Ce soir je suis heureux et triste. Je regarde La Dentellière, de Claude Goretta, un film de 1977 que je n'avais jamais vu. Pomme, le personnage interprété par la toute jeune Isabelle Huppert, est bouleversante. D'ailleurs, non, elle n'est pas bouleversante du tout, ce n'est pas ça, mais on la plaint infiniment, on est triste avec elle, on est malheureux avec elle. « Tu te souviens, quand on faisait les aveugles sur la falaise ? » Elle est merveilleuse. Ce n'est pas du tout mon genre, mais j'ai tellement de tendresse pour elle que j'en pleurerais, ce soir, et j'ai bien du mal à distinguer la tristesse du bonheur.
Cette année 1977 est décidément unique.
J'ai reçu un sms de Raphaële qui me reproche ce que j'ai écrit sur elle, sur nous, dans Luna. Je comprends qu'elle puisse mal le prendre, bien sûr, et même je m'y attendais, mais je le regrette, car elle ne comprend pas. Ce n'est pas tant moi ou ce que j'écris, qu'elle ne comprend pas, que la littérature. Disant cela, je vais encore m'attirer ses reproches et peut-être la faire souffrir, si tant est qu'elle lise ces lignes. C'est pourtant la vérité.
« On n'a pas réussi à vivre avec celle dont on pensait être amoureux. » C'est la première phrase qu'elle cite, à charge, en la commentant d'un : « Ciel, si j'avais su que c'était seulement pensé… » Puis elle continue par « Ça tombe bien, car il aurait fallu de toutes façons choisir entre elle et toi, et qu'à la fins des fins, c'est toi qu'on aurait choisie. »
Tu te souviens, quand on faisait les aveugles sur la falaise ? La mémoire de l'amour, c'est exactement ça. Le souvenir de ce moment où l'on faisait les aveugles au bord du gouffre. Dans le film de Goretta, François demande à Pomme de fermer les yeux, et la guide de sa voix vers le bord de la falaise, de plus en plus près, jusqu'à ce qu'on finisse par fermer les yeux de terreur. Elle n'a pas peur. « Tu as confiance en moi ? » Oui, oui, qu'elle répond ! Pourquoi voudrait-il la tuer avant même de l'avoir eue ? Hein ?
J'ai reçu un SMS de Raphaële qui me reproche de laisser entendre (d'avoir écrit) que j'aie fait semblant de l'aimer. Comment peut-elle penser cela, même une demi-seconde ; c'est un exploit ! Mais admettons. Admettons que je l'aie écrit. Citons le paragraphe en question : « Finalement, la vie est bien faite. On n'a pas réussi à vivre avec celle dont on pensait être amoureux ? Ça tombe bien, parce qu'il aurait de toute façon fallu choisir entre elle et toi, et qu'à la fin des fins, c'est toi qu'on aurait choisie, et que ç'aurait fait un drame. Déjà lorsqu'on dormait chez elle, et que tu n'avais pas le droit de monter sur la mezzanine avec nous, je me levais plusieurs fois dans la nuit pour aller te caresser et te parler à mi-voix, sur ta couverture, juste au bas de l'escalier, car je ne supportais pas cette mise à l'écart de fait que tu ne pouvais pas comprendre. La vie est bien faite car tu es morte avant moi. Si j'étais mort avant toi, que serais-tu devenue ?… Je préfère ne pas y penser. » Oui, oui, j'ai bien écrit cela, et je ne le renie pas du tout. Mais j'ai écrit aussi : « Il y a de l'orage, c'est la nuit. Sûrement, elle dort. Elle ne produit presque aucun bruit, en dormant. Si elle fait le moindre bruit, elle se réveille elle-même. (…) Quand on s'est rencontrés, j'avais pris l'habitude, depuis pas mal de temps, de ne jamais dormir avec une femme. C'était devenu une règle, un principe. Avec elle, j'ai redécouvert le plaisir de dormir contre une femme, dans sa respiration, dans ses bras, dans ses odeurs, dans ses cheveux. 2002, 2003… Je lui avais joué Schumann. Je me relevais en pleine nuit, je prenais la voiture, et je faisais cinq ou six kilomètres pour aller près de chez elle, à la campagne, un endroit paumé. Je laissais la voiture dans un bois, à trois cents mètres, et j'allais à pied, dans la nuit noire, vraiment noire, jusqu'à chez elle. Je ne voyais rien. J'entrais dans la propriété, je faisais très attention à ne pas faire de bruit, un quart d'heure pour faire cent mètres, je restais là, à écouter, à regarder la maison, assis sur un fauteuil de jardin. Elle n'a jamais su. Qu'est-ce que je venais chercher, là, en pleine nuit ? Je ne sais pas. Je crois que je venais pour savoir ce qu'était l'amour. » J'étais fou d'elle. Fou, d'ailleurs, oui, elle m'a rendu fou, littéralement. Elle a eu un cancer, dans ces années-là, et quand elle allait faire ses rayons, je voulais rester avec elle, pendant les séances, je voulais prendre ma part de ses souffrances, et j'aurais accepté sans aucune hésitation de mourir à sa place. J'ai d'ailleurs voulu mourir pour de bon, à ce moment-là. J'ai fini dans une clinique pour cinglés, à Annecy, sans qu'elle lève le petit doigt pour venir me voir ou m'en faire sortir. J'ai souffert le martyre. Mais tout cela, elle n'en a cure, elle l'a complètement oublié. Elle a complètement oublié que c'est elle qui n'a pas voulu de moi, et que j'en suis devenu presque dément. C'est fou tout ce qu'elle a oublié !
Je comprends quelle puisse être perturbée de lire ce que j'ai écrit, je ne suis pas complètement idiot, et d'ailleurs, à sa place, je serais sans doute choqué (ou blessé) également. Mais j'ai eu besoin, un jour, d'écrire ce que j'ai écrit. J'ai eu besoin de relire mon histoire, notre histoire, avec ces yeux-là. Un jour ! C'est le « un jour », qu'elle ne comprend pas. Elle voudrait une vérité à la fois intangible et absolue, ce n'est pas ce que je cherche. Elle voudrait du cent pour cent, du blanc ou noir, mais je n'ai pas accès à ce type de vérités, et je sais depuis pas mal d'années que l'on doit accepter d'en passer par des paradoxes et des contradictions, et des retours incessants, et des reprises, si l'on veut avoir une petite chance d'approcher le vrai, le vrai en dehors de soi, à côté de notre petit moi éphémère et instable. L'être ne se laisse pas enfermer dans un souvenir univoque. L'amour est une relecture infinie de lui-même qui passe par des phases opposées qui ne s'annulent pas. Le temps glisse sur lui-même, se contracte, se dilate, se mord la queue, se disperse, se reprend, se dilue, se concentre, mais continue, encore et encore, et nos souvenirs se transforment sans cesse, dès que nos yeux plongent en nous. Il n'y a pas de chronique de la vie amoureuse, il n'y a qu'un roman, perpétuellement en défaut et en travail, et qui ne peut que décevoir, dès lors qu'on tente d'être honnête avec soi-même.
Arrivée en haut de la page. Se laisser glisser doucement tout en bas. Meurtre oblique, passage symbolique au ras de l'encre. Blancheur coupée par la buée courbe du temps. Je regarde ses hanches et mon regard s'éteint, se court-circuite lui-même. Le corps a été retrouvé flottant à la surface de la rivière. Décomposition française. Omelette baveuse et mal cuite. Elle était sans doute de ces êtres qui donnent toujours l'impression de parler par glissandos.
Ce n'est certes pas la première fois que je fais cette expérience douloureuse ou décevante : personne ne veut de la vérité, et en amour moins encore qu'ailleurs. Il paraît qu'il est impossible — ou interdit — d'être à la fois dans l'amour et dans la vérité. Cela doit être écrit quelque part, dans un grand livre aussi introuvable que péremptoire. Tout se passe comme si les femmes amoureuses ne l'étaient que durant ce laps de temps dans lequel elles sont sourdes et aveugles, et à moitié folles. Vient ce moment, toujours, où elles recouvrent la raison et semblent se réveiller d'un mauvais rêve. Les deux états ne peuvent pas coïncider, ils s'excluent l'un l'autre comme l'huile et l'eau. C'est ce qui nous rend fous. On ne peut décidément pas se mettre d'accord. Il y a trente ans que ça dure, en ce qui me concerne : je ne crois plus à l'amour-sentiment. Si l'amour n'est pas une décision, une œuvre d'art en acte, un travail, une volonté, il n'existe pas, ou il dure six mois. C'est pourtant vérifiable ! On a beau le dire immédiatement, elles ont beau dire oui, oui, bien sûr, ça ne change absolument rien. Il y a une surdité de principe qui s'oppose à la réalité de toutes ses forces. L'amour-sentiment doit leur sembler beaucoup plus sexy, ou authentique, ou fun, je ne sais pas…
Si mes souvenirs m'entraînent à ce point étrange de mon histoire où ils me conduisent à douter rétrospectivement de mes sentiments, alors que je sais sans l'ombre d'un doute qu'ils ont été forts et sincères, je me dois de l'écrire, de le penser, même si cela peut être inconfortable et désagréable. Comment ne douterait-on de ce que nous avons vécu ? C'est le contraire qui me semble invraisemblable, à moi ! Nous voyons tous autour de nous se déployer le désastre de l'amour réel et concret chez 99% de nos contemporains, et il faudrait prendre pour argent comptant ce que nos sens nous ont suggéré au moment où l'autre entrait en nous comme l'étrave d'un brise-glace ? Nous avons pourtant le droit de changer de lunettes, quand nous constatons que le contour des choses devient flou : ce n'est pas immoral ! Je ne suis pas le même que celui que je fus il y a vingt ans, mais cela ne peut pas m'interdire de lui demander des comptes et de lui suggérer de regarder différemment le monde qu'il a traversé. Je n'ai pas plus raison aujourd'hui que je n'ai eu raison alors, mais rien ne m'empêche de lire autrement le roman que mon corps a écrit autrefois. La vérité doit-elle se maintenir à travers la modification d'un sujet, ou la variation inéluctable de l'être s'accompagne-t-elle nécessairement d'une vérité mouvante ? Le passé composé parle autrement que l'imparfait de celui que nous fûmes. Il y a une différence entre écrire que nos sentiments « ont été forts et sincères », et qu'ils « étaient forts et sincères ». En réalité, tout signe est double. Aucune des traces que nous laissons ne peut avoir un seul sens, et dès que nous parlons, dès que nous affirmons, les contraires se mettent en mouvement, se placent face à face et se défient du regard. C'est le temps qui les départage. C'est l'instant qui met son doigt sur le plus ou le moins.
Je pourrais te répondre que si tu doutes de mon amour pour toi, c'est que tu ne m'as pas aimé, et je serais tout aussi légitime que toi en l'affirmant. Mais la question n'est pas là. Mon livre n'est pas un dossier (à charge ou à décharge). Tu cherches dans ce que j'ai écrit un manifeste et un constat alors que je ne suis capable que de poser les quelques questions qui relient celui que je fus à celui que je suis. Je ne suis pas Dieu. Ce que j'écris n'est réel que dans le temps où je l'écris. C'est une trace que je veux laisser, pas la Réalité — et je serais bien ridicule de croire que je peux la livrer. Toute ma vie n'est qu'une relecture permanente. Rien n'est stable, rien n'est immuable, et peut-être que rien n'est vrai. Il m'étonnerait beaucoup qu'il en aille différemment pour toi. C'est désagréable ? Oui, ça l'est. Les bonnes nouvelles ne dépendent pas souvent de notre volonté. D'ailleurs, m'as-tu aimé ? Il y a beaucoup d'éléments qui pourraient me faire douter, tu sais. Après tout, c'est bien toi qui es partie… Mais rassure-toi, je ne vais pas les énumérer ici. Sache seulement que tu m'as arraché le cœur à de nombreuses reprises et que, peut-être, les quelques phrases que tu me reproches sont une forme de vengeance un peu puérile. Écrire, c'est aussi se venger de la douleur que les autres nous infligent en leur montrant que nous aussi nous sommes en mesure de les faire souffrir. Mais ce ne sont que des phrases ! Jamais elles n'auront la férocité de certains gestes ou de certaines lâchetés. Je ne cherche pas à te faire de la peine, je ne crois pas, mais il est vrai, pourtant, que l'amour qu'on porte à un animal est très différent de celui qu'on porte à une femme, car l'on sait immédiatement qu'il ne sera pas déçu. Jamais. Il est infini et non négociable. La bête ne changera pas d'avis parce qu'un homme plus jeune ou plus beau ou plus riche ou plus soumis passe à portée de patte. Tous ceux qui ont aimé un animal connaissent ce sentiment bouleversant qui donne une idée de l'infini, c'est-à-dire de l'amour débarrassé des mille petits poisons ordinaires et de la négociation permanente qui l'accompagnent fatalement quand il se développe entre deux humains.
Que tu sois « désolée de l'amour », je le comprends d'autant mieux que c'est aussi mon cas. Je disais il y a peu à une jeune femme que je n'avais jamais réussi en amour, alors que l'amour était la grande affaire de ma vie, et elle me demandait ce que j'entendais par « réussir en amour ». La question mérite d'être posée. Je crois que ce que j'appelle ainsi, c'est tout simplement de continuer à croire qu'aimer est possible, quand l'autre s'ingénie toujours à nous faire renoncer à cette chimère. Ce que je ne pardonne pas aux femmes, c'est qu'elles passent très rapidement d'un état dans lequel l'amour est tout à un état dans lequel il n'est plus rien. Elles semblent toujours perdre la mémoire avec cette facilité et cette assurance que nous ne connaîtrons jamais, même quand nous jouons aux cyniques. Et en plus, vous avez le toupet de nous reprocher « d'aimer l'amour » ! Eh bien oui, je l'admets aujourd'hui sans honte, c'est l'amour que j'aime. Qu'on ne nous prenne pas pour des imbéciles ! L'amour de l'autre, je ne l'ai encore jamais rencontré, et d'après ce que je comprends, je ne suis pas seul dans ce cas.
J'aurais pu me contenter de répondre à Raphaële qu'elle ne devait pas prendre mon texte « au premier degré ». Ç'aurait été bien paresseux, et surtout faux. On peut parfaitement prendre un texte au premier degré, à condition de ne pas s'en contenter. Les divers degrés de sens ne s'annulent pas les uns les autres, quand on lit. Ils se complètent. Lire, c'est creuser des galeries de vérité qui vont se croiser et de se décroiser d'une manière très complexe, presque à l'infini. On peut s'arrêter sur l'une d'entre elles, un moment, mais l'on sait que ce moment ne durera pas, qu'un autre viendra le recouvrir et lui donner une direction qu'il était impossible de prévoir. C'est ainsi que les textes parlent. Ils ont plusieurs bouches et parlent plusieurs langues.
Écrire, c'est faire l'aveugle sur la falaise. On avance jusqu'au bord, les yeux fermés, on sait qu'on peut tomber, mais la tentation est trop forte de voir ce qu'on va voir quand on ouvrira les yeux. C'est comme l'improvisation au piano. Ça peut s'arrêter à tout instant, le tissu peut se déchirer, mais il faut bien y aller voir tout de même.