Une oreille bouchée m'a réveillé en pleine nuit et m'a tenu éveillé jusqu'au petit matin. C'est toujours formidablement angoissant, pour moi, que d'avoir une oreille bouchée ; deux, n'en parlons même pas.
Même la lecture en serait abîmée, je crois, de ne pouvoir s'appuyer sur le son et ses reliefs (qui ne sont pas ceux de la phrase écrite), même s'il est seulement rêvé, envisagé. J'ai d'ailleurs de plus en plus de mal à lire sans y mettre la voix quelque part. J'essaie de m'y contraindre, le plus possible, pour rester présentable (et pour pouvoir lire en public, par exemple dans une salle d'attente), mais c'est difficile et je ne tiens jamais longtemps. L'hypothèse de la vocalité, au minimum, doit être une réalité, comme un arrière-plan sur lequel la compréhension (l'entendement) se manifeste. Pendant très longtemps, j'ai ricané un peu bêtement quand j'entendais parler de ce pont-aux-ânes des littéraires qu'est le « gueuloir » de Flaubert, mais il faut bien reconnaître que j'y suis venu sans même m'en rendre compte, poussé par une nécessité réelle. Ça s'est imposé à moi sans que je n'en décide. C'est fou, tout ce qu'on entend quand on se relit à haute voix, tout ce qui vient à la surface, comme la crème sur le lait qui bout.
Sur un roman de huit cents pages, je pense qu'au moins cinq cents sont lues à voix haute, ou mezzo voce, ce qui ralentit considérablement la lecture. Tant pis. Ce n'est pas grave.
Ce qu'il faut, c'est lire. Mais lire vraiment. Pas avaler des phrases. Je me suis réveillé avec cette obsession. Lire. Lire comme on écoute la musique ; comme toute ma vie, j'ai essayé d'écouter vraiment. De sur-écouter. (Ou peut-être pas, justement…) Le verbe lire, en français, a un avantage sur celui d'écouter, et même plusieurs. Il s'anagrammise en lier, pour commencer…
Lire vraiment. Écouter vraiment. Ouvrir un livre comme on ouvre un visage, comme on l'aime. Repousser un peu les parenthèses de la présence, ou les guillemets du temps. Faire de la place pour le verbe, ou pour les substantifs, ou les adjectifs. On aime les défauts de la phrase comme on aime ceux d'un visage. Sa longueur. La peine qu'elle prend à se refermer ou… On lie la forme de l'oreille à celle des lèvres, on entre dans la texture de la peau, si l'on peut. Je vous demande un peu. Et l'on desserre le corset des mots, qui au petit matin sont des sons, car ils ont été prononcés en dormant. On aime la voix un peu abîmée, les cernes qu'elle voudrait cacher, ses odeurs asociales. On prend la chair dans les mains, c'est une feuille légère. Je ne sais comme est proche ma fin. Alors les pages qu'on dévoile… Ici, le jour ne se lève pas, ou très peu. Du moins en ai-je décidé ainsi aujourd'hui, après avoir vomi. Le foie au chaud. Seizième dimanche après la Trinité. Huitième symphonie de Beethoven. Cet allegretto scherzando nous ravit et nous amuse. C'est Beethoven, qui a composé cela ? Comme une succession de points-virgules qui se trémoussent drôlement, rebondissant sur le matelas. Il en faut, du talent et de l'intelligence, pour faire de la musique avec si peu. La jubilation d'un enfant qui fait jouer ses muscles…
Il vaut mieux se taire, parfois. Elles veulent faire disparaître leurs cernes — ou leur goitre. On ne peut pas leur expliquer, elles n'entendent pas. Il faut les laisser se tromper. Elles avalent nos phrases comme des cachets amers, sans les mâcher. Tant pis. Ça leur reviendra, plus tard, longtemps après que nous ne soyons plus là, ces phrases non digérées, non entendues, on le sait bien. On essaie d'expliquer et on se heurte à un mur. (Elles parlent trop et trop vite.) La parole nous revient comme un boomerang. Plus on essaie plus le mur s'élève et durcit. Mais si les paroles tombent en cendres, la musique, elle, revient toujours. Elle ne cesse jamais, elle ne le peut pas. Elle laisse des traces. Il faut seulement que leurs oreilles se débouchent, et ça peut prendre des années. Les fantômes sont toujours là, dans les couloirs du temps mais ils ne se font pas remarquer. Ils ne sont pas pressés, eux. Le désir sait s'adapter aux ornières du chemin, il se grime, il se cache, il circule à travers les organes des corps, furet silencieux et translucide qui ne se révèle que dans ses effets ou ses symptômes. Le cachet diffuse… La peine qu'elle prend à se refermer ou le plaisir qu'elle a à ne pas savoir où elle va, à se poursuivre sans terme apparent, une page, trois pages, cinq pages… « Elle avait enlevé ses longs gants trempés et les avait exposés à la flamme. » On ne lui met pas un point dans la figure sans y réfléchir à deux fois, voyons ! Lettres de cachet… La pilule est parfois amère, mais avec un peu d'inconscience et de toupet, on arrive à se soigner en douce. Ça passe inaperçu.
Avaler des phrases sans les mâcher est aussi indigeste qu'avaler de la nourriture en oubliant qu'on a des dents. L'estomac ne peut pas faire tout le travail. Une partie de l'esprit recule devant l'obstacle, c'est comme s'il voulait se décharger de la tâche sur une autre partie du corps. Il veut sous-traiter, et si c'est impossible, il boude.
Les écrivains se déchirent sur les réseaux sociaux. L'un parle de « critique objective ». On en rit encore. Il est toujours mal vu de ne pas aimer (presqu'autant que d'aimer). Ceux qui aiment se sentent humiliés, ou niés, même ; ça va loin ! La morale intervient, on se demande bien pourquoi. On regarde ça de loin. Surtout ne pas participer, ou alors il faut s'en amuser, mais c'est impossible, car immédiatement on est pris dans le courant, qui est puissant. Le goût est une chose étrange, il y a longtemps qu'on le sait. Le goût qui ne sait pas marcher seul, qui a toujours besoin de son compagnon intime, le dégoût. Ces deux-là s'appuient l'un sur l'autre, comme des éclopés ou des poivrots qui rentrent chez eux. Ils se font des croque-en-jambe, comme deux sales gamins qui aiment patauger dans toutes les flaques d'eau dans lesquelles se reflètent les phrases des autres. La littérature, avant même d'être elle-même, est une chose qu'on partage avec des gens qui aiment en parler, qui font profession d'en parler, qui vivent du discours qui la borne et la maintient hors des profondeurs boueuses où elle s'abîme volontiers, quand elle est privée du regard des autres, de cet écho général et vague qui lui fait comme un habit toujours mal taillé mais rassurant, qui lui permet de sortir dans le monde sans trop montrer ses entrailles. Il vaut mieux se taire, parfois. Nos oreilles et notre bouche sociales s'obstruent prudemment. Traduisons les déclarations des uns et des autres en un langage simple. « C'est moi. » « Non, c'est moi. » « Oui, c'est vous, mais moi aussi. » « Moi non plus ! » Voilà. Le cercle s'est refermé, on a quitté la cage, on revient à la page, c'est plus sûr. « Il n'a aucun style. » Et ta sœur, elle en a, du style ?
J'avais écrit : « La peine qu'elle prend à se refermer ou […] ». L'ordinateur a avalé un morceau de la phrase sans que je m'en avise. Je ne sais plus du tout ce que j'avais écrit (on ne s'aperçoit jamais de ce genre de choses dans l'instant). C'est sans doute mieux comme ça. Il y a des phrases qu'il vaut mieux ne pas achever. Il y a des femmes qu'il vaut mieux ne pas écouter. Pas trop. Pas vraiment. Écoute flottante… Les phrases se grimpent dessus les unes sur les autres et petit à petit forment une sculpture baroque qui tient debout on ne sait comment. Ça fait toujours passer le temps. Tiens, il y a du soleil !
On y met la voix comme d'autres y mettent leurs doigts, leur nez, leur langue. Le sexe est-il moral ? Vocal ? Oral ? C'est un jeu que bien peu savent ou ont la témérité d'explorer jusqu'en ce lieu où il nous révèle un nouveau monde. Il faut un peu d'inconscience, bien sûr, mais aussi du tact et de l'humour. Gary Peacock, interrogé à propos du trio qu'il a longtemps formé avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette sur les qualités essentielles, avait cette réponse trop simple et pourtant si profonde : « Listen, listen, listen. » Écouter, écouter, et écouter encore. L'amour est vocal, avant même d'être charnel. Écoute ! Ouvre tes oreilles ! Tout est lié, dans un corps, et c'est la vibration qui relie les systèmes entre eux.
C'est un très grand écrivain ! Vous plaisantez ? C'est nul. Vous avez des prétentions à connaître quelque chose à la littérature ? Sérieux ! Dogmatisme! Grotesque ! Dépourvu du plus mince intérêt. Bonjour chez vous. Bons fils, mauvais fils, cousins querelleurs. Garnements. Coups bas. Et ta sœur ? Ça a l'air aussi chiant que la critique qui en est faite. Plaisir contre plaisir, c'est la guerre. De vrais bons auteurs ? MMA sur Facebook.
Je ne trouve pas « hérédisme » dans le dictionnaire. Je vois bien à peu près ce que ça signifie mais j'aurais aimé une définition un peu officielle, reprise et inscrite dans la loi des phrases. Léon Daudet écrit que « l'imagination commande le corps plus que le corps ne commande l'imagination. » Je crains de penser le contraire. Pour moi, tout procède du corps. Mais je vois qu'« hérédo », en revanche, figure dans le dictionnaire. « Tout homme de lettres est ce que j'appelle un hérédo. » Front bombé d'hérédo. Ça se transmet in utero. Avec un accent d'admiration dans la voix. « La preuve, je n'ai pas réussi à finir Ulysse de Joyce. » Plus que le snobisme, c'est l'anti-snobisme, qui est lassant. Les jeux sont défaits, avant même qu'on ait commencé à jouer. Ah, mais je vois que la Bienheureuse a tranché : « Il faut lire ses autres livres. Machin Truc est un des meilleurs écrivains actuels. » Ici, éclat de rire de Truc Machin. Conflits d'hérédismes. Je me rappelle cette soirée, à la salle Pleyel, dans un tout autre siècle. Claudio Arrau jouait le premier concerto de Brahms et j'étais littéralement émerveillé. À l'entracte, ou la fin du concert, je ne sais plus, ayant rejoint un de mes amis compositeur, celui-ci me fit doctement la morale. Il était impossible d'aimer l'opus 15 de Brahms sans se discréditer. Certes, il y avait de « belles choses » dans cette musique, il n'en disconvenait pas, mais elle était vraiment trop mal foutue, trop mal composée, contrairement au deuxième concerto, beaucoup plus tardif, comme ça se professait couramment à l'époque. On savait de quoi on parlait, alors ! Merde. J'en ai rougi, comme un type qui est bouleversé par le cul d'une fille mal élevée a tort de le proclamer devant ses amis. Je ne savais pas, alors, qu'il suffisait d'attendre un peu, quelques années, une époque, pour que mon jugement, ou mon goût, devienne tout à fait licite, voire banal. Et pour un peu, on aurait envie de contredire ceux qui aujourd'hui nous donnent raison sans y penser. (Ça manque vraiment de bathmologie, tout ça.) Vous n'y connaissez rien ! Mais vous non plus. Personne n'y connaît rien. Ils se feraient couper en deux plutôt que d'avouer que leur jugement tient à peu de choses, et peut se renverser à la faveur d'une crise de foi, un jour que leurs oreilles se bouchent ou se débouchent. Peut-être sur leur lit de mort… Mais comme ils se croient immortels, nous avons encore du temps devant nous. Les figures qui viennent à la lumière, une lumière acclimatée à l'air du temps, sont très souvent pour moi recouvertes d'une pellicule qui déforme l'image de l'auteur jusqu'à le rendre incompréhensible, même si sympathique. Il bavarde élégamment, certes, mais c'est comme s'il parlait depuis une chambre hermétiquement close qui empêcherait ses vocables de franchir la muqueuse tactique, celle qui transmue le sens en plaisir, le son en émotion. Il faut beaucoup de temps (perdu et retrouvé) pour savoir écouter et lire, relier les points erratiques qui dansent devant nos yeux comme des mouches irresponsables. Il y a une furtivité de la sensibilité. Les hallucinations collectives nous tiennent en respect, et l'on hésite, le plus souvent, à se glisser à travers les failles qu'on devine trop bien chez nos contradicteurs-prédicateurs jusqu'à des affirmations dont on sait à l'avance qu'on les regrettera un jour. Attendons, rien ne presse. L'époque va se fatiguer plus vite que nous.
Plaire aux peintres, plaire aux hommes, plaire à la lumière, mais surtout plaire au temps qui passe. Ne parle pas. Économise tes mots. Laisse-les t'envelopper doucement. Patiemment. Tu n'as pas besoin de les envoyer loin de toi comme des têtes chercheuses qui réclament leur dû. Calme-toi, je ne te veux pas de mal. Cor, trois hautbois, hautbois da caccia, orgue obligé, deux violons, alto et basse continue. La musique a cette supériorité définitive sur la littérature qu'elle finit toujours par se moquer de l'idéologie. Je dis que lire c'est lier, mais c'est au moins autant délier. C'est revenir sur la phrase et la prendre à revers, quand elle a fini de parler fort, à la racaille, de s'affirmer, de prétendre. « Les conflits d'hérédisme, de réapparitions congénitales au sein de la méditation et de la mémoire, donnent lieu à des images tourmentées, que connaissent bien les hésitants, les douteurs, et, en général, les abouliques. » Hérite-t-on du Doute ? C'est un trouble, à n'en pas douter, qui peut resurgir à tout moment sans sommations, ce dont nous lui savons gré. Le tourment et l'hésitation c'est comme la première fois qu'on met la main sur la peau d'une femme, cette griserie, qu'on aime et qu'on craint, cette divine ambiguïté, cet impossible devenu soudain possible, à l'instant T, le geste interdit qui est approuvé à notre grande surprise. « Une sorte d'inhibition se produit devant le déclic de la volonté, et, dans le doute, l'inertie l'importe. » J'aime les volontés qui abdiquent, qui s'inclinent devant une autre conduite de la sonorité, du geste et de la voix. Une fois l'idée attrapée, on n'est plus guère excité. Il faut autre chose pour que le désir se continue, en quelque sorte malgré lui. Le désir vrai doute encore, même quand il a remporté une victoire. L'incertain du geste et son inertie, sa traînée psychologique et chimique nous amène ailleurs que là où l'on désire aller — c'est heureux. Les corps lus nous mettent cul par dessus tête. Douteur, mon frère.