Heureux les heureux, ce titre à la symétrie heureuse, donné par Yasmina Reza à l'un de ses livres, m'a toujours semblé très heureux. Il opère un décollement étonnant entre les deux adjectifs, dont le second est substantivé, comme si l'état de bonheur s'était définitivement établi en une réalité prouvée par elle-même — presque en une substance. Mais si les Heureux peuvent être heureux, c'est qu'ils peuvent aussi ne pas l'être. À moins, tout au contraire, que la nature des Heureux les condamne au bonheur, ce qui est peut-être plus conforme à la réalité observable, mais moins littéraire et moins intéressant. On voit que les deux occurrences du même mot se questionnent l'une l'autre, se cherchent des poux dans la tête et des contradictions dans les poches, et c'est ce qui donne à ce titre une qualité à la fois comique et profonde.
La langue est un cancer : ses cellules se développent selon un agenda et une organisation qui nous restent obscurs, même si nous en pressentons la logique, venue de très loin. Les écrivains sont des gens qui placent entre les mots des liaisons dangereuses, dont les effets ne se font sentir qu'après coup, quand le chant de la phrase s'est tu et que cette dernière laisse retomber la poussière radioactive qu'elle a soulevée en nous.
Les heureux sont-ils assignés à leur être-heureux ? J'aurais tendance à le croire. Comme je suis installé dans un état quasi permanent de non-bonheur (ce qui ne veut pas dire que j'ignore le bonheur, ou que je le méprise, mais qu'il n'est qu'un moment, un spasme), les Heureux me semblent domiciliés dans une nature que je ne peux observer que de l'extérieur, en touriste ou en voyeur. « Au fond, le seul bonheur, je crois, c’est d’être en paix avec soi-même », écrit Simenon, et je comprends mieux, le lisant, ce qui m'interdit d'être le citoyen de cette patrie un peu inquiétante.