ; je ne l'aurais peut-être pas aimé, il ne m'aurait peut-être pas aimé. La solitude et la musique, entre nous, c'est ce qu'il y avait de plus précieux. Ça laisse des traces indélébiles. Même si je me sens un peu orphelin, aujourd'hui, sa mort me fait paradoxalement du bien. J'ai rouvert des livres, moi qui depuis quelques semaines avais la littérature en horreur ; j'ai rouvert des livres et j'ai reconnu la joie qui accompagne ce geste comme on reconnaît un vieux compagnon qu'on a essayé d'oublier en vain. Ça me console de bien des choses. 

Du double mouvement de la ponctuation invisible et de l'illisible saturé, il a su se tirer habilement en se cachant comme personne. Tous ceux qui disent le connaître mentent, très naïvement. Je n'ai pas cette prétention, mais j'ai l'impression aujourd'hui d'avoir marché un temps en sa compagnie, sans mots, sans phrases, comme on suit silencieusement une belle fille dans la rue pour savoir où elle habite. Heureusement, il m'a semé en chemin. Restent le désir et le mystère. Merci, Sollers ! Tu as étendu le volume de l'éloquence lisible. J'ai été mot parmi les lettres, peu importe ce qu'il en restera.

dimanche 23 avril 2023

NON

C'est l'histoire de ma vie. J'ai arrêté le piano parce que je n'étais pas assez bon. J'ai arrêté la composition parce que je n'étais passez bon. J'ai arrêté la peinture parce que je n'étais pas assez bon. Je vais sans doute arrêter d'écrire parce que je ne suis pas assez bon. J'aurai beaucoup arrêté, dans l'ensemble. Il ne me reste plus maintenant qu'à arrêter de vivre, parce que je n'ai pas été assez bon dans cet exercice — et là, c'est indiscutable : j'ai toutes les preuves. 

La seule chose qui pourrait contredire un peu cet état des lieux est que ce que je vois autour de moi n'est pas très bon non plus, très loin de là. C'est même assez mauvais, dans l'ensemble. Il y a bien sûr quelques notables exceptions, que tout le monde connaît, ce n'est pas la peine d'y insister, mais dans l'ensemble, encore une fois, le niveau est assez catastrophique, parmi les publiés et les exposés (à tous les sens du terme). J'en ai quotidiennement des dizaines d'exemples, il suffit d'allumer la radio ou de lire quelques extraits de ce qui se publie de nos jours pour en être convaincu. Mais est-ce une raison ? Est-ce parce que les autres sont mauvais qu'on devrait avoir le droit et même le devoir de se faire publier ? Non, bien sûr. C'est seulement un tout petit peu rageant tout de même. Quand on fait lire ses petits machins, on est très exposé, figurez-vous. Les réactions, ou les absences de réaction sont tellement parlantes, tellement signifiantes, comme on disait dans ma jeunesse ! À elles seules, elles suffisent à nous donner l'envie pressante de baisser les bras, d'« arrêter les frais ». Tout cela est si ridicule… Toutes ces nanas (car il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes, comme par hasard) qui sont aujourd'hui invitées à la radio ou à la télé pour parler de leur livres nous donnent un avant-goût très puissant de l'enfer de médiocrité arrogante dans lequel nous sommes invités à planter nos crocs émoussés. Comment peuvent-elles, comment peuvent-ils ? Voilà ce qu'on se dit à chaque instant. Comment est-ce possible ? Comment peut-on décemment penser qu'on a le droit de publier des textes aussi misérables, aussi convenus, aussi soumis à l'esprit du temps et à sa langue, aussi peu exigeants ? Ah, on peut dire qu'elles nous épatent, ces inconscientes, que leur absence totale de vergogne et de lucidité nous en bouche un sacré coin ! Toutes-et-tous, elles-et-ils n'ont pas le moindre doute : ils sont légitimes. Ils peuvent être pianistes, compositeurs, peintres, écrivains ; c'est tout naturel, pour eux. Nadia Boulanger, elle, demandait à ses étudiants de connaître par cœur tous les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il y a quarante-huit préludes et fugues dans les deux livres du Clavier bien tempéré. Dans l'édition Henle, cela représente 259 pages. Et non seulement ça, mais elle leur demandait en plus de connaître chaque voix individuelle de chaque fugue (il y en a jusqu'à cinq par fugue) et d'être capable de reconstituer de tête la fugue en question à partir d'elles ! Autant dire que des étudiants comme ceux-là n'existent plus aujourd'hui. Yvonne Loriod demandait à ses élèves de savoir jouer l'intégralité du Clavier bien tempéré (c'est déjà beaucoup moins difficile) et les trente-deux sonates de Beethoven (l'ancien et le nouveau testament). Voilà ce qu'il y a peu encore on considérait comme le minimum. Ça ne vous octroyait pas le moindre talent, bien sûr, mais au moins vous aviez une tête bien faite, et c'était un préalable indispensable. Ces exigences feraient rire, aujourd'hui, on bien les considérerait-on comme des résurgences malvenues d'un nazisme culturel qui ne dit pas son nom. 

On devrait féliciter les artistes qui produisent une non-œuvre, ou ceux qui non-produisent des œuvres. Ce sont eux, les grands héros de notre temps ! Ceux qui s'abstiennent. Ceux qui évitent la publication, le public, la publicité, la bien nommée renommée de ceux qui désirent être nommés deux fois, une fois par leurs parents et une fois par la rumeur, une fois par le sang et une fois par l'image. Mais, à ceux-là, personne ne songe à rendre hommage, bien entendu. Ils sont les oubliés définitifs, ils sont le terreau négatif qui donne à la lumière le pouvoir de sculpter les figures graves et satisfaites des œuvres positives. Ils sont morts avant que d'être nés, et c'est leur mort qui permet aux vivants de se réjouir de ne pas encore disparaître dans le tombeau. On ne les estime pas, et ce n'est pas qu'on les mésestime, c'est que l'estime ne se lève jamais sur leur horizon. À ce calcul approximatif, ils sont déclarés en découvert, leur solde est négatif ; le commodore a beau tourner le gouvernail en tout sens, il ne rencontre que vents contraires — aucune voie ne s'ouvre dans les flots gris qui sont autant de murs infranchissables. Il n'y a que leur mort réelle et définitive qui puisse parfois apporter quelque sens à une existence qui en manque absolument — c'est dans l'oubli éternel qu'ils espèrent un regain d'affection, ou seulement d'attention. Leur opacité est leur seul bien tangible, ils s'y accrochent comme à une main tendue sortie de nulle part. Les prend-on en photo que le cliché est flou, raté, sous-exposé, inutilisable, impubliable. Alors dans la solitude ils écoutent la voix lumineuse d'une Barbara Schlick, et rêvent qu'ils sont portés eux aussi dans l'ardeur de l'astre de vie par la grâce furtive d'un avantage indu, d'un malentendu loufoque. Ils avancent ainsi, de rêve en rêve, jusqu'au monde des opinions, qu'ils observent du dehors, prudemment, dont les roucoulades nacrées leur parviennent par bribes merveilleuses comme nous parvient la lumière des étoiles mortes depuis longtemps, ces noms brûlés déposés dans le ciel. Car les hommes n'apprennent rien, ils ne savent que mal servir les morts, ils n'existent réellement que dans le temps où il est trop tard, ils s'éveillent quand il est celui de dormir, comme des assoiffés qui se sont gavés de sucreries ; ils se croient immortels quand ils ont le sang déjà aigre et ils se plaignent de l'abîme quand la vie les traverse de part en part. Il faut dire une messe pour eux, ceux qui pleurent sans savoir pourquoi, ceux qui se réveillent à l'aube d'un dimanche ensoleillé avec l'envie de remonter à la source, à l'introuvable source du désir, ce désir qu'ils ont piétiné de fureur parce que leur regard ne rencontrait que des phrases vides et des grimaces. 

Les publiés d'aujourd'hui sont avant tout des gens pour qui la publication (la notoriété et la petite gloire qui l'accompagne) est l'essentiel. On n'écrit plus pour écrire, ou parce qu'on a quelque chose à dire, on écrit pour être publié. Cette perversion, ou sa version paroxystique, date vraisemblablement des années 80 du siècle dernier (années où la publicité est passée sans vergogne sur le devant de la scène, poussant dans les coulisses ceux qui la tenaient comme on pousse les vieux restes d'un repas à la poubelle), mais, depuis une ou deux décennies, elle a pris une ampleur qui ne laisse aucun doute sur sa féroce tyrannie. Tous les artistes et tous les écrivains ont toujours eu un besoin impérieux de se faire connaître et reconnaître, certes, mais ils avaient jusque là le souci, plus ou moins marqué, plus ou moins délibéré, plus ou moins innocent, de dissimuler ce vice infect sous l'éclat des œuvres qui les rachetaient un peu

La vitrine… Il n'y a que ça qui les fait mouiller. La littérature n'a pas toujours été pur prosélytisme pour soi-même enrobé de sucre et d'égards malsains pour la cité, ou bien si ? Je l'ignore. Je n'aime plus la littérature. Commençons par plonger madame Yamilah dans un état hypnotique et demandons-lui son avis sur la question. Madame Yamilah a la tête qui lui sort par les yeux, le sang qui bout, elle voit Jack Lang, un verre de champagne à la main, qui roule une pelle à la Culture et à la Presse, elle veut fuir cette orgie mais toutes les issues sont murées par des écrans géants qui trépignent en cadence jusqu'à l'assourdissement. Il y a longtemps que je n'avais pas pleuré autant. Je monte le volume de la Messe en si, je ne veux plus entendre mon cœur. Mais cette église, là, était-elle aux normes ? La poésie ne doit pas être l'écume du cœur, vous en êtes sûrs ? C'est déjà pas si mal, c'était, qu'on la recueille précieusement, celle-là, comme on éclaircit un bouillon dont l'aspect est bien moche. Victor Hugo, ou Flaubert ? Nous tournions entre la folie et le suicide. Flaubert, sans hésiter. Madame Bovary pour cinq cents francs, quand Hugo vendait son roman (son opus, comme dirait Arnaud Laporte) pour trois cents mille francs — il avait déjà les funérailles nationales en tête : Le BTP ne désarme jamais, Bernard Arnault ne dort que d'un œil, ses collections enflent comme une tumeur, comme une rumeur, les grands sentiments font les grandes réussites, dès lors qu'on sait en faire la réclame, tout est sur le visage et la nature morale a horreur du vide, elle doit constamment s'observer dans le miroir, se tâter le muscle et vérifier que le courant passe, c'est sa mesure — c'est ainsi que les vies vont à l'enflure : les mains sales ont les gants plus blanc que blanc, la vocifération ouvre la voie, les rhinocéros passent en convoi et les prudents s'écartent, gênés autant qu'intimidés. La gangrène par en-dessous ne dérange que les odorats trop sensibles. On peut rire, bien sûr, mais on rit seul. Quand je pense qu'on naît, qu'on meurt, qu'on se réjouit, qu'on s'afflige, qu'on travaille à toute sorte de métiers, qu'on est très occupé… Très occupé… Trop sans doute pour entendre. Les sourds ont des mines sérieuses, parce qu'il faut être sourd pour être sérieux, il faut s'occuper à réussir, et à le faire savoir, il faut en être, il faut influencer, c'est un métier, il faut être du bon côté de l'écran. Que c'est bête, bon dieu, que c'est bête ! La solitude, c'est le vide, c'est la torture du plaisir sans limite, c'est le rire incarné qui se retourne dans la chair, la solitude est aussi inhabitable que les larmes, qu'un paradis d'où seraient chassés tous ceux qu'on a aimés. Moi aussi j'ai eu vingt ans vous savez ! Moi non plus je n'ai pas eu le temps — et je ne l'ai plus non plus. Je suis enterré vivant mais ma tête dépasse et je vois les mollets des femmes. C'est beau mais elles passent trop vite. Elles sentent l'iris, le mimosa, les genêts et le lilas, l'herbe coupée, le foin et la sueur, il aurait fallu ne rien dire, ne rien voir, et surtout ne pas entendre leurs voix et ne pas les croire, mais la poésie est un maître tyrannique ; vivre sans elle ne nous a pas semblé possible. Je dis “poésie” par pudeur (et surtout par prudence). 

Regardez-les, un verre de vin et un cigare à la main, autour de deux jolies femmes. Mais pourquoi donc font-ils tous exactement la même chose ? Elle a la bouche pleine de dents mais ne sait pas enflammer son allumette, la péteuse. On l'a mise en vitrine et elle se régale ; on n'a même plus besoin de les rétribuer, ces connasses. C'est toujours ça de pris, semble-t-elle se dire. De quarts d'heure de télé en quarts d'heure de radio, il faut occuper le terrain. C'est l'interminable guerre du dégoût, jusqu'à saturation. Tout peut arriver… même rien. Nous y sommes. Alors on peut en venir à aimer la guerre et le massacre, seulement pour entendre un autre son, une autre musique, des paroles moins convenues, ou au moins pour en avoir l'illusion un instant, pour oublier un peu les vitrines des libraires et le sale boniment moral. Il n' y a pas grand-chose entre la Messe en si et le vacarme, entre la haine pure et la sainteté, et ce pas grand-chose, c'est encore trop. 

Je suis frappé, comme souvent, de constater que la langue française nous offre avec constance une carte très précise du sens tel qu'il s'entend chez les parleurs innocents : lourds et sourds peuvent très souvent s'échanger leurs effets, sans dommage pour la vérité. À une lettre près, ils disent la même chose, et ce rapprochement des deux signifiants est en lui-même un autre signifiant, terriblement sonore dans son mutisme apparent. Céline nous disait : « Ce qu'ils sont lourds ! », et moi j'entends : « Ce qu'ils sont sourds ! ». Depuis que je suis enfant, je souffre de cette affection, qui est ma plus tenace malédiction : on me met (ou je me mets) toujours face à des gens qui n'entendent pas, et je ne comprends pas qu'ils n'entendent pas, ou qu'ils n'écoutent pas. Je voudrais savoir pourquoi. Qu'ont-ils donc à craindre ? Que redoutent-ils d'entendre ? Eux-mêmes ? Car notre parole, lorsqu'on parle, fait surgir la voix de l'autre ; c'est comme un écho qui atteste de la présence : il y a un inévitable retour. Nous ne sommes pas seuls. 

Sans doute ai-je toujours eu peur d'être abandonné. Mon plus ancien cauchemar est un rêve dans lequel je suis sous l'eau, dans une rivière transparente qui me montre avec une clarté cruelle ma mère tranquille en train de ratisser le gravier du jardin. Il fait beau, c'est l'après-midi. Les formes sont parfaitement dessinées, d'une main très sûre. Et je crie pour appeler ma mère qui bien sûr reste imperturbable, affairée bêtement à une tâche qui me paraît aussi familière qu'absurde. Non seulement elle ne comprend pas ce que je dis, mais surtout elle semble ne pas l'entendre. Rien dans sa physionomie ne montre que ma voix porte. De quoi est faite cette eau qui nous éloigne des autres, qui nous tient enfermés en nous-mêmes ? Je crois que ceux qui aiment sincèrement la musique ont éprouvé cette terreur, car elle seule, la musique, peut nous faire sortir de cette prison, dans l'instant qu'elle advient. Au moment où j'écris ces lignes, une magnifique pie vient tout près de moi, qui resplendit dans le soleil. Elle ne fait aucun bruit, elle qui peut en faire tant quand elle s'avise de pérorer. Elle aurait pu me dire tout ce qu'elle avait sur le cœur : par exemple que le ciel est orange, ou vert, ce que personne ne voit, que les champs autour du village sont recouverts d'un voile qui l'empêche de s'y reposer, que les parfums des chemins au printemps la rendent folle, et qu'elle doit voler très haut pour ne pas raconter tout ce qu'elle sait des hommes. Elle aurait pu me parler, et je l'aurais écoutée, mais elle sait que moi non plus je n'ai d'oreilles qu'au dedans de moi et qu'elle perdrait son temps. « Ce qu'ils sont sourds ! » pensent des hommes tous les animaux. Pour ma pie, je ne suis qu'un homme parmi les autres ; je peux, au mieux, écouter Bach ou Albeniz, mais je suis sourd à tout le reste. La réalité est infiniment plus grande que nos sens, et notre clavier est si pauvre qu'il nous impose de faire intervenir la Science pour décrire ce qui nous entoure, preuve absolue de notre infirmité. Le silence des bêtes, par moment, quand nous parvenons à faire taire notre lancinant babil, nous laisse entrevoir la parfaite complexité de l'univers. 

La mauvaise littérature est affaire de conviction, elle manque de silences et d'effroi dans ses phrases, tout est rempli, comme les prosélytes ont l'esprit rempli de vérité, tous les embranchements sont déjà inscrits sur la carte, la signalisation est très claire, les balises clignotent et parlent haut. C'est sans doute ce qui la pousse à vouloir être très-visible, car l'image comble ceux qui en sont avides. La mauvaise littérature est imperturbable car elle sait à l'avance ce qu'elle doit entendre, et donc ce qu'elle peut dire. Nous n'avons avec elle aucune conversation réelle. Elle parle toute seule, elle vit dans un milieu stérile, à l'abri des bactéries et des virus dont elle se croit menacée. Tous les fleuves du monde, tous les vents, tous les océans, toutes les bêtes et tous les poèmes l'observent de loin, comme un monument sans fenêtres qu'il vaut mieux éviter, mais rien n'entame son aplomb de plomb. Elle a le nombre et la publicité pour elle, et la télé, et la statistique, et la rumeur, et la renommée, et la puissance de l'autorité rassurante. La mauvaise littérature est tout entière dans le « live », dont ils raffolent tous, qui à l'envers se lit « evil », le mal, elle colle à la vie comme le sparadrap à la plaie, le sparadrap qui prétend empêcher le mal alors qu'il ne fait que le recouvrir. Ils veulent être vaccinés, ils veulent traverser l'art sans une égratignure, en continuant de penser ce qu'ils pensent, en continuant de vivre comme ils vivent, ils veulent rester moraux jusque dans la lecture, ils veulent être préservés et innocents. Nous avons lu pour nous faire du mal, et c'est bien ce qui est condamné aujourd'hui. Je ne vois pas comment un véritable écrivain pourrait aujourd'hui ne pas s'autocensurer. Il sait que sauver l'humanité n'est pas de son ressort et que ceux qui s'en vantent sont des assassins en pantoufles ; il est irréconciliable, ce qui rend sa parole presque impossible : il ne peut pas parler librement, il est trop seul pour cela. Il n'a de refuge qu'en lui-même et ses phrases — autant dire qu'il est nu comme un nouveau né. Tous ceux qui parlent en meute sont protégés par elle mais ont les jarrets coupés et des mains d'automate, car leurs phrases sont déjà écrites à l'avance (elles s'écrivent toutes seules) : on les voit venir de loin, tenus serrés par l'image et la bouillasse éditoriale. En cour, ils sont aussi interchangeables que des secrétaires d'État ventriloques : quel que soit le remaniement ministériel du jour, leur dialecte pasteurisé et veule aura le goût de l'industrie, tous ils parlent depuis leur filière ; on a l'impression qu'ils n'ont pas vu la lumière du jour depuis leur naissance, et que leur étable sonorisée est le seul monde qu'ils connaissent. Ce qu'ils prennent pour la morale est l'ensemble des règles que leurs chefs-produit ont édictées durant leur dernière réunion marketing. 

La mauvaise littérature est avant tout affaire d'oreille, ou plutôt d'absence d'oreille. Et comme l'absence d'oreille est le signe distinctif essentiel de notre époque, il est parfaitement normal que nous vivions dans une société post-littéraire. Un des signes les plus patents de ce manque d'oreille est la sensibilité (ou plutôt l'insensibilité) aux scies langagières, ce venin sucré. Je le remarque quotidiennement. Les rares personnes qui font état de leur allergie aux scies de la parlure contemporaine le font toujours avec un retard considérable. Quand elles prennent conscience d'une de ces horribles rengaines, on peut être certain que celle-là a déjà deux ou trois ans d'âge. Durant ces deux ou trois années, ces gens sont restés complètement sourds. À chaque fois que j'ai pointé une nouveauté en ce domaine, on m'a répondu par des exemples complètement hors d'âge. C'est un peu comme si, aujourd'hui, quelqu'un s'avisait soudain qu'on dit beaucoup (peut-être même exagérément) « c'est vrai que ». Pour en revenir à la musique, je suis très frappé de voir qu'il est devenu impossible d'affirmer tranquillement (par exemple) qu'un Thomas Enhco est une nullité caractérisée. Essayez, vous verrez quelle levée de bouclier vous allez susciter. Il y a encore trente ans, la question ne se serait même pas posée. Aujourd'hui, on va vous demander des preuves de ce que vous avancez. Mais quelles preuves pourrait-on apporter à des sourds ? Si je leur dis qu'ils sont sourds, ils vont hurler au fascisme. Alors je ne dis rien. C'est le fait même de devoir en parler, qui est extraordinaire ! C'est le fait d'avoir à prouver que le ciel est bleu, qui devrait faire dresser les cheveux sur la tête ! Sans doute vivent-ils dans un monde dans lequel le ciel a cessé d'être bleu, et c'est moi qui suis en retard. 

Ce qu'il faut, c'est dire NON. Mais ce n'est pas facile, de dire non, quand on veut tellement que les autres nous disent oui. J'ai beaucoup écouté Federico Mompou, depuis quelques jours. Il m'aura fallu soixante ans pour être capable d'aimer cette musique qui, il y a trente ans, me paraissait trop simple, pas assez composée. La vie est compliquée. Mes goûts ont changé, mais finalement pas tant que ça. Au-delà des spectaculaires volte-face et reniements, il me semble que le fond est resté assez stable, heureusement. Mompou était là depuis longtemps, mais un surmoi tyrannique me retenait. À lui je ne veux plus dire non. Je me retrouve tellement dans cette manière d'improviser. Où sont passées toutes ces centaines d'heures (ces milliers !) passées à improviser ? Qu'en ai-je fait ? J'ai jeté toutes les bandes magnétiques qui en avaient gardé la trace. Dommage. C'est fou tout ce que j'aurais jeté ! Arrêté. J'aurai passé ma vie à dire non. D'ailleurs ma mère m'appelait « Monsieur Non », quand j'étais enfant. Plutôt mort que sympa… Ça ne rend pas la vie facile, je vous assure. Il me semble que lorsque je serai mort il ne subsistera rien de moi. Aucune trace. Tout à fait comme si je n'avais jamais existé. Ci-gît l'Absent. Le non-advenu. Sur ma tombe : rien. C'est trop simple, d'aimer. Ou alors c'est beaucoup trop compliqué. On verra ça après la vie. 

Ma voix ne porte pas. — C'est un constat. Je n'aime pas les gueulards. 


samedi 22 avril 2023

Callada

 


Il n'y a pas de meilleur compagnon que Federico Mompou pour qui aime se promener solitairement, l'après-midi, dans la nature gardoise. Lui seul laisse assez d'espace à l'esprit pour vagabonder, sans heurts et sans attente définie — il marche du même pas que le musard, sans rien lui imposer. C'est dans le calme que Mompou improvise. Il ne développe pas, il n'insiste pas, il ne raconte pas. Il ne connaît pas plus sa destination que nous ; il songe à nos côtés, comme une ombre pensive et fraternelle. Nous passons, lui et moi, dans le temps qui coule en nous. J'avance en direction de l'Absence. 

C'est le calme qui préside à nos pas, aux siens et aux miens. Quelques fragments de mélodie, ça et là, quelques accords posés comme au hasard, chansons oubliées, danses esquissées, je marche dans ses traces, dans les parfums du printemps, près de la terre déjà sèche, sous les chênes. Je croise des chevaux, des moutons. Ce n'est pas une musique de boulevard, pas une musique d'avenue, ni d'autoroute, c'est une musique de chemins où l'on marche seul, sur des pierres dures et coupantes, où chaque sentier est un désir nouveau, un désir paisible et doux. Ses motifs, il ne les cache pas, il ne les compose pas, il n'a pas l'ambition ample des symphonistes, il chantonne près de nous. 

Ces promenades d'après-midi sont une joie exaltante, solitaire et triste. On dirait que ce sont les derniers instants de bonheurs qui nous sont confiés. Il faut être là. Nous nous souvenons de la vie, des amours, des plaisirs, des douleurs, du temps qui a passé, et les nuages au-dessus de notre tête forment des pays étranges, aussi instables que notre âme. J'existe à peine. 

Je me perds dans la garrigue, ma solitude me porte ; j'ai l'âme légère, presque trop. Mes pas me détachent de la Terre. Un oiseau triste et léger me suit du regard : lui non plus ne me comprend pas. Je devine ses appogiatures, ses traits et ses arpèges. Il compose dans le ciel une mélodie silencieuse et transparente et dans les feuilles sèches glissent des serpents rapides qui n'ont pas peur de moi. Le chemin et le calme sont des mots frères. Depuis ma tête le son du piano descend vers mes mains que je laisse libres et innocentes. Le bonheur impensable qui me traverse nettoie mon âme. La pensée s'éloigne doucement, je la vois me quitter, ne fais rien pour la retenir. Mon cœur bat, lentement, calmement… Il fallait être là.

dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

 (…)

Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus ne l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)

dimanche 2 avril 2023

Seigneur !



N'écoute pas, Dieu ! Si je crois en Lui, en Toi, c'est à cause de Bach. J'ai réellement découvert ma religion (et ma foi) dans les années 80, à Paris, en écoutant les passions du cantor de Leipzig (je fais mon prof). J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps en lisant le livret de la Saint-Matthieu. Dix fois, cent fois, j'ai eu l'impression d'assister à la mort de Jésus, et toutes les douleurs du Christ m'ont traversé le corps, de part en part. Rien ne m'avait préparé à cette émotion radicale. Ma jeunesse avait été si peu religieuse. Quand, à seize ans, je lisais les Évangiles, c'était en grande partie pour faire un geste qui me semblait intellectuellement intéressant et narcissiquement valorisant. Je prenais la pose mais ça ne m'intéressait pas vraiment. Je n'y comprenais rien du tout. 

Cette nuit encore, ces douleurs terribles qui m'ont déjà mené aux urgences d'Alès, il y a quelques années. Heureusement le mal a finalement cédé vers sept heures. Qu'il est difficile de souffrir, quand on est seul, et que le matin est encore loin ! Je n'ai pratiquement pas dormi mais je me suis tout de même levé à huit heures. Si l'on n'était pas dimanche, je serais resté au lit. 

Je peste contre Spotify, qui propose des disques complètement incohérents (quand on parvient à les trouver (les applications musicales du commerce sont faites pour tout, SAUF pour la musique)). Je voulais écouter la Saint-Jean d'Herreweghe, et le disque qu'ils présentent est tout sauf le disque que je possédais il y a vingt ans. Il manque même le “Herr, unser Herrscher” introductif ! Je ne sais pas comment ce genre de choses est possible. Personne ne hurle ? Personne ne les insulte, ces connards ?

Vincent me dit que la Saint-Matthieu d'Herreweghe est l'une de ses plus grandes émotions musicales, et je suis bien heureux (et soulagé) de l'apprendre. Je ne pourrais pas être ami avec quelqu'un dont le cœur ne saigne pas à l'écoute de cet enregistrement. (Pour ma part, je préfère la première version d'Herreweghe à sa deuxième, mais c'est un détail.) Même la très jeune Céline, que j'aimais à cette époque-là, accourait dès qu'une Passion de Bach se donnait à Paris, et je n'avais pas besoin de la forcer, elle avait la foi des convertis. Qu'une très jeune fille très peu formée à la musique soit si sensible (et sincèrement sensible) à cette musique m'avait beaucoup frappé. Régulièrement, j'y reviens, à ces deux passions, et ma ferveur ne faiblit pas. J'ai déjà souvent écrit à ce sujet, et sans doute vais-je courir le risque de me répéter, si j'en parle aujourd'hui. 

Quand on étudie un peu la Saint-Matthieu, on a tendance à reléguer la Saint-Jean, qui est moins monumentale, moins impressionnante, peut-être moins géniale, mais on y revient pourtant car elle possède des morceaux qui sont parmi ce que Bach a composé de plus génial dans ses chefs-d'œuvre. Les deux introductions, si différentes, sont tout aussi bouleversantes. Je pense souvent à un texte écrit par Philippe Sollers qui, à l'époque où je l'avais lu, m'avait beaucoup plu. Je ne sais plus de quel roman il s'agit, mais je crois bien qu'il s'ouvrait sur l'introduction de la Saint-Jean. « Herr ! » 

J'avais dans ma discothèque la version de John Eliot Gardiner, que je n'écoutais presque jamais car son introduction, justement, me semblait affreusement dissonante. Les interjections me faisaient mal aux oreilles. Il y avait là une tension qui allait au-delà de ce que je pouvais supporter. J'ai récouté cette version, ces derniers jours, parmi quelques autres (Ton Koopman, Harnoncourt, René Jacobs, Sigiswald Kuijken, Paul Kuentz, Günther Ramin), et c'est celle que je préfère ! Heureusement que nous vieillissons ! Heureusement que dans une vie nous avons la possibilité de passer par des phases (tous les vingt ans, quinze ?) qui se contredisent ! Sans cela, notre vie serait incomplète, et beaucoup plus bête. Je pensais à cela, hier en marchant, à ce qu'un Rimbaud, par exemple, a vu de la vie et du monde. Même avec son génie : pas grand-chose. 

Il est étonnant que Gardiner rende ces interjections si douloureusement dissonantes, alors que les accords ne le sont pas, du moins les deux premiers, qui sont de simples accords parfaits. Tout se passe comme si les dissonances des hautbois (le -mi bémol et sol-la bémol suivis des quintes diminuées, du début) se reflétaient sur les voix par un effet de rémanence. Le résultat est saisissant. La douleur est immédiatement là, au cœur du son, comme un acide qui le ronge. C'est Gardiner qui a raison. Il ne faut pas avoir peur. Il nous fait entendre des instruments et des corps qui semblent fêlés, abîmés par la souffrance. Ce ne sont pas des voix, ce sont des cris qui se détachent d'une mer vibrante et roulante qui avance inéluctablement vers la Croix. Les deux hautbois (parfois doublés par les flûtes, mais je préfère quand ils sont à nu) sont comme des bras de femme dans un lit : ils nous caressent et nous maintiennent, nous embrassent, nous font rouler dans l'ordure ; on frissonne et on prie mais il est impossible de s'en défaire, on mourra en eux. L'accord diminué des voix est terrifiant : on a le sentiment de n'en avoir jamais entendu de tels auparavant — il est tendu comme un arc électrique. « Seigneur ! » Même dans la plus grande humiliation… De chaque note tracée ici sourd la douleur et la Joie surnaturelle. La main de Bach est souveraine, il ne craint rien. « À toute heure ! » C'est le « vrai fils de Dieu » dont il est question. C'est Lui qu'on suit, pas à pas, vers le gouffre, vers la terre qui s'ouvre, vers la fin du Temps. 

Ton Koopman fait tout l'inverse : sur l'accord diminué, il fond les timbres dans une douceur de rêve, et les doubles-croches qui ondulent au-dessous semblent apaisées, consolantes. Jésus est notre frère.  Même dans la plus grande humiliation, nous savons pouvoir compter sur Lui qui nous a montré le chemin, qui a ouvert la voie et qui applique Sa voix, sur nos os brûlants, comme un baume. 

Chez Harnoncourt, chaque temps est marqué, ce sont des pas, lourds, pénibles, ce n'est pas une promenade, c'est une montée au calvaire. Le souffle manque. Le sang bat aux tempes, un goût amer dans la bouche. Aurons-nous le courage d'avancer avec Lui ? D'être là ?

René Jacobs, lui, fait entendre le cœur qui bat (à la croche). L'adrénaline. La peur. Mais on a un peu l'impression d'être à l'opéra, ou au Grand Rex, ou chez Beethoven. 

N'écoute pas, Bach, n'écoute pas mes bêtises ! Je serai toujours, même après cent ans passés à t'écouter, à mille lieues de comprendre ta musique. Mais j'aurai passé ma vie en elle, je l'aurai traversée de mille manières, et jusqu'à l'heure de ma mort, elle sera en moi comme un talisman, comme une énigme balsamique et une voie vers la connaissance. De chaque note lue et entendue, j'ai tiré de la vie et de la lumière, précieuse et singulière. À chacun d'entre nous tu parles sans rien dissimuler, le cœur complètement ouvert et ardent. Je plains ceux qui ne te connaissent pas. 

Demain commence la semaine authentique. Celle que chaque année on attend. Celle qui nous laisse espérer une victoire sur la mort. Celle qui nous console de ne plus recevoir de lettres d'amour. Celle qui nous venge de l'imbécilité et de la mesquinerie. Celle qui ouvre le temps et sépare la vie de sa dépouille. C'est la semaine qui doit tout à Bach, celle qui nous délivre du Bruit, celle qui nous ouvre les yeux sur la Vérité, celle du dévoilement. Sept jours pour se libérer du bavardage et du mensonge, de la dissonance, sept jours pour entrer dans la Gloire du Verbe fait musique. Ce ne sera pas de trop. 

Je Lui parle chaque nuit. Je me mets dans la paume de Sa main. Je n'ai pas trop peur de mourir. Seulement de souffrir dans la solitude, sans avoir pu m'expliquer ni terminer ma phrase, et quand, au détour d'un chemin, au printemps, je sens mon cœur qui demande grâce, j'écoute mentalement les deux hautbois de Bach qui font chanter mes organes avec une exultation que je ne comprends pas.

Nous n'osons pas penser ce que nous pensons. Nous n'osons pas vivre la vie qui est en nous. Nous n'osons pas aimer comme nous aimons. Nous n'osons pas dire qui nous sommes, tellement certains que personne ne pourrait l'entendre. Seule la musique est à même de laisser notre être profond se manifester dans sa nudité. 

***

Il y a quelques jours est née à Bruxelles la petite Eugénie. « On ne la voit pas, on ne l’entend pas mais on la sent quelque part. » « Puis elle est là. » Je n'ose même pas essayer de penser ce que doivent éprouver Yohann et Sabine. Faire apparaître un être qui n'était pas là l'instant d'avant, c'est créer un basculement dans le Temps, c'est poser le pied ailleurs. C'est la troisième fois que ces deux-là font apparaître une âme supplémentaire, mais je ne crois pas qu'ils en prennent l'habitude. « Et puis elle est là. La voilà. » Une voix nouvelle. « Voici le monde : voici le temps. » Ouvre les yeux. Tu traverseras le temps comme personne. « On ne vit plus détourné de soi-même. » Vive Eugénie, quoiqu'il advienne ! Verbe et adjectif. Bien née, bien nommée.

La vive, le vif, aux prises avec le temps, c'est la substance même de la musique. Il faut en passer par le son, par l'ouïe, pour déceler et accueillir la vie. Les nouveaux venus s'annoncent en criant ! Herr ! Seigneur, c'est moi, je suis ici, avec vous, de ce côté-ci du Monde. Et immédiatement la parole suit, le regard, la peau, le tempo, doubles-croches et soupirs, rythmes et accords, les bras et les noms, le récit et la poésie conjugués, chantés.

mardi 28 mars 2023

Gone with the wind

 


J'aime le vent. Quand il souffle, et fort, comme aujourd'hui, une autre âme habite le monde. Nous ne sommes plus seuls. Des pans entiers de mon rêve me reviennent et passent en moi à toute vitesse. J'ai un corps multiple. 

Isabelle était avec moi. Même si la femme de mon rêve n'avait pas son visage, c'était bien elle. Quelle aventure ! Des bijoux volés, un appartement parisien, des oreillettes qu'on nous enfonçait dans le tympan, un pistolet démonté au fond d'un sac, un ascenseur dans lequel je suis occupé à nous sauver, la merveille de la vie qui va, à toute vitesse, un air lumineux et frais, et des personnages qui sont ce qu'on peut imaginer de mieux — et français. Il y avait Patricio, aussi, et une adresse qu'on ne connaît pas. Des déplacements, des hésitations, des accélérations comme dans le jeu de Richter au piano. Nous étions jeunes, beaux, légers et vivants. Quelle aventure, que la vie !

Le vent c'est l'inconscient. C'est le rêve qui nous traverse, qui décolle le moi du moi, qui remet le temps à sa place, nettoie. La mort vient avec le vent et prend le visage de la vie. L'âme du monde ce n'est pas nous, ce n'est pas l'homme, c'est la grande Absence qui souffle et nous emporte là où personne ne pense. 

Le ciel est bleu, les fleurs, partout, et les hérons garde-bœufs font cortège aux tracteurs. Les pylônes sont couchés dans les champs. Je passe sous les fils électriques en frémissant. Je suis seul et heureux. Une résurgence de l'année 1976 ? 

Écoutons Ben Webster et Art Tatum. All the things you are, Gone with the windNight and dayMy one and only love

dimanche 26 mars 2023

Mémoires de l'amour

Ce soir je suis heureux et triste. Je regarde La Dentellière, de Claude Goretta, un film de 1977 que je n'avais jamais vu. Pomme, le personnage interprété par la toute jeune Isabelle Huppert, est bouleversante. D'ailleurs, non, elle n'est pas bouleversante du tout, ce n'est pas ça, mais on la plaint infiniment, on est triste avec elle, on est malheureux avec elle. « Tu te souviens, quand on faisait les aveugles sur la falaise ? » Elle est merveilleuse. Ce n'est pas du tout mon genre, mais j'ai tellement de tendresse pour elle que j'en pleurerais, ce soir, et j'ai bien du mal à distinguer la tristesse du bonheur.

Cette année 1977 est décidément unique. 

J'ai reçu un sms de Raphaële qui me reproche ce que j'ai écrit sur elle, sur nous, dans Luna. Je comprends qu'elle puisse mal le prendre, bien sûr, et même je m'y attendais, mais je le regrette, car elle ne comprend pas. Ce n'est pas tant moi ou ce que j'écris, qu'elle ne comprend pas, que la littérature. Disant cela, je vais encore m'attirer ses reproches et peut-être la faire souffrir, si tant est qu'elle lise ces lignes. C'est pourtant la vérité. 

« On n'a pas réussi à vivre avec celle dont on pensait être amoureux. » C'est la première phrase qu'elle cite, à charge, en la commentant d'un : « Ciel, si j'avais su que c'était seulement pensé… » Puis elle continue par « Ça tombe bien, car il aurait fallu de toutes façons choisir entre elle et toi, et qu'à la fins des fins, c'est toi qu'on aurait choisie. » 

Tu te souviens, quand on faisait les aveugles sur la falaise ? La mémoire de l'amour, c'est exactement ça. Le souvenir de ce moment où l'on faisait les aveugles au bord du gouffre. Dans le film de Goretta, François demande à Pomme de fermer les yeux, et la guide de sa voix vers le bord de la falaise, de plus en plus près, jusqu'à ce qu'on finisse par fermer les yeux de terreur. Elle n'a pas peur. « Tu as confiance en moi ? » Oui, oui, qu'elle répond ! Pourquoi voudrait-il la tuer avant même de l'avoir eue ? Hein ? 

J'ai reçu un SMS de Raphaële qui me reproche de laisser entendre (d'avoir écrit) que j'aie fait semblant de l'aimer. Comment peut-elle penser cela, même une demi-seconde ; c'est un exploit ! Mais admettons. Admettons que je l'aie écrit. Citons le paragraphe en question : « Finalement, la vie est bien faite. On n'a pas réussi à vivre avec celle dont on pensait être amoureux ? Ça tombe bien, parce qu'il aurait de toute façon fallu choisir entre elle et toi, et qu'à la fin des fins, c'est toi qu'on aurait choisie, et que ç'aurait fait un drame. Déjà lorsqu'on dormait chez elle, et que tu n'avais pas le droit de monter sur la mezzanine avec nous, je me levais plusieurs fois dans la nuit pour aller te caresser et te parler à mi-voix, sur ta couverture, juste au bas de l'escalier, car je ne supportais pas cette mise à l'écart de fait que tu ne pouvais pas comprendre. La vie est bien faite car tu es morte avant moi. Si j'étais mort avant toi, que serais-tu devenue ?… Je préfère ne pas y penser. » Oui, oui, j'ai bien écrit cela, et je ne le renie pas du tout. Mais j'ai écrit aussi : « Il y a de l'orage, c'est la nuit. Sûrement, elle dort. Elle ne produit presque aucun bruit, en dormant. Si elle fait le moindre bruit, elle se réveille elle-même. (…) Quand on s'est rencontrés, j'avais pris l'habitude, depuis pas mal de temps, de ne jamais dormir avec une femme. C'était devenu une règle, un principe. Avec elle, j'ai redécouvert le plaisir de dormir contre une femme, dans sa respiration, dans ses bras, dans ses odeurs, dans ses cheveux. 2002, 2003… Je lui avais joué Schumann. Je me relevais en pleine nuit, je prenais la voiture, et je faisais cinq ou six kilomètres pour aller près de chez elle, à la campagne, un endroit paumé. Je laissais la voiture dans un bois, à trois cents mètres, et j'allais à pied, dans la nuit noire, vraiment noire, jusqu'à chez elle. Je ne voyais rien. J'entrais dans la propriété, je faisais très attention à ne pas faire de bruit, un quart d'heure pour faire cent mètres, je restais là, à écouter, à regarder la maison, assis sur un fauteuil de jardin. Elle n'a jamais su. Qu'est-ce que je venais chercher, là, en pleine nuit ? Je ne sais pas. Je crois que je venais pour savoir ce qu'était l'amour. » J'étais fou d'elle. Fou, d'ailleurs, oui, elle m'a rendu fou, littéralement. Elle a eu un cancer, dans ces années-là, et quand elle allait faire ses rayons, je voulais rester avec elle, pendant les séances, je voulais prendre ma part de ses souffrances, et j'aurais accepté sans aucune hésitation de mourir à sa place. J'ai d'ailleurs voulu mourir pour de bon, à ce moment-là. J'ai fini dans une clinique pour cinglés, à Annecy, sans qu'elle lève le petit doigt pour venir me voir ou m'en faire sortir. J'ai souffert le martyre. Mais tout cela, elle n'en a cure, elle l'a complètement oublié. Elle a complètement oublié que c'est elle qui n'a pas voulu de moi, et que j'en suis devenu presque dément. C'est fou tout ce qu'elle a oublié !

Je comprends quelle puisse être perturbée de lire ce que j'ai écrit, je ne suis pas complètement idiot, et d'ailleurs, à sa place, je serais sans doute choqué (ou blessé) également. Mais j'ai eu besoin, un jour, d'écrire ce que j'ai écrit. J'ai eu besoin de relire mon histoire, notre histoire, avec ces yeux-là. Un jour ! C'est le « un jour », qu'elle ne comprend pas. Elle voudrait une vérité à la fois intangible et absolue, ce n'est pas ce que je cherche. Elle voudrait du cent pour cent, du blanc ou noir, mais je n'ai pas accès à ce type de vérités, et je sais depuis pas mal d'années que l'on doit accepter d'en passer par des paradoxes et des contradictions, et des retours incessants, et des reprises, si l'on veut avoir une petite chance d'approcher le vrai, le vrai en dehors de soi, à côté de notre petit moi éphémère et instable. L'être ne se laisse pas enfermer dans un souvenir univoque. L'amour est une relecture infinie de lui-même qui passe par des phases opposées qui ne s'annulent pas. Le temps glisse sur lui-même, se contracte, se dilate, se mord la queue, se disperse, se reprend, se dilue, se concentre, mais continue, encore et encore, et nos souvenirs se transforment sans cesse, dès que nos yeux plongent en nous. Il n'y a pas de chronique de la vie amoureuse, il n'y a qu'un roman, perpétuellement en défaut et en travail, et qui ne peut que décevoir, dès lors qu'on tente d'être honnête avec soi-même. 

Arrivée en haut de la page. Se laisser glisser doucement tout en bas. Meurtre oblique, passage symbolique au ras de l'encre. Blancheur coupée par la buée courbe du temps. Je regarde ses hanches et mon regard s'éteint, se court-circuite lui-même. Le corps a été retrouvé flottant à la surface de la rivière. Décomposition française. Omelette baveuse et mal cuite. Elle était sans doute de ces êtres qui donnent toujours l'impression de parler par glissandos.

Ce n'est certes pas la première fois que je fais cette expérience douloureuse ou décevante : personne ne veut de la vérité, et en amour moins encore qu'ailleurs. Il paraît qu'il est impossible — ou interdit — d'être à la fois dans l'amour et dans la vérité. Cela doit être écrit quelque part, dans un grand livre aussi introuvable que péremptoire. Tout se passe comme si les femmes amoureuses ne l'étaient que durant ce laps de temps dans lequel elles sont sourdes et aveugles, et à moitié folles. Vient ce moment, toujours, où elles recouvrent la raison et semblent se réveiller d'un mauvais rêve. Les deux états ne peuvent pas coïncider, ils s'excluent l'un l'autre comme l'huile et l'eau. C'est ce qui nous rend fous. On ne peut décidément pas se mettre d'accord. Il y a trente ans que ça dure, en ce qui me concerne : je ne crois plus à l'amour-sentiment. Si l'amour n'est pas une décision, une œuvre d'art en acte, un travail, une volonté, il n'existe pas, ou il dure six mois. C'est pourtant vérifiable ! On a beau le dire immédiatement, elles ont beau dire oui, oui, bien sûr, ça ne change absolument rien. Il y a une surdité de principe qui s'oppose à la réalité de toutes ses forces. L'amour-sentiment doit leur sembler beaucoup plus sexy, ou authentique, ou fun, je ne sais pas… 

Si mes souvenirs m'entraînent à ce point étrange de mon histoire où ils me conduisent à douter rétrospectivement de mes sentiments, alors que je sais sans l'ombre d'un doute qu'ils ont été forts et sincères, je me dois de l'écrire, de le penser, même si cela peut être inconfortable et désagréable. Comment ne douterait-on de ce que nous avons vécu ? C'est le contraire qui me semble invraisemblable, à moi ! Nous voyons tous autour de nous se déployer le désastre de l'amour réel et concret chez 99% de nos contemporains, et il faudrait prendre pour argent comptant ce que nos sens nous ont suggéré au moment où l'autre entrait en nous comme l'étrave d'un brise-glace ? Nous avons pourtant le droit de changer de lunettes, quand nous constatons que le contour des choses devient flou : ce n'est pas immoral ! Je ne suis pas le même que celui que je fus il y a vingt ans, mais cela ne peut pas m'interdire de lui demander des comptes et de lui suggérer de regarder différemment le monde qu'il a traversé. Je n'ai pas plus raison aujourd'hui que je n'ai eu raison alors, mais rien ne m'empêche de lire autrement le roman que mon corps a écrit autrefois. La vérité doit-elle se maintenir à travers la modification d'un sujet, ou la variation inéluctable de l'être s'accompagne-t-elle nécessairement d'une vérité mouvante ? Le passé composé parle autrement que l'imparfait de celui que nous fûmes. Il y a une différence entre écrire que nos sentiments « ont été forts et sincères », et qu'ils « étaient forts et sincères ». En réalité, tout signe est double. Aucune des traces que nous laissons ne peut avoir un seul sens, et dès que nous parlons, dès que nous affirmons, les contraires se mettent en mouvement, se placent face à face et se défient du regard. C'est le temps qui les départage. C'est l'instant qui met son doigt sur le plus ou le moins. 

Je pourrais te répondre que si tu doutes de mon amour pour toi, c'est que tu ne m'as pas aimé, et je serais tout aussi légitime que toi en l'affirmant. Mais la question n'est pas là. Mon livre n'est pas un dossier (à charge ou à décharge). Tu cherches dans ce que j'ai écrit un manifeste et un constat alors que je ne suis capable que de poser les quelques questions qui relient celui que je fus à celui que je suis. Je ne suis pas Dieu. Ce que j'écris n'est réel que dans le temps où je l'écris. C'est une trace que je veux laisser, pas la Réalité — et je serais bien ridicule de croire que je peux la livrer. Toute ma vie n'est qu'une relecture permanente. Rien n'est stable, rien n'est immuable, et peut-être que rien n'est vrai. Il m'étonnerait beaucoup qu'il en aille différemment pour toi. C'est désagréable ? Oui, ça l'est. Les bonnes nouvelles ne dépendent pas souvent de notre volonté. D'ailleurs, m'as-tu aimé ? Il y a beaucoup d'éléments qui pourraient me faire douter, tu sais. Après tout, c'est bien toi qui es partie… Mais rassure-toi, je ne vais pas les énumérer ici. Sache seulement que tu m'as arraché le cœur à de nombreuses reprises et que, peut-être, les quelques phrases que tu me reproches sont une forme de vengeance un peu puérile. Écrire, c'est aussi se venger de la douleur que les autres nous infligent en leur montrant que nous aussi nous sommes en mesure de les faire souffrir. Mais ce ne sont que des phrases ! Jamais elles n'auront la férocité de certains gestes ou de certaines lâchetés. Je ne cherche pas à te faire de la peine, je ne crois pas, mais il est vrai, pourtant, que l'amour qu'on porte à un animal est très différent de celui qu'on porte à une femme, car l'on sait immédiatement qu'il ne sera pas déçu. Jamais. Il est infini et non négociable. La bête ne changera pas d'avis parce qu'un homme plus jeune ou plus beau ou plus riche ou plus soumis passe à portée de patte. Tous ceux qui ont aimé un animal connaissent ce sentiment bouleversant qui donne une idée de l'infini, c'est-à-dire de l'amour débarrassé des mille petits poisons ordinaires et de la négociation permanente qui l'accompagnent fatalement quand il se développe entre deux humains. 

Que tu sois « désolée de l'amour », je le comprends d'autant mieux que c'est aussi mon cas. Je disais il y a peu à une jeune femme que je n'avais jamais réussi en amour, alors que l'amour était la grande affaire de ma vie, et elle me demandait ce que j'entendais par « réussir en amour ». La question mérite d'être posée. Je crois que ce que j'appelle ainsi, c'est tout simplement de continuer à croire qu'aimer est possible, quand l'autre s'ingénie toujours à nous faire renoncer à cette chimère. Ce que je ne pardonne pas aux femmes, c'est qu'elles passent très rapidement d'un état dans lequel l'amour est tout à un état dans lequel il n'est plus rien. Elles semblent toujours perdre la mémoire avec cette facilité et cette assurance que nous ne connaîtrons jamais, même quand nous jouons aux cyniques. Et en plus, vous avez le toupet de nous reprocher « d'aimer l'amour » ! Eh bien oui, je l'admets aujourd'hui sans honte, c'est l'amour que j'aime. Qu'on ne nous prenne pas pour des imbéciles ! L'amour de l'autre, je ne l'ai encore jamais rencontré, et d'après ce que je comprends, je ne suis pas seul dans ce cas. 

J'aurais pu me contenter de répondre à Raphaële qu'elle ne devait pas prendre mon texte « au premier degré ». Ç'aurait été bien paresseux, et surtout faux. On peut parfaitement prendre un texte au premier degré, à condition de ne pas s'en contenter. Les divers degrés de sens ne s'annulent pas les uns les autres, quand on lit. Ils se complètent. Lire, c'est creuser des galeries de vérité qui vont se croiser et de se décroiser d'une manière très complexe, presque à l'infini. On peut s'arrêter sur l'une d'entre elles, un moment, mais l'on sait que ce moment ne durera pas, qu'un autre viendra le recouvrir et lui donner une direction qu'il était impossible de prévoir. C'est ainsi que les textes parlent. Ils ont plusieurs bouches et parlent plusieurs langues. 

Écrire, c'est faire l'aveugle sur la falaise. On avance jusqu'au bord, les yeux fermés, on sait qu'on peut tomber, mais la tentation est trop forte de voir ce qu'on va voir quand on ouvrira les yeux. C'est comme l'improvisation au piano. Ça peut s'arrêter à tout instant, le tissu peut se déchirer, mais il faut bien y aller voir tout de même.

dimanche 19 mars 2023

Écran

Après un bref engouement, surprenant et très passager, plus personne ne s'intéresse à ce que j'écris, y compris chez mes plus proches amis. Je m'y attendais. C'est tout à fait normal. J'ai pu faire illusion un certain temps, mais ce genre de chose ne dure jamais longtemps. La poésie ? Ridicule. La prose ? Médiocre. Le roman ? Rien. L'essai ? Incapable. Je ne suis même pas foutu d'écrire une nouvelle digne de ce nom. Je ne parviens pas à aller au bout d'une idée, d'un texte, d'un canevas, d'une intrigue, et même mes phrases sont le plus souvent bâclées, bancales, imparfaites, lourdes et gauches. 

J'en reviens donc nécessairement aux origines de tout cela : écrire pour quoi faire ? Pour séduire ? Pour passer le temps ? Pour faire mal ? Pour se venger ? Pour trouver un substitut à la musique ou aux coups ? Pour avoir le plaisir d'utiliser le point-virgule ? Pour avoir tout de même un semblant de discipline (je n'ose pas parler de but ; et quant à l'infâme projet, je ne suis tout de même pas tombé si bas) ? 

Comme tous les ratés, j'ai cru qu'en inventant de nouvelles catégories d'écriture (je n'ai tout de même pas l'inconscience de parler de "formes") mon incapacité foncière serait moins apparente, ou moins cruellement mise en lumière. Hélas ! Je me demande aujourd'hui si cela n'a pas eu l'effet contraire. 

C'est le Clavier bien tempéré de Bach (joué au piano par Pierre-Laurent Aimard), que j'écoute ce matin en écrivant, qui me ramène à la simple et implacable réalité. Cette musique est d'une parfaite humilité, ce qui ne l'empêche pas d'être géniale. Il me fallait bien cette leçon, aujourd'hui.

Je pense à Keith Jarrett qui, dans une interview, comme toujours passionnante avec lui (quelle différence avec ses confrères !), explique que si l'on veut avoir une petite chance de savoir jouer du piano, il faut pratiquer cet instrument à l'exclusion de tout autre (il fait allusion aux pianistes qui sont passés au piano électrique ou au synthétiseur, et qui sont revenus au piano acoustique), durant tout une vie (il parle même de plusieurs générations…). La construction d'une discipline (et d'une langue propre, car les deux choses sont intimement liées) est extrêmement longue ; elle se déploie dans le temps et il n'existe pas de raccourcis, sauf pour quelques génies que personne n'est heureusement en mesure d'imiter. 

Ce n'est pas un hasard si, pour beaucoup de pianistes (et, au-delà, pour beaucoup de musiciens), la lecture et la pratique du Clavier bien tempéré est un geste quotidien, effectué tout au long de la vie sans la moindre lassitude. La discipline, dans la musique, est la moindre des choses. On ne peut en faire l'économie. 

Il est possible d'imaginer un écrivain qui n'écrirait qu'un seul livre, et qui n'écrirait qu'exceptionnellement. Ça me paraît difficile, mais pas inconcevable. Dans le domaine de la musique, c'est rigoureusement impossible. On ne compose pas de musique, on ne joue pas d'un instrument, sans avoir une grande familiarité avec l'instrument et les partitions et les œuvres— les connaître par cœur est très loin d'être suffisant. C'est tout le corps qui doit être en phase. Et c'est l'histoire d'une vie.

Ma vie a été coupée en deux. Tant que j'ai travaillé mon instrument (jusqu'à la fin du siècle dernier), tant que cette discipline a été là, chaque matin, chaque jour, chaque mois de l'année, mon corps a été en équilibre, ou, du moins, savait comment revenir très vite à l'homéostasie : il connaissait le chemin. Quand un muscle n'est plus utilisé, il s'atrophie jusqu'à disparaître. Je le constate chaque fois que je pose mes mains sur un piano. C'est horrible, car je pensais naïvement que ce savoir était là pour toujours. J'ai préjugé de mes forces et j'ai mal jugé mes instincts morbides. 

Je me rappelle très bien le jour où j'ai découvert la plaisir de dessiner, de peindre, d'imaginer des formes, de les superposer, de les modifier, encore et encore, mais surtout, surtout, de tenir un crayon ou un pinceau — l'outil, l'instrument, encore. C'était à l'évidence une autre forme de discipline, mais une discipline infiniment plus douce, plus calme, moins contraignante et moins brutale que celle de l'instrument (qui, elle, fait intervenir un nombre considérable de paramètres, de savoirs, de facultés, de mémoires). J'aurais dû continuer, car ce plaisir et cette sérénité au moment de l'acte me faisaient un bien fou, qui compensait, au moins en partie, l'absence douloureuse de la discipline instrumentale, absence que je m'étais infligée volontairement comme une autre sorte de discipline (ou de punition). Ma vie aura été une succession d'abandons, de renoncements. Tout ce qui aura compté, j'ai senti très vite qu'il fallait que je l'abandonne, que je le laisse derrière moi, avec le très vague fantasme que sa reprise serait le moment le plus favorable, le plus déterminant, le plus signifiant, de la même manière que la réexposition est le geste le plus important d'une sonate. C'est toujours le retour, par quoi la vie vaut d'être vécue, d'avoir été vécue. 

Je dis fantasme car, justement, j'ai fait en sorte de ne pas pouvoir reprendre. Je me suis conduit de telle manière que les chemins soient interrompus sans qu'on puisse en retrouver trace. La végétation (la vie) a tout recouvert. La vie a recouvert la vie, le plein a recouvert le vide. Ma mémoire insuffisante, insuffisamment préparée, mal ensemencée, indisciplinée, indomptée, ne me permet pas de soulever le vif exubérant qui s'est jeté sur ces voies abrégées pour les recouvrir de sa masse vigoureuse et intransigeante. Je ne perçois que le murmure d'un ruisseau souterrain, mais je n'y ai pas accès, je ne peux m'y abreuver. Cette impossibilité me blesse terriblement, me torture jour et nuit. J'ai laissé mourir des morceaux de moi, et leur absence vient me hanter chaque jour comme un membre amputé ne nous laisse pas tranquille. Toutes les blessures sont encore là, et les douleurs sont encore plus douloureuses de ne plus avoir de support auquel se rattacher, de membres qui leur donneraient un sens, ou, au moins, un contexte. 

On dit « brûler ses vaisseaux »… Mais dans mon cas, ce n'est même pas de ça qu'il s'agit. C'est plutôt que j'ai gaspillé mes cartouches sur des cibles qui n'étaient pas les miennes. Combien de fois avons-nous tiré sur la bonne cible ? Une fois ? Deux fois ? Ça se compte sur les doigts d'une main, en tout cas. Je pense en particulier à une courte pièce que j'avais composée pour mes élèves, du temps que j'étais au conservatoire. Il s'agissait d'une composition très modeste, pour violon, violoncelle, piano, et peut-être un instrument à vent (hautbois ?), je ne sais plus. Et même le terme de composition est presque un abus, puisqu'il s'agissait d'une libre adaptation de l'un des Mikrokosmos de Bela Bartok. Je n'ai pas gardé trace de cette courte page, et je le regrette beaucoup, car je crois vraiment que c'est ce que j'ai écrit de mieux dans ma vie. Il y avait là une parfaite adéquation entre l'écriture et le sens, entre la forme et les moyens, et, comme toujours dans la musique, ça s'entendait sans l'ombre d'un doute. J'en avais été le premier surpris. Je n'aurais pas pu changer une virgule à ce que j'avais noté. Cette minuscule anecdote, ce fait presque insignifiant m'est resté comme une leçon bien adaptée à son objet reste pour la vie. Il n'y en a pas tant que ça. La modestie de cette composition était loyale, sans feinte. Pour une fois, je ne m'étais caché de rien, aucune fumisterie, aucune embrouille, aucun détour, et j'avais mis mon métier à l'épreuve de la matière sonore avec une économie parfaite. Nous recevons dans l'existence beaucoup de leçons, qu'elles viennent des autres ou de la vie elle-même, mais très peu d'entre elles ont un sens clair et indiscutable : celles-là nous marquent à jamais, car elles nous font toucher du doigt ces vérités incontestables qui sont les points cardinaux de nos existences.

Si ce que j'écris n'intéresse personne, c'est sans doute parce que je n'y suis pas. Oh, j'y suis par moment, bien sûr. Il arrive ça et là que mes phrases ne soient pas complètement dénuées d'être et de nécessité, mais c'est si rare que sur la longueur, on ne perçoit que l'absence et la vacuité. Il suffit d'écouter n'importe quelle page (je dis bien n'importe laquelle !) prise au hasard dans le Clavier bien tempéré pour savoir ce que c'est qu'une phrase pleine d'être et de nécessité. Bach n'écrit jamais en vain. Il n'a que faire du son ! Je veux dire du son qui n'est pas relié à l'être, qui n'en est pas empli. Un son-sans-être est un son mort. 

Je me souviens d'avoir ressenti cette chose-là avec beaucoup de force, alors que j'habitais, seul avec mon chat, une grande maison dans un minuscule village bourguignon, au début des années 80 du siècle dernier, et que je travaillais les suites françaises de Bach, en hiver. Le paysage était austère, la maison inconfortable, les hivers longs et impitoyables, mais jamais je n'ai connu une solitude d'une telle nature. Jamais non plus je ne me suis senti aussi libre. Dans la sarabande de la suite en si mineur, j'avais partout la sensation de me trouver sur le plus haut sommet de chaque note, là où la voix de la note porte au plus profond de nous-même, où elle atteint sa cible avec une précision jamais mise en défaut, comme si elle nous connaissait mieux que nous-même. De là vient une exaltation d'une qualité insurpassable. Quand on a fréquenté de tels vertiges, il est difficile de s'accommoder du médiocre. 

La plupart des actions faites par notre corps le sont à notre insu. Si l'homme devait décider de lui-même de chaque processus métabolique, chimique, électrique ou hormonal de son organisme, il passerait sa vie à ne penser qu'à ça, et cela l'empêcherait de vivre. Qu'on songe seulement à la respiration… C'est la vie elle-même qui s'organise de manière spectaculairement efficace, sans que nous ayons à y penser. Dès que l'homme met les mains dans cette fabuleuse machine qu'est un corps, il dérègle le système en croyant l'améliorer, par méconnaissance et manque d'humilité (l'homme est un grand dérangeur). Écrire, c'est un peu la même chose. La langue sait bien plus et bien mieux que nous comment elle doit s'y prendre pour que sens et son enfantent d'une manière satisfaisante, ne s'agressent pas, ne s'annulent pas mutuellement, laissent le singulier venir à la conscience que nous partageons avec les autres. La difficulté est donc de ne pas trop la déranger, de l'accompagner, plutôt que de vouloir la commander, de ne pas faire écran à ce qu'elle dit à travers nous, de la laisser parler.

Je suis lourd et gauche, moi qui voulais être adroit et léger. À qui la faute ? Mes parents m'ont fait ainsi, et mon temps, et les morts avant moi, et les astres, et Dieu et mes désirs. J'ai cru un temps pouvoir être acteur, alors que je ne suis que spectateur, mais ce n'est pas faute d'avoir souvent et mal joué la comédie. Mes mains conversent le souvenir de bien beaux moments, mais ces souvenirs sont de plus en plus évanescents, inconsistants et aléatoires. Ils viennent encore troubler mon sommeil et sont parfois si cruels que je leur en veux. Je ne devrais pas, car le grand sommeil aura tôt fait de tout emporter, et alors, sans doute, je les regretterai. Car même cette cruauté est aimable, si on la compare à l'oubli définitif. 

Dans le fond, je devrais être content. C'est seulement lorsque ce qu'on écrit n'intéresse plus personne que l'on peut écrire vraiment, c'est-à-dire dans la liberté et la solitude inconditionnelles.

samedi 18 mars 2023

Sur la bonne voie (de la démocratie)



 « L'adepte, comme le partisan, fatigués sans 
doute de rechercher par eux-mêmes la vérité, 
s'en remettent à des instances qui les 
déchargent de ce fardeau. N'étant plus seuls 
devant l'inconnu, ils acquièrent à peu de frais
l'agréable conviction d'être sur la bonne voie. »


Le Moderne renonce assez facilement à beaucoup de choses, on s'en aperçoit en ce moment, mais il y a une chose à laquelle il ne renonce pas, c'est sa non-liberté, qu'il chérit hystériquement.


Certains noms, certains visages, certains personnages attirent les cons, c'est indéniable. Pierre Boulez fait partie de ceux-là. Il est l'un de ces remarquables papiers-tue-mouches sur lesquels on voit s'agglutiner des grappes de cons dès qu'il nous prend l'envie de le citer ou simplement de déposer une photographie qui atteste qu'il fut notre contemporain. C'est automatique. J'en ai encore fait l'expérience tout récemment sur Facebook. C'est un peu comme de laisser traîner de la viande ou du sucre sur la table de la cuisine en été, vous pouvez être certains qu'en quelques heures, et parfois moins, toutes sortes de bestioles vont rappliquer pour se régaler du festin qu'on semble leur offrir. Le côté systématique de la chose est à mon goût assez rébarbatif, mais pour les bestioles en question, il semble n'exister aucune lassitude, bien au contraire.

J'avais donc déposé une belle photographie sur laquelle on voyait le vieux Boulez en compagnie de Ricardo Muti. Même si c'est ici le chef d'orchestre, et non le compositeur, qui à l'évidence est figuré aux côtés de son confrère italien, les mouches à merde n'ont évidemment pas pu s'empêcher de venir déposer leurs petites crottes malodorantes. L'une disait : « Je plains Muti » et l'autre : « Lorsque l'on vient d'entendre un morceau de Boulez, le silence qui suit est enfin de la musique ^^ ! » On est tout de suite saisi par la finesse, la profondeur et l'auguste pertinence du propos. Mais l'important n'est pas tant ce qui est dit — l'important, c'est la réaction. Ce qui frappe surtout, c'est le côté inévitable, impérieux, automatique, de la réponse. On semble les avoir purgés, et on les voit courir aux toilettes pour soulager leur tripe impatiente et chauffée à blanc. Boulez leur est une sorte d'huile de ricin culturelle. Ces gens réagissent à des stimulus simples, en toute occasion, et ne savent faire que cela. C'est cette pathologie monomaniaque qui est exaspérante. Ils ont évidemment le droit de ne pas aimer la musique de  Boulez, il serait absurde de prétendre le contraire, mais quel besoin ont-ils de systématiquement nous faire part de ce dégoût qui semble les maintenir en vie, qui leur tient lieu de colonne vertébrale morale ? À quoi répond ce besoin ? La figure de Boulez est ici doublement éclairante, et je dis doublement, mais je pourrais dire triplement, ou quadruplement. En premier lieu, il y a la figure du compositeur-contemporain. Celle-là pourrait suffire à déclencher la furieuse vidange, car il est bien entendu admis, et plus qu'admis, indiscutable, que la musique contemporaine c'est n'importe quoi. (À ce titre, voici sur quoi je tombe ce matin, au détour d'un statut Facebook : « L’atonalisme rejette la loi harmonique ou loi de la consonance qui, d’une façon ou d’une autre, régit toutes les musiques du monde, sans exception. Il s’ensuit que la “musique” atonale est non seulement désagréable à entendre à cause de sa cacophonie, mais aussi qu’elle est dépourvue de sens, d’intelligibilité. Seule en effet la tonalité, la consonance, l’harmonie confèrent une cohérence à une combinaison de sons. Incapables de créer des émotions [ah ah ah ah !], les compositions atonales ne sont donc pas de la musique. En France, solidement barricadés dans leurs forteresses étatico-culturelles [cmqs], abondamment pourvus de subventions, les atonalistes obligent les musiciens des conservatoires à jouer des partitions qui ne trouveront jamais de public pour entretenir le mythe d’un courant musical qui n’existe pas [cmqs]. Ces révolutionnaires constituent seulement une élite de petits malins qui savent capter des fonds publics tout en méprisant un peuple qui ne les reconnaît pas mais reste obligé de les financer. »* Il suffit de lire cette phrase, très entre autres : « Seule en effet la tonalité, la consonance, l’harmonie confèrent une cohérence à une combinaison de sons » pour savoir à qui l'on a affaire. Je me demande comment il est possible de discuter avec des gens qui sont capables d'écrire tranquillement des choses aussi absurdes tout en étant persuadés d'énoncer des évidences.) Cela fait partie des idées reçues les plus solidement implantées dans le discours petit-bourgeois actuel. Et ce truisme est encore redoublé par un autre type de discours, un discours que, faute de mieux, j'appellerais le complexe du droitardé. Deux types de ressentiments se rejoignent ici. La petite-bourgeoisie considère que tout ce qui est (ou semble) d'un accès difficile, qui demande un certain degré de culture, ou plus simplement, peut-être, une éducation particulière — ou simplement du temps — attente au sacro-saint principe d'égalité qui prévaut en ses rangs. Tout, selon elle, doit être immédiatement accessible, sous peine de rétablir ici ou là l'ancien régime des privilèges et des discriminations qui lui sont intolérables. Tout doit être constamment à disposition de tous, en tout lieu, en tout temps. Le Peuple dicte la loi en matière de goût comme en matière de manières et de mœurs, et de langue. Ici aussi, c'est la démocratie qui doit régner seule. La culture est une sorte de supermarché : ils entrent, ils regardent, ils choisissent ce qui leur plaît, ils négligent le reste, et ils emportent leur bien, en le négociant au prix le plus juste (il est hors de question que cela coûte ! (à ce sujet, il faut d'ailleurs noter que les arts, désormais, doivent impérativement être gratuits (ce qui semble un peu normal, puisque les ressources des contemporains sont exclusivement dévolues à l'achat des smartphones (un SMIC, quand-même!)) : plus personne aujourd'hui ne supporterait de devoir payer (à tous les sens du terme) pour consommer de la musique, par exemple, tout le monde trouve parfaitement normal de se servir, et peu importe si les compositeurs ne survivent désormais qu'à coup de charité et/ou de prostitution, qu'elles soient privées ou étatiques)). L'industrie culturelle les a complètement façonnés selon ses principes et ses valeurs (c'est le cas de le dire). Quant au complexe du droitardé, qu'il est parfois difficile de distinguer du discours petit-bourgeois général, dans ses manifestations, il tend à imputer tout le mal, bien réel, qui nous accable aujourd'hui, à ce qui s'est passé en France à la fin des années 60. Or il est évident que ce qu'on nomme « musique contemporaine » est née dans ces années-là, ou, si ce n'est pas tout à fait exact, car il faudrait remonter plutôt au début du XXe siècle, c'est en tout cas à ce moment-là qu'elle a pris la tournure et la direction qui donnent des frissons d'horreur à nos anti-gogos. Pour le dire très vite et très mal, le post-sérialisme est bien né après la guerre, et ses grandes figures (Stockhausen, Boulez, Berio, Pousseur, Barraqué, Nono et Maderna, tous aujourd'hui disparus) sont devenues les commodes punching-balls qu'aime haïr le droitardé type, car il les associe plus ou moins aux figures de ce qu'il est convenu d'appeler désormais la french theorie (qui dans son esprit se confond plus ou moins avec ceux qu'il appelle les boomers), origine bien identifiée de tous les maux de la post-post-modernité (le boomer, comme le Pierre Boulez, est égoïste, il tire la couverture à soi, contrairement aux jeunes si évidemment désintéressés qui nous entourent, et qui, soit dit en passant, donnent le la d'une manière qu'on serait en droit de trouver légèrement dictatoriale). Il faudrait écrire la généalogie de cette passion qui consiste à trouver des boucs émissaires dans le passé — car, naturellement, nos contemporains, eux, n'ont que des qualités, au premier rang desquelles le courage, la clairvoyance et la pudeur — cela va de soi. Toutes les générations s'imaginent toujours qu'elles font mieux que celles qui les ont précédées (la mienne n'a pas fait exception, loin de là), mais ce travers est aujourd'hui grandement aggravé par la prime essentielle — et automatique — accordée à la jeunesse, ou peut-être faudrait-il dire au refus de l'héritage. Encore une fois, c'est le temps, qui est nié : ils savent parce qu'ils sont (ici et maintenant) — ça ne se discute pas ! Les siècles ne leur ont rien appris : c'est normal puisqu'ils ignorent qu'ils existent. 

Boulez, pour revenir à lui, incarne à merveille tout ce que notre époque doit absolument détester. Compositeur-contemporain et bourgeois (figure d'autorité), il avait en outre fréquenté les Deleuze, Derrida, Foucault, Barthes, de sinistre mémoire, aimé la poésie de René Char et la peinture de Paul Klee ; et en plus il n'est pas sympa : le pauvre cumule décidément toutes les tares, et tout semble s'ordonner pour en faire une cible parfaite. Pas étonnant qu'il serve d'exutoire et d'abcès de fixation. Toutes les toxines que redoute notre temps semblent lui avoir été injectées à haute dose et déforment atrocement son effigie patibulaire : c'est sans doute ce qui me le rend si sympathique. Boulez est une plaie purulente et un fantôme grimaçant, pour mes contemporains. Pour un peu je l'embrasserais à travers les siècles et la terre. C'est un vieux dossier toujours remis sur le métier. Déjà quand j'avais dix-huit ans, je le défendais contre mes amis jazzmen. À l'époque, c'était la Gauche, qui le haïssait ; aujourd'hui, la Gauche qui a perdu la mémoire l'ignore et la Droite qui ne le connaît pas le déteste, ce qui lui fournit une place de choix : c'est lorsque les hommes sont unanimement détestés qu'on a le plus envie de les aimer. Il a rejoint les Céline, les Godard, les Soulage, les Rebatet, les Picasso, les Joyce, les Morand, les Mondrian, ce qui peut faire penser à ce fameux dîner donné le 18 mai 1922 à l'hôtel Majestic à l'occasion de la création de Renard, dîner auquel participaient Stravinsky et Diaghilev, Proust, Joyce et Picasso, Proust interrogeant Stravinsky sur Beethoven, et celui-ci lui répondant qu'il n'aimait pas Beethoven. (« Je déteste Beethoven ! — Mais tout de même, Cher Maître, et les derniers quatuors ? — Aussi mauvais que tout le reste ! ») Et Proust d'interroger son voisin de table, un Joyce complètement saoul, à propos des grands du monde parisien, ceux qu'aujourd'hui on appellerait des “personnalités”, quand tout ce qui intéressait Joyce était de savoir si Proust avait lu son Ulysses, ce qui bien sûr n'était pas le cas… Les organisateurs de ce dîner étaient des collectionneurs d'art contemporain (les cons !), passionnés de musique et férus de littérature, Violet et Sydney Schiff, un couple d'Anglais. On n'avait pas peur du modernisme, en ce temps-là, et surtout, la petite-bourgeoisie n'avait pas encore pris le pouvoir, étendant son règne sur toute la société et imposant ses goûts, sa morale et son ressentiment maladif.

Pour être juste, il faut dire que, bien sûr, l'art contemporain de l'époque n'était pas celui de notre XXIe siècle. L'expression a pris de nos jours un tour débile et obscène qui la prive de toute véritable pertinence, ce qui permet aux imbéciles de la brandir à tout propos comme un crucifix trempé dans le fiel de la caricature. Bien sûr que l'art-contemporain officiel, celui qui mérite un trait d'union et qui est largement subventionné (les subventions, ça va et ça vient), affiché partout et très prisé de nos “élites” incultes et de leurs amis les investisseurs, mérite largement d'être ridiculisé et rendu à sa qualité première d'art pompier, mais c'est l'arbre qui cache la forêt, et qui sert de poupée à épingles commode à tous ceux, et ils sont légion, comme toujours, qui, tout simplement, n'aiment pas l'art. À ceux-là, ce ne sont pas des œuvres (avec tout l'impondérable et l'indécidable qu'elles charrient nécessairement) qu'il faut, ce sont des idées, des réponses et des vérités bien nettes et bien pures — et ce qu'ils reprochent à leurs adversaires, ils le pratiquent volontiers eux-mêmes sans s'en aviser. Ils ne connaissent pas l'incertitude et la singularité, la nuance et le doute, car ils ne sortent qu'en meutes et munis d'avis autorisés ; ils se tiennent chaud les uns les autres, et ce qu'ils prennent pour leur goût n'est, comme toujours, que l'état culturel dans lequel ils ont paresseusement et inconsciemment élu domicile : l'aliénation la plus pesante prend le masque du naturel, toujours. Non, ce que ces gens-là ne supportent pas, c'est qu'il faut à chaque fois, devant telle ou telle œuvre, se poser la question de sa validité, sans être assuré de rien. Il ne suffit pas de lire le nom de l'artiste, pour connaître la valeur de son œuvre, et ça, c'est insupportable. Ils veulent et ils exigent qu'existent des catalogues bien nets et bien définitifs qui dressent des listes de vrais et de faux artistes, et que surtout aucun rapport ne soit établi, aucune interaction entre les deux familles, aucune ambiguité. Ils sont des enfants de la génération Que Choisir. Ils s'en remettent aux experts, experts qui ont aligné les points positifs et les points négatifs : tout cela doit être quantifiable, et scientifiquement prouvé, une fois pour toutes. Tant pis si c'est l'industrie et le commerce qui ont décidé des critères. Duchamp ? Charlatan. Willem de Kooning ? Branleur. Mallarmé ? Ah, il s'est bien foutu de nous, celui-là ! Ça ne prend plus, mon bon monsieur. L'ennui et la complication, c'est que, parfois, la frontière passe par un seul et même artiste. Picasso, Schönberg, par exemple : au début, ça va, mais après, de la fumisterie, bien sûr ! Stravinsky ? L'Oiseau de feu, ça va, Petrouchka, à la rigueur, mais les pièces dodécaphoniques de la fin, quel naufrage ! Il était gâteux ? Montagnier et Stravinsky, même combat. Au moins, avec Boulez ou Stockhausen, pas de quartiers, tout est à jeter. Tapiès, idem. D'ailleurs, une preuve que ces gens-là se foutent de nous, c'est la non-conversation entre Proust et Joyce au Majestic. Tout ce qu'il voulait savoir, l'Irlandais, c'est si Proust avait lu son gros machin illisible. Proust ne lui pas envoyé dire : « Non. » Point-barre. Non mais oh ! Ça va cinq minutes, les conneries, oui ? Vous voyez bien, hein, même Proust, si snob, pourtant… Snob : le mot est lâché. Tout ça c'est du snobisme, comme le laisse entendre Thierry Decruzy. Les adorateurs de Jean Barraqué et de Rothko, ils croient se distinguer de la masse. Et se distinguer, c'est mal. On est tous pareils, non ? Demandez à un jeune, ce qu'il écoute spontanément. Ce ne sera pas Wozzeck, je vous garantis, mais Grand Corps Malade ou Daft Punk, le genre qu'on entend désormais sur les Champs Élysées le 14 juillet. J'écoutais Karol Beffa, l'autre jour, à la radio, eh bien il expliquait que la musique contemporaine s'était coupée de la pulsation et de la vitesse, erreur fondamentale que lui, bien sûr, ne commettait pas (trop intelligent !). Se couper de est un grave péché, qu'on se le dise ! Il ne faut jamais se couper de l'autre. On commence par se couper de la pulsation, et on finit par les heures les plus sombres. Le dérapage est automatique. D'ailleurs, il écoute attentivement les musiques actuelles ! Pour se tenir au plus près de la vie et de l'inclusion, en somme. Karol Beffa, voilà un compositeur qui a tout compris ! C'est l'exception qui confirme la triste règle. Quand les autres, les Nono, les Pousseur, les Dusapin, les Gérard Grisey, les Philippe Hersant, les Péter Eötvös, les Thomas Adès, les Magnus Lindberg, n'en finissent plus de se couper avec arrogance de leurs-publics, ces fameux publics qu'il s'agit de draguer, bon, séduire, d'accord, parce qu'il est impératif que la masse aime la création contemporaine vivante. VIVANTE ! On n'attrape pas les mouches avec du Marc-André Dalbavie ou du Jean-Louis Agobet, c'est moi qui vous le dis. 

Comme je l'écrivais dans un texte plus ancien, on aime aussi Boulez pour le plaisir de déplaire, de résister au courant, au sympa, à l'inclusif, mais il reste qu'on est tout de même surpris, à chaque fois, par la facilité avec laquelle ça fonctionne. Et ça marche dans les deux sens : si je déplais en prenant son parti, ceux qui viennent le dénigrer bêtement me déplaisent souverainement. Depuis quelques semaines, nous sommes servis. Il y a eu la mort de Godard, puis celle de Soulage (et puis, ô merveille !, la toile de Mondrian qui était accrochée à l'envers depuis toutes ces années (ils en ont fait dans leur culotte de plaisir…)), qui ont, chaque événement à sa manière, déchaîné les passions et le ressentiment de ceux qui tiennent fort à démontrer qu'ils ne sont pas, eux, des gogos. Ils ne se laissent pas avoir, eux, ils savent qu'on se moque d'eux, et ils ont pitié de nous qui prenons au sérieux les élucubrations d'un Char, les traits colorés d'un Mondrian ou les gribouillis d'un Twombly. Et ils savent aussi que leur petit neveu de cinq ans ferait aussi bien, sinon mieux, que ces compositeurs, peintres, poètes, ou écrivains que des crétins sans discernement comme moi portent aux nues. C'est une affaire entendue, l'effondrement de la civilisation a commencé avec les Variations opus 27 de Webern et les éjaculations autistes de Pollock. La haine du snobisme est une des choses les plus bêtes que je connaisse, même s'il existe bien sûr un snobisme idiot et caricatural. 

Le crétin de droite n'a que faire de la musique de Pierre Boulez (je dirais volontiers de la musique tout court, si j'avais l'inconscience d'être tout à fait sincère), il n'en a qu'après les subventions que ce dernier a évidemment extorquées à l'État (donc à nous-mêmes, nous-mêmes qui sommes si désireux de diversité et d'égalité culturelle, et qui refusons bien entendu toute subvention) en bon despote avide et égoïste qu'il était. Le crétin de droite n'en a qu'après la méchanceté idéologique et les mauvaises manières démocratiques d'un Pierre Boulez. C'est ça qui excite sa hargne. Qu'il n'aime pas sa musique est un détail qu'il passerait facilement sous silence, si Pierre Boulez n'avait pas la tronche sociale de Pierre Boulez, j'en suis convaincu. Ah, la tronche-sociale, ça ne pardonne pas, de nos jours. On a souvent parlé de son mépris, par exemple… Alors que si l'on parle avec tous ceux qui l'ont côtoyé, le discours est radicalement autre : il n'y avait pas plus généreux, attentif, et finalement doux, que lui. Il a beaucoup donné de sa personne, tout au long de sa carrière, tout en restant très exigeant — ce qui est loin d'être facile, quand on a les responsabilités qu'il a exercées. Mais peu importe. Tout ce qui pourra être porté à son crédit est nul et non avenu, l'affaire est entendue. Les goûts qu'on s'imagine, ici comme ailleurs, ont pris toute la place.  

Pierre-Boulez, c'est un signe (un anti-signe), c'est un chiffon-rouge, c'est un totem (un anti-totem), c'est une cible. Il y en a d'autres, me direz-vous. C'est vrai, il y en a d'autres. Je parle de lui parce que j'éprouve de la tendresse et de la gratitude envers lui, et aussi parce que je suis un peu masochiste. Quitte à être moi aussi un partisan, je préfère l'être de ceux qui n'en ont pas beaucoup.


(*) Thierry Decruzy, "Démondialiser la musique. Une réponse au naufrage musical européen", La Nouvelle Librairie/Iliade, 2022, p.26-27