dimanche 1 décembre 2024

Feuillets nocturnes (2)

 [Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles]

Il est hors de question de bouder son plaisir : Être en désaccord radical avec l'immense majorité des droitards sur les réseaux sociaux est un moment de plaisir. J'avais vu passer quelques déclarations, sur Facebook, qui exprimaient très bruyamment le dégoût profond que leur avait causé le film de Chantal Akerman “Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles”, et c'est cette belle unanimité (car les commentaires étaient tous d'accord avec l'auteur du “statut”, et en rajoutaient dans le mépris et le sarcasme) qui m'a donné envie de voir de quoi il retournait. J'ai donc plongé au cœur de ce film dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler jusque là. Trois heures et quart, ce n'est pas un petit morceau qu'on avale entre deux sommes, la nuit. 

Disons-le d'emblée, je fus ébloui. Durant les 193 minutes que dure le film, pas une seconde d'ennui. Pas un reproche, pas une déception. J'ai plongé dans ces images avec un appétit et une soif inentamés du début à la fin. Toutes, elles m'ont fasciné, intéressé, touché, bouleversé ; j'aurais voulu que le film dure cinq heures. Ces longs plans-séquences, très simplement filmés, sans aucun apprêt, sans fioritures, et bien sûr sans le moindre effet, mais avec une précision et une justesse chirurgicales m'ont enthousiasmé. Ce plaisir m'a surpris. J'avais la sensation paradoxale d'être dans la vie, dans Bruxelles, dans ces années-là, avec une justesse parfaite, sans aucune faute de goût, et ce sentiment profond m'a en quelque sorte lavé de toutes les images frelatées qui nous abîment chaque jour depuis plusieurs décennies. J'ai respiré comme au sortir d'une noyade. Je pourrais dire les choses autrement, et mieux : j'ai eu la certitude d'être de retour dans la vérité, dans le vrai ; et j'ai su, par un effet de contraste, que cette vérité-là avait depuis longtemps disparu de ma vie. Il ne m'étonne pas du tout qu'un Gus Van Sant ait déclaré avoir été très influencé par le cinéma d'Akerman. Je comprends mieux ses films (que j'ai toujours aimés), maintenant que j'ai vu celui-là. 

Devant un film comme ça, on se dit : voilà ce que devrait toujours être le cinéma ; comme on se dit devant un quintette de Mozart : voilà ce que devrait être la musique, toujours. C'est la vie, qui est montrée là, tout simplement. Et c'est une prouesse, de montrer la vie, le vivant, l'humanité et ses conditions ! À côté de ça, tous les films paraissent bêtes, ou prétentieux, ou tout simplement faux ou ridicules. 

J'ai toujours eu un rapport difficile avec le cinéma. Peu de films, très peu, m'ont semblé être des œuvres d'art. J'en ai connu de plus artistiques que celui-là, ce qui m'empêche de dire, comme je l'ai lu, qu'il s'agit du « plus beau film de tous les temps », mais il a indéniablement une place spéciale, rare et précieuse, car il invente une manière de filmer la réalité qui je crois n'a jamais été assumée avec cette rigueur impudente et cette belle simplicité. Moi qui ne connais que très mal et très peu Bruxelles, j'ai reconnu dans ces rues, dans ces magasins, dans ces places et jardins, dans ces dialogues et dans les gestes de la mère, dans cette qualité de temps, la vie qui était telle dans la province de mes années de jeunesse. 1975 est une année importante, en tant que mi-temps des années 70.  On y est ; en plein dedans. C'est à partir de là que la vie, que nos vies vont prendre une voie toute différente, une voie qui à terme nous laissera au bord de la réalité et des larmes. Pour ma part, je retourne très souvent en pensées dans la parenthèse enchantée de ces années-là. 

Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, je sais bien qu'une telle œuvre avait sans doute une visée idéologique, et, pour dire les choses simplement, féministe (la présence de Delphine Seyrig ne doit rien au hasard). « Premier chef-d'œuvre au féminin de l'Histoire du cinéma », écrivait Le Monde lors de la sortie du film. Je sais bien qu'on va me parler d'aliénation ; comme le dit la cinéaste elle-même : « c'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort ». Ce qu'elle dit n'est évidemment pas faux, mais n'épuise absolument pas la substance de l'œuvre. Car ce que décrit Chantal Akerman n'a rien de fondamentalement féminin. Bien sûr que les femmes de ce temps-là vivaient ainsi, très souvent, je l'ai vécu et vu de mes propres yeux, il n'est pas question de le nier, mais ce qu'elle filme dépasse pourtant de très loin la « condition féminine », et le sens qu'un féminisme contemporain voudra immanquablement lui donner me semble assez dérisoire par rapport à ce qui est montré là. 

Les plus beaux films de l'histoire du cinéma sont des films politiques, au sens large. Mais ils ne sont réussis que lorsque leur propos politique est défait par le film-même. Combien de fois me suis-je dit, devant un film qui avait le projet très visible de nous délivrer un message politique, que le réalisateur ne se rendait apparemment pas compte que son œuvre exprimait le contraire de ce qu'il avait voulu dire. On voit ça très souvent : les films qui essaient de démontrer quelque chose arrivent fréquemment au résultat inverse de ce que souhaite le réalisateur, les images et la technique cinématographique se chargeant elles-mêmes de retourner le propos dans le dos du metteur en scène ou du scénariste. Je dis plus haut que les plus beaux films de l'histoire du cinéma sont les films politiques, mais c'est malgré eux, et même contre eux, qu'ils le sont. C'est parce que quelque chose les empêche d'être ce qu'ils veulent, qu'ils sont réussis. Chantal Akerman a peut-être voulu faire un film pour exposer et sur-exposer l'aliénation de la femme occidentale des années 70 (et encore, je n'en suis pas sûr), mais la beauté de son film vient précisément de ce qu'elle n'a pas eu conscience de montrer, de tout ce qui déborde son projet “féministe”, si tant est qu'il ait bien existé.

« La façon d'organiser sa vie », dit Chantal Akerman. Tout est là. L'emploi du temps. La manière de remplir les heures, d'aller de telle minute à telle autre minute. Elle s'y entend, à nous faire voir les heures de l'intérieur, à nous les faire éprouver, goûter, détester, à nous rendre capable de cette méditation sur le temps qu'est toute véritable œuvre d'art. Et ici, il devient parfaitement indifférent de parler de la « sublime Delphine Seyrig », seule star à l'écran. Elle joue très bien, elle est parfaite, elle est ravissante, mais on peut très bien imaginer n'importe qui à sa place, et je suis certain que le film n'aurait rien perdu si la mère (on n'ose dire l'héroïne) avait été interprétée par une parfaite inconnue. Cela dit, Delphine Seyrig semble idéale et très à sa place, surtout quand elle prépare des escalopes panées ou du pain de viande. Sa manière de se laver, dans la baignoire, de plier son linge, de cirer les souliers de son fils, à peine levée, d'éteindre systématiquement la lumière dès qu'elle sort d'une pièce, tout cela nous bouleverse, on ne sait trop pourquoi. Mais, Seyrig ou pas Seyrig, on s'en fout, puisque tout le monde raconte fièrement avoir « visionné », ou plutôt n'avoir pas pu le faire, cette chose monstrueuse. (Je n'ai jamais compris qu'on ose employer un verbe d'une telle imbécilité alors qu'il existe en français un verbe d'une beauté parfaite. Ils sont tous à se vanter en chœur de n'avoir pas tenu plus de vingt minutes, quand ce n'est pas cinq minutes ou trente secondes, ces andouilles. Je n'en démordrai pas, jamais : un tel vocabulaire corrobore, s'il en était besoin, un regard pauvre et sans aucune sensibilité ni intelligence.) Qu'elle ait les mains dans le cirage, dans la viande, la vaisselle ou sa penderie, sur une poignée de porte, on entend le temps qui passe à travers elle, on en éprouve avec elle la densité et l'inéluctabilité ; on entend le moteur du frigo (dit-on « frigo », ou « frigidaire », à Bruxelles ?), qui se déclenche à intervalles réguliers. C'est comme si l'air ambiant, autour de cette femme, produisait une tonalité caractéristique : c'est cela, que j'ai entendu trois heures durant. Comme elle parle très peu (les dialogues ne sont pas des dialogues, ce sont des esquifs chargés de quelques mots qui viennent un instant couper le silence (comme on coupe la parole au destin), le rendre encore plus présent, plus significatif), on entend le silence autour d'elle et en elle, le silence de sa vie, le silence de la mort qui patiente et le silence de tous ceux qui ne pensent pas à elle, qui n'entendront jamais parler d'elle. 

Et l'on peut se demander : À quoi bon ? Bien sûr qu'on peut se le demander. Dans quel but sont faits tous ces gestes ? Élever son fils ? Persister à être ? Parler avec la voisine ? Garder un lien avec la sœur qui habite au Canada ? Faire partie de la population d'une capitale européenne ? Elle gagne de l'argent en se prostituant. C'est une manière comme une autre de gagner de l'argent. Elle met son argent dans une soupière qui trône au milieu de la salle à manger. Elle gagne de l'argent, ou elle gagne sa vie ? Elle boit un café-crème, elle se recoiffe, elle garde un nouveau-né, va à la poste, elle reste immobile dans sa cuisine, assise les bras sur la table, à quoi pense-t-elle, elle renifle la bouteille de lait pour savoir si le lait est encore bon, elle jette son café au lait dans l'évier, et le café qui se trouve dans la thermos, elle refait du café, son intérieur est impeccable, chacun de ses gestes est mesuré, indispensable, millimétré, il ne peut pas ne pas être, elle ne fait aucun geste inutile, elle ne veut pas impressionner la galerie, c'est-à-dire nous, ou Dieu. Elle ne parle même pas pour elle-même, jamais. Son intérieur est impeccable, j'insiste sur ce mot. Sans péché. Seule ou pas, elle se tient bien. Elle boutonne tous les boutons de ses manteaux ou robe de chambre. (Sauf l'un de ces boutons, une fois…) Elles n'avaient pas besoin de faire de la méditation, ou du yoga, ces femmes-là. Elles ne prenaient pas d'antidépresseur. Elles méditaient sans cesse sur la vie, en regardant couler le café, les mains posées sur la table. Combien de temps ? Combien de temps ça dure, tout ça ? Il y a toujours quelque chose à faire. La vie aurait-elle été plus amusante, si son mari n'était pas mort ? Aurait-elle été plus libre ? Les femmes de cette trempe n'avaient pas de réponses à ces questions, que ce soit à Bruxelles ou dans les campagnes, à Paris ou en Haute-Savoie. Delphine Seyrig savait qu'elle était belle (du moins le lui disait-on), mais Jeanne Dielman, que pensait-elle de Jeanne Dielman, de son visage, de son corps, de sa vie ? Des hommes ? De la jouissance ? 

Quelle est la différence entre une vie pleine et une vie vide ? J'aurais préféré qu'il ne se passe rien, mais il se passe bien quelque chose à la toute fin du film — mais c'est peut-être le contraire, qu'il faudrait écrire : il se passe beaucoup de choses durant tout le film, la vie, les jours, et à la fin il ne se passe plus rien. Elle a brisé le cercle. Qu'y a-t-il à l'extérieur ? On frémit pour Jeanne Dielman, c'est tout, et on la comprend, et on est avec elle, bien sûr. Ça ne se discute pas. 

Si vous voulez un film avec une histoire, passez votre chemin, allez visionner des story, lisez des romans. Il s'agit d'un film de voyeur, dans le meilleur sens du terme. Ce que nous voulons, c'est regarder, et regarder encore, et peut-être voir. Nous voulons pouvoir répondre à la question : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Nous voulons traverser le miroir et savoir comment les femmes vivent, très concrètement, comment ont vécu nos mères, nos sœurs, nos cousines et nos amantes. À quoi elles pensaient quand elles nous regardaient en silence, quand elles nous fuyaient, quand elles nous ignoraient. Cette fin fait penser à Michael Haneke, et on peut le dire rétrospectivement, une fois qu'on l'a vue, cette fin, c'est tout le film qui semble l'annoncer (lui aussi a sans doute été influencé par Chantal Akerman). 

La solitude de Jeanne Dielman est terrible, indiscutable, sans échappatoire, et c'est cette solitude qui donne à la temporalité si singulière de ce film une saveur qui va nous hanter longtemps. Mais ce que je retiens avant tout, ce sont les gestes de cette femme, ses gestes et sa manière de se mouvoir dans le temps. J'ai toujours voulu faire des films, mais des films de voyeur, des films qui montrent ce qu'on ne regarde pas, ce qu'on ne sait pas voir, ce qu'on pense être immontrable. J'aurais voulu réaliser un tel film. Il y a des années que j'y pense. J'apprends en lisant sa fiche Wikipedia que Chantal Akerman vivait avec Sonia Wieder-Atherton, et qu'elle a réalisé deux films sur Schubert et sur Dutilleux. Pour moi tout s'éclaire. Les cinéastes qui aiment et connaissent la musique n'en mettent que très rarement dans leurs films et sont très attentifs au silence et aux silences, à la construction et au temps, aux signes plus qu'aux images. Les différentes scènes du film sont autant de portes qui s'ouvrent (comme dans le Château de Barbe-Bleue) sur la vérité, l'ascenseur, la cuisine, la salle à manger, la chambre à coucher, la salle de bains, la ville, la rue, les couloirs, la sexualité, la mort. La musique aurait mis du sens là où il ne doit pas y en avoir, elle aurait superposé une histoire parallèle à cette histoire sans paroles. Ce sont les gestes, qui comptent, et ce qui se passe dans leurs intervalles. Schubert et Dutilleux… En creux.

La durée fait partie de la beauté de ce film. Sans cette durée, forcément longue, il n'y aucune possibilité de montrer ce que la cinéaste belge met au jour. Faire la vaisselle et se prostituer, faire un lit et des escalopes panées, cirer les souliers de son fils et tenir un ménage fantôme, ne pas se laisser submerger par l'angoisse de la vie qui va toute seule et la mort qui s'installe petit à petit, ça peut être de l'art ? Oui. Mais encore faut-il le montrer, le cadrer, l'organiser, le mettre en scènes et en durées, c'est-à-dire en rythmes, en perspectives emboîtées, et cette très jeune femme de 25 ans a su le faire avec une maîtrise et une sobriété remarquable. 

Les hommes ne savent pas ce qui se passe chez eux quand ils n'y sont pas, et ce ne serait pas intéressant de le montrer ? Je pense que nous sommes tout de même quelques uns que ce sujet passionne. Le quotidien et le rituel sont liés quoi qu'il arrive, mais tout le monde feint de l'ignorer. Seuls l'intentionnalité et le contexte, la présence réelle ou simulée, diffèrent, en quelque sorte : l'attention. La volonté de donner au quotidien une valeur de rituel est en soi une belle idée : les actions des hommes, même les plus petites et les plus banales, ont un poids et un sens, même quand ils leur échappent complètement. Il est bon parfois de le rappeler, non pas en expliquant, mais en laissant voir ce qui peut être vu, dès lors qu'on sait cadrer la scène, tracer une ligne entre le visible et l'invisible. Sous l'innocente répétition palpite doucement une légende qui vient de très loin. 

Il se passe quelque chose de terrible, à la fin du film, et l'une des idées merveilleuses de ce film merveilleux est qu'il est tout à fait licite de concevoir cette œuvre comme la phrase allemande dans laquelle le verbe est à la fin, juste avant le point. Tous ces gestes, tous ces instants, tous ces silences, toutes ces actions qu'on croyait voir et interpréter, comprendre, prennent en un éclair un autre sens — mais ce qui est proprement génial est que ce sens-là n'annule pas du tout les autres sens, ceux qui se sont manifestés tout au long du film. Ce n'est pas la seule manière d'interpréter le film, pas du tout, mais cette manière est aussi juste que les autres. C'est aussi un thriller, alors qu'il en est aussi éloigné que possible par tous ses aspects, et d'abord par son esthétique et sa gravité simple. J'ai pensé au grand Ramuz. Dans la vie simple et tranquille, il y a l'impensable, l'impensé, l'invisible et l'impossible, prêts à bondir ! On l'oublie parce que tous nous nous absentons très facilement de la vie, et de plus en plus facilement depuis que le Numérique a anéanti l'Analogique, depuis que l'intermittence a remplacé la permanence. Nos gestes n'ont plus le poids et la consistance qu'ils avaient il y a cinquante ans, mais la transformation s'est faite tout en douceur, et personne n'y voit que du jeu. Ce n'est même pas la peine d'en causer, ils ricanent tous comme des imbéciles assis sur leur ombre, qui ne connaissent que le présent perpétuel et la répétition grégaire. Ce film est un film sur la Présence. La présence absolue et la présence relative. C'est pourquoi les détails sont si importants, les détails de la vie quotidienne, les gestes et leurs paraphrases, les multiples actions qui nous font passer du matin au soir dans un faux continuum, un temps en quelque sorte inhabité, qui réduit à peu de choses le risque de l'accident, de la question, du vide. L'intérieur de Jeanne Dielman est impeccable, je l'ai déjà dit, mais son emploi-du-temps l'est aussi. Elle joue une partition qu'elle connaît parfaitement, et les partitions sont là aussi pour nous préserver de la chute qui pourrait surgir à tout moment, sans s'annoncer. 

Le titre du film n'est pas « Jeanne Dielman », il est : « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles ». Ce n'est pas de la vie d'une femme (de la femme), qu'il s'agit, c'est de quelques jours de la vie de cette femme-là, à cet âge-là, qui habite ce quartier-là, dans cette ville-là, à cette époque-là, seule avec son fils Sylvain, dans un appartement modeste. Les heures comptent, le lieu compte, les voix comptent, l'ascenseur, le canapé-lit, tout compte, et quand elle oublie de boutonner le haut de sa robe de chambre, il s'agit d'une fausse note, le fils le sait, l'entend, sans même y jeter un coup d'œil, et la mère sait que ce bouton qui n'est pas boutonné, à l'endroit de la poitrine, est un détail qu'il est impossible de négliger. Aussi obtempère-t-elle immédiatement à Sylvain qui sans un regard pour la mère ne prononce que deux mots : « le bouton ». On l'a dit, Jeanne est impeccable. Impeccable et peut-être aussi intouchable. Du moins c'est ce qu'elle veut croire, c'est ce qui la maintient en vie, dans le filet de vie qu'elle juge supportable. Ce n'est pas la maniaquerie, ou le conformisme, qui lui fait tenir ainsi son intérieur, et son apparence (il faut la voir se coiffer), c'est l'instinct de survie. Je n'ai pas cet instinct-là, et je le regrette fort. Il y a là une sagesse profonde qui me fait complètement défaut, je m'en rends compte lorsque je suis par exemple invité chez mes voisins. « Chaque chose à (ou a ?) sa place et une place pour chaque chose. » C'est typiquement le genre de dictons que nos parents nous serinaient à longueur de temps. Mon père aimait beaucoup aussi : « Hâte-toi lentement ! ». Ces deux dictons-là vont très bien à Jeanne Dielman. Et quand par hasard (?) un coup de sonnette l'empêche de remettre à sa place un objet, de le ranger, on pressent qu'il s'agit là d'une brèche, d'un faux pas qui aura de graves conséquences. C'est l'événement qui surgit dans le temps étale du continuum intérieur. C'est le revers, la peau de banane, la tuile qui chute du toit. Dès lors, tout est joué. C'est la porte ouverte à l'aventure, à l'angoisse, au délire. La toilette des mains « Tu t'es lavé les mains ? » est aussi l'un de ces rituels qui font tenir le monde debout, avant même d'être une question d'hygiène. Sylvain est un grand lecteur. Il a toujours un livre à la main, qu'il a tendance à emporter à table, ce qui lui vaut invariablement le bref commandement maternel : «  Ne lis pas à table » auquel il obtempère sans discussion. Mais s'il obéit si facilement, pourquoi remettre ça jour après jour, pourquoi s'obstiner à faire comme si lire à table sous le regard de la mère était une chose possible ? Peut-être pour affirmer encore plus la règle, pour la rendre explicite et éclatante, pour démontrer son irréfutabilité. Les deux personnages se tiennent ainsi par la barbichette, et leur monde va tant bien que mal vers sa fin mystérieuse, mais ainsi ils sont protégés, impeccables chacun dans son rôle et à sa place. C'est sans doute pour cette raison qu'il y a si peu de dialogues entre Sylvain et Jeanne. Tout est déjà exprimé dans le réseau serré du Grand Livre des jours du 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles, dans cette partition si minutieuse et si implacable. D'ailleurs, quand le garçon veut entamer une discussion sur la sexualité et l'amour avec sa mère, alors qu'il est déjà au lit et lui tourne le dos, elle le coupe d'un : « Il est tard, maintenant. J'éteins. » Et « Maman ? — J'éteins. » Il n'insiste pas. 

Dans la somme incalculable des détails merveilleux de ce film merveilleux, il y a le réveil, le réveil-matin qui se trouve dans la chambre maternelle. C'est lui le grand Ordonnateur secret, c'est lui le chef d'orchestre discret mais tout puissant qui agit dans le secret des cœurs et des corps qui habitent le 23, quai du Commerce. « Réveil » ! C'est lui qui réveillera Jeanne Dielman de son somnambulisme domestique, le jour où elle s'apercevra que le temps n'était pas celui qu'il devait être. Elle n'est plus à l'heure, et ça la bouleverse. Et c'est ce défaut minuscule de ponctualité qui va provoquer en cascade le dérèglement de toute la machinerie domestique, jusqu'à la Catastrophe, jusqu'au Rituel des rituels, le sacrifice, la mise à mort. Il s'agit du tableau dans lequel Chantal Akerman fait se rencontrer le réveil et la paire de ciseaux sur la table de dissection de la banalité. On comprend à ce moment-là que tous les éléments de la tragédie étaient déjà en place, depuis le commencement, et qu'il ne manquait plus que le travers qui allait mettre le feu à la mèche. Et cet accroc, c'est le Temps lui-même, c'est une faille dans le temps. C'est le temps qui manque au temps, ou c'est le temps qui déborde de son lit, on ne sait. On la voit assise dans un fauteuil, au salon, les mains inertes, le regard vide, ne sachant quoi faire de ce temps dont elle n'a pas l'habitude. On ne sait pas ce qu'elle pense, elle n'exprime rien, et ce mutisme intraduisible est l'une des plus belles choses du film. Nulle révolte, aucune hystérie, pas de colère visible, pas de ricanement ou d'ironie sensible. Le langage, défait, semble collé au fond de son ventre. C'est comme si elle attendait la Conclusion de la pièce dont elle est à son corps défendant l'héroïne, qu'elle avait compris qu'il n'y a rien à faire, que tous ces gestes qu'elle a produits jusque là sont impuissants à conjurer le sort, qu'il n'y a plus qu'à se laisser porter par la force des choses. Entre elle et le Destin, il n'y a plus que quelques instants.