dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

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Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus en l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)