samedi 6 mai 2023

Sollers

 


Il vient de mourir. Sollers, c'est d'abord un nom : tout entier art (rusé, habile). Sollers, c'est d'abord une gueule, une allure, une certaine désinvolture, et surtout une voix. Sollers, c'est d'abord une longue partie de ma vie. J'ai beaucoup aimé la voix de Sollers, que j'ai écouté à la radio avant même de connaître sa figure. Je me rappelle ses apparitions au Panorama de Jacques Duchâteau, que je guettais avidement. C'est Christine, je crois, qui me l'a fait connaître, quand j'avais un peu plus de vingt ans. Elle lisait Paradis, ce livre rouge, à plat ventre sur le divan de la maison en Bourgogne, le chat sur son dos, et comme elle était plus cultivée que moi, j'ai voulu savoir à quoi ressemblait ce livre au titre ahurissant. Ah non, je me trompe, c'est Paradis II, qui avait une couverture rouge. Paradis, lui, était encore publié aux éditions du Seuil. Et je me trompe encore, car elle me l'avait offert pour Noël, ce livre, que je viens de retrouver, et sa jolie écriture, en décembre 1982. « (…) vers l'aveugle-né valse freloutée lesbielle mumelle taffetics de torse s'engantant l'ouaté ça n'en finit pas pour elles de se redouter et de s'y complaire et de s'y soustraire et d'y ajouter leur pétale arqué (…) » Elle parle de ses mouillettes, Christine… Quelles mouillettes ? Sollers, c'était aussi et surtout un certain rapport à l'érotique. « Ici, on ponctue autrement, et plus que jamais, à la voix, au souffle, au chiffre, à l'oreille ; on étend le volume de l'éloquence lisible. » 

Pourquoi pas une histoire mais cent mille histoires ? Pourquoi pas ? Une histoire cent mille et freloutée… Ici-là-maintenant et pour toujours ailleurs. Pourquoi pas le paradis ? On l'a connu. J'avais la sale manie, quand j'étais jeune, de toujours ôter la jaquette des livres que j'achetais. Je voulais que les Gallimard soient tous pareils, nus dans leur principe, et j'ai jeté la jaquette rouge de Paradis II. J'aime énormément, j'en ignore la raison, les livres édités au Seuil, dans ces années-là, et spécialement ceux de la collection “Tel Quel”. Eux aussi étaient simples, presque arides. Fond blanc et bordure brune. Cette sobriété janséniste me séduisait infiniment. Tel Quel… Voilà ! C'est ça, le commencement. C'est bien Tel Quel. On voulait voir le monde tel qu'il était, et je me rappelle avoir lu, relu et relu, ce volume, format de poche, comment s'intitulait-il déjà, à l'intérieur duquel on trouvait des textes de Derrida, le premier Derrida, ah oui, c'est ça, Théorie d'ensemble, Michel Foucault, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry, Pierre Rottenberg, Jean-Joseph Goux, Jean Thibaudeau, Denis Roche, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Jean-Louis Houbedine, le texte de Derrida, La Différance, avec un a, m'avait donné du fil à retordre, et j'avais adoré retordre ce fil-là. La poésie doit avoir pour but… Ah, ce Marcellin Pleynet, comme il nous aura divertis, quand il passait à la radio. La poésie est inadmissible, et d'ailleurs elle n'existe pas, c'est Denis Roche qui parle. Tout était possible, en ces années-là, croyez-moi ! Possible et inadmissible. C'est ce qu'on ne peut plus faire comprendre aujourd'hui. J'ai été mot parmi les lettres… C'était un petit monde, si vous voulez, oui, mais de ce petit monde sortaient par moment des éclats d'intelligence et de lumière qui nous tenaient en haleine, des éclats arrachés à ces esprits et à ces corps. Nous avions le sentiment de vivre dans un printemps perpétuel : Éros et culture se tenaient par la barbichette et nous faisaient danser. Et puis le jazz, et puis cette sensation inoubliable d'un monde qui s'ouvre pour nous seuls. Tel quel ! La poésie quotidienne dont j'aimerais donner une idée s'écrivait en soulevant des liasses de prose et en les laissant retomber dans la poussière du soleil, comme des billets de banque. Et je faisais la même chose en musique, alors, sans trop me poser de questions. L'Espagne, l'Italie, la France, la lumière portée de New York et le corps des femmes nous chauffaient les sens et la pensée, nous étions branchés sur une même vague harmonique et atonale. En ce temps-là, je croyais encore qu'il fallait tout comprendre et tout connaître, et que j'avais le temps, que c'était une raison suffisante d'habiter le monde. C'est cette langue que nous parlions. Écoutez la Suite espagnole, d'Albeniz, écoutez Ionisation, d'Edgar Varèse, écoutez la Sinfonia de Luciano Berio, et son Larorintus II, écoutez le Michel Portal Unit des années 70, écoutez Steve Potts et Mingus, l'XTet et le New Phonic Art, écoutez Djamchid Chemirani et Nusrat Fateh Ali Khan, écoutez Cecil Taylor et le Brotherwood of Breath de Chris McGregor, Miles Davis bien sûr, et les Mantra de Stockhausen, et les préludes pour piano de Maurice Ohana, et voyez tout ce monde englouti qui remonte à la surface comme si c'était hier… On a le cœur qui déborde, ce matin ! C'était un monde sans frontières entre la littérature et la musique, sans pause entre la liberté et la joie, entre l'invention et la solitude, entre l'amour et le temps. Impossible à expliquer. 

Voilà. Pour moi, Sollers, c'est d'abord, surtout et toujours l'envie de lire (je ne dis pas le besoin). L'envie d'aller voir les écrivains. Pas leurs palais ni leurs chaumières, mais leurs liasses de papier, leurs brouillons, leurs stylos et leur machine à écrire, leur table et les fenêtres devant lesquelles ils se tiennent immobiles. Ce qui se trouve sous leurs textes. De nous tenir un instant près d'eux, dans leur chambre. J'ai envie de citer ce passage de Femmes :

« Je m’étonne toujours de constater à quel point ils ou elles ont peur d’être seuls… Alors que, pour moi, c’est depuis toujours le plaisir fondamental, les yeux ouverts du petit matin vide, la soirée qui n’en finit pas, la beauté insensée des murs… J’aime manger seul au restaurant ; j’aime rester seul trois jours sans adresser la parole à personne… J’aime sentir le temps passer pour rien, n’importe où, dormir, dépenser le temps, me sentir le temps lui-même courant à sa perte… Je suis là, encore un peu là, et un jour je ne serai plus là, je boucle doucement sur moi ma place dans la bande dessinée, la rapide atmosphère ambiante… Je me sens de passage, agréablement, simplement, je n’ai pas peur… Tout le malheur des hommes est l’impossibilité où ils sont de demeurer seuls dans une chambre ? Oui, avec Pascal sur la table de nuit, ça devrait suffire, cependant, pour la grande nuit du séjour parmi les hommes… Café très fort, whisky, tabac, radio… Et vogue la plage ! Et plane le temps ! De temps en temps, je loue une chambre d’hôtel, pas loin de chez moi… Je vois tout comme si j’étais en visite dans le coin où j’habite, j’ai l’impression de venir faire une étude après ma mort sur ma vie dans la région… » Et puis aussi, dans Carnet de nuit : « J'étais le dernier paragraphe, son ondulation, sa modulation. Surpris, navré, amusé de me retrouver quand même avec un corps, alors que j'étais passé de l'autre côté : dans l'air, entre les phrases. » Vous me dites que ce n'est pas de la grande littérature ? Je suis d'accord. Ce n'est pas de la grande littérature, mais ce “Carnet” m'a aidé à vivre, et j'en avais fait une sorte de bréviaire secret. Mozart n'est jamais loin. J'habitais à Paris dans un très bel appartement qui était devenu une sorte de tanière magique. J'avais beau être entouré, j'y ai beaucoup souffert de la solitude, et Sollers m'a parlé à l'oreille. Ça n'avait pas de prix. Je crois bien avoir inventé sa littérature autant que je l'ai lue, et peut-être plus. J'aurais toujours une dette envers lui. C'est comme ça. Je me souviens d'une fois où Sophie était venue me chercher au train, à la gare de Lyon, il faisait beau et nous avions décidé de marcher jusqu'à notre appartement de la rue Villehardouin. En chemin, près de l'Observatoire, j'ai aperçu Sollers en train de lire à la terrasse d'un café. Je l'ai indiqué discrètement de la tête à Sophie et elle m'a immédiatement dit : « Oh ! Allons le voir ! » Mais non ! Jamais de la vie ! Je ne voulais pas le déranger. Il était dans l'infini, et nous, nous étions seulement à Paris. Un peu plus tard, j'ai mieux compris pourquoi mon amie voulait aller le voir. Un soir que nous étions en train de regarder la télévision comme un vieux couple las, l'habile Bordelais se montrait dans la petite lucarne, et Sophie, sans me regarder, prononça ces mots stupéfiants : « J'ai envie qu'il me baise. » Je crois qu'elle ne lui aurait pas déplu. 

La solitude et Sollers, donc, la curieuse solitude qui peut aussi bien nous tuer que nous amener au paradis. C'est compliqué, une vie d'homme ! C'est très simple et très compliqué. Je m'en aperçois par exemple quand je reprends un de ses romans (Portrait du joueur) et qu'il me tombe littéralement des mains. Comment ai-je pu aimer ça ? Ça me semble inconcevable, et pourtant… Mais je sais bien que le même phénomène pourrait m'arriver avec d'autres et je ne suis pas pressé d'en tirer des conclusions. C'est moi qui ai changé, et je ne crois pas qu'il faille s'en désoler. Il y a des saisons pour certains livres, pour certains écrivains, et puis les saisons passent, et nous passerons aussi. Je préfère ne me rappeler que les bons souvenirs, et ce que Sollers a fait germer en moi. Il aimait Mozart, il aimait Bach, il aimait le jazz, il aimait Argerich et Bartoli, et Gould, c'est déjà bien. Je ne l'ai jamais rencontré et c'est très bien aussi ; je ne l'aurais peut-être pas aimé, il ne m'aurait peut-être pas aimé. La solitude et la musique, entre nous, c'est ce qu'il y avait de plus précieux. Ça laisse des traces indélébiles. Même si je me sens un peu orphelin, aujourd'hui, sa mort me fait paradoxalement du bien. J'ai rouvert des livres, moi qui depuis quelques semaines avais la littérature en horreur ; j'ai rouvert des livres et j'ai reconnu la joie qui accompagne ce geste comme on reconnaît un vieux compagnon qu'on a essayé d'oublier en vain. Ça me console de bien des choses. 

Du double mouvement de la ponctuation invisible et de l'illisible saturé, il a su se tirer habilement en se cachant comme personne. Tous ceux qui disent le connaître mentent, très naïvement. Je n'ai pas cette prétention, mais j'ai l'impression aujourd'hui d'avoir marché un temps en sa compagnie, sans mots, sans phrases, comme on suit silencieusement une belle fille dans la rue pour savoir où elle habite. Heureusement, il m'a semé en chemin. Restent le désir et le mystère. Merci, Sollers ! Tu as étendu le volume de l'éloquence lisible. J'ai été mot parmi les lettres, peu importe ce qu'il en restera.