N'écoute pas, Dieu ! Si je crois en Lui, en Toi, c'est à cause de Bach. J'ai réellement découvert ma religion (et ma foi) dans les années 80, à Paris, en écoutant les passions du cantor de Leipzig (je fais mon prof). J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps en lisant le livret de la Saint-Matthieu. Dix fois, cent fois, j'ai eu l'impression d'assister à la mort de Jésus, et toutes les douleurs du Christ m'ont traversé le corps, de part en part. Rien ne m'avait préparé à cette émotion radicale. Ma jeunesse avait été si peu religieuse. Quand, à seize ans, je lisais les Évangiles, c'était en grande partie pour faire un geste qui me semblait intellectuellement intéressant et narcissiquement valorisant. Je prenais la pose mais ça ne m'intéressait pas vraiment. Je n'y comprenais rien du tout.
Cette nuit encore, ces douleurs terribles qui m'ont déjà mené aux urgences d'Alès, il y a quelques années. Heureusement le mal a finalement cédé vers sept heures. Qu'il est difficile de souffrir, quand on est seul, et que le matin est encore loin ! Je n'ai pratiquement pas dormi mais je me suis tout de même levé à huit heures. Si l'on n'était pas dimanche, je serais resté au lit.
Je peste contre Spotify, qui propose des disques complètement incohérents (quand on parvient à les trouver (les applications musicales du commerce sont faites pour tout, SAUF pour la musique)). Je voulais écouter la Saint-Jean d'Herreweghe, et le disque qu'ils présentent est tout sauf le disque que je possédais il y a vingt ans. Il manque même le “Herr, unser Herrscher” introductif ! Je ne sais pas comment ce genre de choses est possible. Personne ne hurle ? Personne ne les insulte, ces connards ?
Vincent me dit que la Saint-Matthieu d'Herreweghe est l'une de ses plus grandes émotions musicales, et je suis bien heureux (et soulagé) de l'apprendre. Je ne pourrais pas être ami avec quelqu'un dont le cœur ne saigne pas à l'écoute de cet enregistrement. (Pour ma part, je préfère la première version d'Herreweghe à sa deuxième, mais c'est un détail.) Même la très jeune Céline, que j'aimais à cette époque-là, accourait dès qu'une Passion de Bach se donnait à Paris, et je n'avais pas besoin de la forcer, elle avait la foi des convertis. Qu'une très jeune fille très peu formée à la musique soit si sensible (et sincèrement sensible) à cette musique m'avait beaucoup frappé. Régulièrement, j'y reviens, à ces deux passions, et ma ferveur ne faiblit pas. J'ai déjà souvent écrit à ce sujet, et sans doute vais-je courir le risque de me répéter, si j'en parle aujourd'hui.
Quand on étudie un peu la Saint-Matthieu, on a tendance à reléguer la Saint-Jean, qui est moins monumentale, moins impressionnante, peut-être moins géniale, mais on y revient pourtant car elle possède des morceaux qui sont parmi ce que Bach a composé de plus génial dans ses chefs-d'œuvre. Les deux introductions, si différentes, sont tout aussi bouleversantes. Je pense souvent à un texte écrit par Philippe Sollers qui, à l'époque où je l'avais lu, m'avait beaucoup plu. Je ne sais plus de quel roman il s'agit, mais je crois bien qu'il s'ouvrait sur l'introduction de la Saint-Jean. « Herr ! »
J'avais dans ma discothèque la version de John Eliot Gardiner, que je n'écoutais presque jamais car son introduction, justement, me semblait affreusement dissonante. Les interjections me faisaient mal aux oreilles. Il y avait là une tension qui allait au-delà de ce que je pouvais supporter. J'ai récouté cette version, ces derniers jours, parmi quelques autres (Ton Koopman, Harnoncourt, René Jacobs, Sigiswald Kuijken, Paul Kuentz, Günther Ramin), et c'est celle que je préfère ! Heureusement que nous vieillissons ! Heureusement que dans une vie nous avons la possibilité de passer par des phases (tous les vingt ans, quinze ?) qui se contredisent ! Sans cela, notre vie serait incomplète, et beaucoup plus bête. Je pensais à cela, hier en marchant, à ce qu'un Rimbaud, par exemple, a vu de la vie et du monde. Même avec son génie : pas grand-chose.
Il est étonnant que Gardiner rende ces interjections si douloureusement dissonantes, alors que les accords ne le sont pas, du moins les deux premiers, qui sont de simples accords parfaits. Tout se passe comme si les dissonances des hautbois (le ré-mi bémol et sol-la bémol suivis des quintes diminuées, du début) se reflétaient sur les voix par un effet de rémanence. Le résultat est saisissant. La douleur est immédiatement là, au cœur du son, comme un acide qui le ronge. C'est Gardiner qui a raison. Il ne faut pas avoir peur. Il nous fait entendre des instruments et des corps qui semblent fêlés, abîmés par la souffrance. Ce ne sont pas des voix, ce sont des cris qui se détachent d'une mer vibrante et roulante qui avance inéluctablement vers la Croix. Les deux hautbois (parfois doublés par les flûtes, mais je préfère quand ils sont à nu) sont comme des bras de femme dans un lit : ils nous caressent et nous maintiennent, nous embrassent, nous font rouler dans l'ordure ; on frissonne et on prie mais il est impossible de s'en défaire, on mourra en eux. L'accord diminué des voix est terrifiant : on a le sentiment de n'en avoir jamais entendu de tels auparavant — il est tendu comme un arc électrique. « Seigneur ! » Même dans la plus grande humiliation… De chaque note tracée ici sourd la douleur et la Joie surnaturelle. La main de Bach est souveraine, il ne craint rien. « À toute heure ! » C'est le « vrai fils de Dieu » dont il est question. C'est Lui qu'on suit, pas à pas, vers le gouffre, vers la terre qui s'ouvre, vers la fin du Temps.
Ton Koopman fait tout l'inverse : sur l'accord diminué, il fond les timbres dans une douceur de rêve, et les doubles-croches qui ondulent au-dessous semblent apaisées, consolantes. Jésus est notre frère. Même dans la plus grande humiliation, nous savons pouvoir compter sur Lui qui nous a montré le chemin, qui a ouvert la voie et qui applique Sa voix, sur nos os brûlants, comme un baume.
Chez Harnoncourt, chaque temps est marqué, ce sont des pas, lourds, pénibles, ce n'est pas une promenade, c'est une montée au calvaire. Le souffle manque. Le sang bat aux tempes, un goût amer dans la bouche. Aurons-nous le courage d'avancer avec Lui ? D'être là ?
René Jacobs, lui, fait entendre le cœur qui bat (à la croche). L'adrénaline. La peur. Mais on a un peu l'impression d'être à l'opéra, ou au Grand Rex, ou chez Beethoven.
N'écoute pas, Bach, n'écoute pas mes bêtises ! Je serai toujours, même après cent ans passés à t'écouter, à mille lieues de comprendre ta musique. Mais j'aurai passé ma vie en elle, je l'aurai traversée de mille manières, et jusqu'à l'heure de ma mort, elle sera en moi comme un talisman, comme une énigme balsamique et une voie vers la connaissance. De chaque note lue et entendue, j'ai tiré de la vie et de la lumière, précieuse et singulière. À chacun d'entre nous tu parles sans rien dissimuler, le cœur complètement ouvert et ardent. Je plains ceux qui ne te connaissent pas.
Demain commence la semaine authentique. Celle que chaque année on attend. Celle qui nous laisse espérer une victoire sur la mort. Celle qui nous console de ne plus recevoir de lettres d'amour. Celle qui nous venge de l'imbécilité et de la mesquinerie. Celle qui ouvre le temps et sépare la vie de sa dépouille. C'est la semaine qui doit tout à Bach, celle qui nous délivre du Bruit, celle qui nous ouvre les yeux sur la Vérité, celle du dévoilement. Sept jours pour se libérer du bavardage et du mensonge, de la dissonance, sept jours pour entrer dans la Gloire du Verbe fait musique. Ce ne sera pas de trop.
Je Lui parle chaque nuit. Je me mets dans la paume de Sa main. Je n'ai pas trop peur de mourir. Seulement de souffrir dans la solitude, sans avoir pu m'expliquer ni terminer ma phrase, et quand, au détour d'un chemin, au printemps, je sens mon cœur qui demande grâce, j'écoute mentalement les deux hautbois de Bach qui font chanter mes organes avec une exultation que je ne comprends pas.
Nous n'osons pas penser ce que nous pensons. Nous n'osons pas vivre la vie qui est en nous. Nous n'osons pas aimer comme nous aimons. Nous n'osons pas dire qui nous sommes, tellement certains que personne ne pourrait l'entendre. Seule la musique est à même de laisser notre être profond se manifester dans sa nudité.
***
Il y a quelques jours est née à Bruxelles la petite Eugénie. « On ne la voit pas, on ne l’entend pas mais on la sent quelque part. » « Puis elle est là. » Je n'ose même pas essayer de penser ce que doivent éprouver Yohann et Sabine. Faire apparaître un être qui n'était pas là l'instant d'avant, c'est créer un basculement dans le Temps, c'est poser le pied ailleurs. C'est la troisième fois que ces deux-là font apparaître une âme supplémentaire, mais je ne crois pas qu'ils en prennent l'habitude. « Et puis elle est là. La voilà. » Une voix nouvelle. « Voici le monde : voici le temps. » Ouvre les yeux. Tu traverseras le temps comme personne. « On ne vit plus détourné de soi-même. » Vive Eugénie, quoiqu'il advienne ! Verbe et adjectif. Bien née, bien nommée.
La vive, le vif, aux prises avec le temps, c'est la substance même de la musique. Il faut en passer par le son, par l'ouïe, pour déceler et accueillir la vie. Les nouveaux venus s'annoncent en criant ! Herr ! Seigneur, c'est moi, je suis ici, avec vous, de ce côté-ci du Monde. Et immédiatement la parole suit, le regard, la peau, le tempo, doubles-croches et soupirs, rythmes et accords, les bras et les noms, le récit et la poésie conjugués, chantés.