dimanche 19 mars 2023

Écran

Après un bref engouement, surprenant et très passager, plus personne ne s'intéresse à ce que j'écris, y compris chez mes plus proches amis. Je m'y attendais. C'est tout à fait normal. J'ai pu faire illusion un certain temps, mais ce genre de chose ne dure jamais longtemps. La poésie ? Ridicule. La prose ? Médiocre. Le roman ? Rien. L'essai ? Incapable. Je ne suis même pas foutu d'écrire une nouvelle digne de ce nom. Je ne parviens pas à aller au bout d'une idée, d'un texte, d'un canevas, d'une intrigue, et même mes phrases sont le plus souvent bâclées, bancales, imparfaites, lourdes et gauches. 

J'en reviens donc nécessairement aux origines de tout cela : écrire pour quoi faire ? Pour séduire ? Pour passer le temps ? Pour faire mal ? Pour se venger ? Pour trouver un substitut à la musique ou aux coups ? Pour avoir le plaisir d'utiliser le point-virgule ? Pour avoir tout de même un semblant de discipline (je n'ose pas parler de but ; et quant à l'infâme projet, je ne suis tout de même pas tombé si bas) ? 

Comme tous les ratés, j'ai cru qu'en inventant de nouvelles catégories d'écriture (je n'ai tout de même pas l'inconscience de parler de "formes") mon incapacité foncière serait moins apparente, ou moins cruellement mise en lumière. Hélas ! Je me demande aujourd'hui si cela n'a pas eu l'effet contraire. 

C'est le Clavier bien tempéré de Bach (joué au piano par Pierre-Laurent Aimard), que j'écoute ce matin en écrivant, qui me ramène à la simple et implacable réalité. Cette musique est d'une parfaite humilité, ce qui ne l'empêche pas d'être géniale. Il me fallait bien cette leçon, aujourd'hui.

Je pense à Keith Jarrett qui, dans une interview, comme toujours passionnante avec lui (quelle différence avec ses confrères !), explique que si l'on veut avoir une petite chance de savoir jouer du piano, il faut pratiquer cet instrument à l'exclusion de tout autre (il fait allusion aux pianistes qui sont passés au piano électrique ou au synthétiseur, et qui sont revenus au piano acoustique), durant tout une vie (il parle même de plusieurs générations…). La construction d'une discipline (et d'une langue propre, car les deux choses sont intimement liées) est extrêmement longue ; elle se déploie dans le temps et il n'existe pas de raccourcis, sauf pour quelques génies que personne n'est heureusement en mesure d'imiter. 

Ce n'est pas un hasard si, pour beaucoup de pianistes (et, au-delà, pour beaucoup de musiciens), la lecture et la pratique du Clavier bien tempéré est un geste quotidien, effectué tout au long de la vie sans la moindre lassitude. La discipline, dans la musique, est la moindre des choses. On ne peut en faire l'économie. 

Il est possible d'imaginer un écrivain qui n'écrirait qu'un seul livre, et qui n'écrirait qu'exceptionnellement. Ça me paraît difficile, mais pas inconcevable. Dans le domaine de la musique, c'est rigoureusement impossible. On ne compose pas de musique, on ne joue pas d'un instrument, sans avoir une grande familiarité avec l'instrument et les partitions et les œuvres— les connaître par cœur est très loin d'être suffisant. C'est tout le corps qui doit être en phase. Et c'est l'histoire d'une vie.

Ma vie a été coupée en deux. Tant que j'ai travaillé mon instrument (jusqu'à la fin du siècle dernier), tant que cette discipline a été là, chaque matin, chaque jour, chaque mois de l'année, mon corps a été en équilibre, ou, du moins, savait comment revenir très vite à l'homéostasie : il connaissait le chemin. Quand un muscle n'est plus utilisé, il s'atrophie jusqu'à disparaître. Je le constate chaque fois que je pose mes mains sur un piano. C'est horrible, car je pensais naïvement que ce savoir était là pour toujours. J'ai préjugé de mes forces et j'ai mal jugé mes instincts morbides. 

Je me rappelle très bien le jour où j'ai découvert la plaisir de dessiner, de peindre, d'imaginer des formes, de les superposer, de les modifier, encore et encore, mais surtout, surtout, de tenir un crayon ou un pinceau — l'outil, l'instrument, encore. C'était à l'évidence une autre forme de discipline, mais une discipline infiniment plus douce, plus calme, moins contraignante et moins brutale que celle de l'instrument (qui, elle, fait intervenir un nombre considérable de paramètres, de savoirs, de facultés, de mémoires). J'aurais dû continuer, car ce plaisir et cette sérénité au moment de l'acte me faisaient un bien fou, qui compensait, au moins en partie, l'absence douloureuse de la discipline instrumentale, absence que je m'étais infligée volontairement comme une autre sorte de discipline (ou de punition). Ma vie aura été une succession d'abandons, de renoncements. Tout ce qui aura compté, j'ai senti très vite qu'il fallait que je l'abandonne, que je le laisse derrière moi, avec le très vague fantasme que sa reprise serait le moment le plus favorable, le plus déterminant, le plus signifiant, de la même manière que la réexposition est le geste le plus important d'une sonate. C'est toujours le retour, par quoi la vie vaut d'être vécue, d'avoir été vécue. 

Je dis fantasme car, justement, j'ai fait en sorte de ne pas pouvoir reprendre. Je me suis conduit de telle manière que les chemins soient interrompus sans qu'on puisse en retrouver trace. La végétation (la vie) a tout recouvert. La vie a recouvert la vie, le plein a recouvert le vide. Ma mémoire insuffisante, insuffisamment préparée, mal ensemencée, indisciplinée, indomptée, ne me permet pas de soulever le vif exubérant qui s'est jeté sur ces voies abrégées pour les recouvrir de sa masse vigoureuse et intransigeante. Je ne perçois que le murmure d'un ruisseau souterrain, mais je n'y ai pas accès, je ne peux m'y abreuver. Cette impossibilité me blesse terriblement, me torture jour et nuit. J'ai laissé mourir des morceaux de moi, et leur absence vient me hanter chaque jour comme un membre amputé ne nous laisse pas tranquille. Toutes les blessures sont encore là, et les douleurs sont encore plus douloureuses de ne plus avoir de support auquel se rattacher, de membres qui leur donneraient un sens, ou, au moins, un contexte. 

On dit « brûler ses vaisseaux »… Mais dans mon cas, ce n'est même pas de ça qu'il s'agit. C'est plutôt que j'ai gaspillé mes cartouches sur des cibles qui n'étaient pas les miennes. Combien de fois avons-nous tiré sur la bonne cible ? Une fois ? Deux fois ? Ça se compte sur les doigts d'une main, en tout cas. Je pense en particulier à une courte pièce que j'avais composée pour mes élèves, du temps que j'étais au conservatoire. Il s'agissait d'une composition très modeste, pour violon, violoncelle, piano, et peut-être un instrument à vent (hautbois ?), je ne sais plus. Et même le terme de composition est presque un abus, puisqu'il s'agissait d'une libre adaptation de l'un des Mikrokosmos de Bela Bartok. Je n'ai pas gardé trace de cette courte page, et je le regrette beaucoup, car je crois vraiment que c'est ce que j'ai écrit de mieux dans ma vie. Il y avait là une parfaite adéquation entre l'écriture et le sens, entre la forme et les moyens, et, comme toujours dans la musique, ça s'entendait sans l'ombre d'un doute. J'en avais été le premier surpris. Je n'aurais pas pu changer une virgule à ce que j'avais noté. Cette minuscule anecdote, ce fait presque insignifiant m'est resté comme une leçon bien adaptée à son objet reste pour la vie. Il n'y en a pas tant que ça. La modestie de cette composition était loyale, sans feinte. Pour une fois, je ne m'étais caché de rien, aucune fumisterie, aucune embrouille, aucun détour, et j'avais mis mon métier à l'épreuve de la matière sonore avec une économie parfaite. Nous recevons dans l'existence beaucoup de leçons, qu'elles viennent des autres ou de la vie elle-même, mais très peu d'entre elles ont un sens clair et indiscutable : celles-là nous marquent à jamais, car elles nous font toucher du doigt ces vérités incontestables qui sont les points cardinaux de nos existences.

Si ce que j'écris n'intéresse personne, c'est sans doute parce que je n'y suis pas. Oh, j'y suis par moment, bien sûr. Il arrive ça et là que mes phrases ne soient pas complètement dénuées d'être et de nécessité, mais c'est si rare que sur la longueur, on ne perçoit que l'absence et la vacuité. Il suffit d'écouter n'importe quelle page (je dis bien n'importe laquelle !) prise au hasard dans le Clavier bien tempéré pour savoir ce que c'est qu'une phrase pleine d'être et de nécessité. Bach n'écrit jamais en vain. Il n'a que faire du son ! Je veux dire du son qui n'est pas relié à l'être, qui n'en est pas empli. Un son-sans-être est un son mort. 

Je me souviens d'avoir ressenti cette chose-là avec beaucoup de force, alors que j'habitais, seul avec mon chat, une grande maison dans un minuscule village bourguignon, au début des années 80 du siècle dernier, et que je travaillais les suites françaises de Bach, en hiver. Le paysage était austère, la maison inconfortable, les hivers longs et impitoyables, mais jamais je n'ai connu une solitude d'une telle nature. Jamais non plus je ne me suis senti aussi libre. Dans la sarabande de la suite en si mineur, j'avais partout la sensation de me trouver sur le plus haut sommet de chaque note, là où la voix de la note porte au plus profond de nous-même, où elle atteint sa cible avec une précision jamais mise en défaut, comme si elle nous connaissait mieux que nous-même. De là vient une exaltation d'une qualité insurpassable. Quand on a fréquenté de tels vertiges, il est difficile de s'accommoder du médiocre. 

La plupart des actions faites par notre corps le sont à notre insu. Si l'homme devait décider de lui-même de chaque processus métabolique, chimique, électrique ou hormonal de son organisme, il passerait sa vie à ne penser qu'à ça, et cela l'empêcherait de vivre. Qu'on songe seulement à la respiration… C'est la vie elle-même qui s'organise de manière spectaculairement efficace, sans que nous ayons à y penser. Dès que l'homme met les mains dans cette fabuleuse machine qu'est un corps, il dérègle le système en croyant l'améliorer, par méconnaissance et manque d'humilité (l'homme est un grand dérangeur). Écrire, c'est un peu la même chose. La langue sait bien plus et bien mieux que nous comment elle doit s'y prendre pour que sens et son enfantent d'une manière satisfaisante, ne s'agressent pas, ne s'annulent pas mutuellement, laissent le singulier venir à la conscience que nous partageons avec les autres. La difficulté est donc de ne pas trop la déranger, de l'accompagner, plutôt que de vouloir la commander, de ne pas faire écran à ce qu'elle dit à travers nous, de la laisser parler.

Je suis lourd et gauche, moi qui voulais être adroit et léger. À qui la faute ? Mes parents m'ont fait ainsi, et mon temps, et les morts avant moi, et les astres, et Dieu et mes désirs. J'ai cru un temps pouvoir être acteur, alors que je ne suis que spectateur, mais ce n'est pas faute d'avoir souvent et mal joué la comédie. Mes mains conversent le souvenir de bien beaux moments, mais ces souvenirs sont de plus en plus évanescents, inconsistants et aléatoires. Ils viennent encore troubler mon sommeil et sont parfois si cruels que je leur en veux. Je ne devrais pas, car le grand sommeil aura tôt fait de tout emporter, et alors, sans doute, je les regretterai. Car même cette cruauté est aimable, si on la compare à l'oubli définitif. 

Dans le fond, je devrais être content. C'est seulement lorsque ce qu'on écrit n'intéresse plus personne que l'on peut écrire vraiment, c'est-à-dire dans la liberté et la solitude inconditionnelles.