dimanche 15 décembre 2024

Tourner les pages

 

Je suis tombé hier sur une entrée Facebook qui mentionnait le concerto pour violoncelle d'Elgar. J'ai  écrit sans réfléchir : « Quelle merveille, ce concerto ! » Si ces mots sont venus naturellement à mes lèvres, c'est parce que, lisant cet intitulé, j'ai entendu intérieurement quelques passages du concerto qui à chaque fois me font trembler d'émotion, au même titre que les Sea Pictures ou les Enigma Variations.

J'ai eu envie de l'écouter dans la foulée. J'ai d'abord retrouvé l'émotion bien connue. Comment ne pas être bouleversé par les thèmes déchirants et si originaux de cette œuvre, par certaines phrases du violoncelle d'une insondable tristesse, surtout lorsque c'est Jacqueline du Pré qui joue, par la douleur profonde qui sourd de certaines harmonies ? J'ai écouté. 

J'ai dû me rendre à l'évidence. Même si je continuerai sans doute à affirmer que ce concerto est une merveille, il fait partie des œuvres dont nous n'aimons que certaines parties, certains passages, certains thèmes, certaines phrases, certaines modulations. Nous aimons l'exception, le morceau, ce qui flotte à la surface. Ces exceptions sont assez pour nous rendre l'œuvre infiniment précieuse, surtout quand nous ne l'écoutons pas. C'est comme un être que nous aimons. Quand nous pensons à lui, quand il nous manque, ce n'est évidemment pas sa totalité qui vient à nous, mais quelques traits saillants, parfois très peu, qui nous charment ou nous consolent, qui nous rassurent ou nous séduisent. Et ça nous suffit pour l'aimer. Le reste n'existe que dans un monde bien imparfait.

Il y a beaucoup de passages, dans ce concerto, où, je l'avoue, je m'ennuie un peu, que je trouve faibles, qui ne servent qu'à arriver au « beau passage » suivant. C'est également le cas de certains opéras italiens romantiques que je ne parviens jamais à écouter dans leur totalité sans décrocher très souvent. Ils me sont pourtant très chers. Même si ce qu'ils m'offrent est finalement peu de chose, en quantité, c'est énorme parce que c'est unique. Je suis incapable d'écouter un opéra entier de Rossini, je vais mourir avant la fin, c'est certain, mais il y a des pages que personne d'autre que lui n'a su écrire et qui me sont devenues aussi nécessaires que l'air que je respire. La vie sans elles serait beaucoup moins intéressante, et en tout cas incomplète.

Quand on a été élevé comme moi dans la musique classique (mais dans ce « classique »-là, j'inclus Bach) et romantique, on sait qu'il existe des œuvres dont pas une seule note n'est superflue, dont aucune mesure n'est plus faible que celles qui l'entourent. Si l'on pense par exemple à l'Art de la Fugue, ou même aux préludes et fugues du Clavier bien tempéré, c'est une évidence. C'est justement le tour de force de ces musiques d'être à 100% de leur puissance du début à la fin. Il en va de même pour bien des œuvres de Mozart ou Beethoven, de Chopin, de Schumann, de Brahms. Décrochez-vous pendant l'opus 110 de Beethoven ? Votre esprit vagabonde-t-il pendant la quatrième ballade de Chopin ? Impossible. Si notre attention est pleine et entière, si nous écoutons vraiment, l'ennui ni même le creux n'existent, pas une seule seconde. Je me demande souvent si c'est possible, dans la littérature (je ne parle évidemment pas de la poésie, où ce devrait être la règle). Il me semble qu'un Pierre Michon (ou un Pascal Quignard) a tenté cela à notre époque, ce qui implique nécessairement des textes brefs. Quoi qu'il en soit, le problème est très différent en musique, car d'une part elle est un art du temps (on ne s'arrête pas en chemin, dès lors qu'on écoute une œuvre, alors qu'on peut s'arrêter de lire, et reprendre un passage du texte en cours), et surtout parce que c'est le langage même (le langage historiquement daté, j'entends) qui, en musique, par ses lois et ses fonctions, rend possible ce dont je parle. Je pense essentiellement ici à la musique ancienne, à la musique contrapuntique d'avant le XVIIe, en tout cas, qui offrait au compositeur un moyen d'expression si dense et si tenu que son inspiration propre avait sans doute moins d'importance que ce que nous pouvons imaginer aujourd'hui. La musique, alors, était encore prise dans une matrice extrêmement exigeante et savante qui évitait les ornières de l'originalité (prise en son sens le plus banal) et de l'amateurisme. Un Webern a tenté de s'inscrire dans cette manière de composer, des siècles plus tard. Je crois que c'est une des raisons qui me l'ont rendu si cher. 

Il faut introduire ici un terme hautement amphibologique qui je crois a tout son sens : économie. L'économie est autant une administration de la rareté et de l'abondance, une mesure, un commerce, un équilibre, et, pour employer un terme affreux, une gestion, qu'une restriction volontaire, qu'une sobriété salutaire, qu'un radinisme esthétique qui conduit soit au génie soit à la pauvreté. Il va de soi que le romantisme a fait voler en éclats l'économie des moyens dont je parle (la période classique avait déjà entamé cette mue), mais, en contrepartie, il a sans doute été obligé d'en venir à une économie de l'intensité. Si cette dernière ne peut être à son plus haut tout au long d'une œuvre, il faut nécessairement en aménager les inévitables variations, les répartir d'une manière favorable à l'écoute, d'où l'importance des transitions. Il y a aura bien des passages faibles, mais ceux-là seront justement ce qui rend possible et désirable les moments forts, de la même manière que dans un roman, nous ne lisons pas chaque page avec la même foi ni le même besoin. On tourne les pages — et parfois même, on en saute… (Barthes a très bien parlé de ça, lui qui connaissait très bien la musique.) C'est la raison pour laquelle les livres qui auront le plus compté pour moi sont ceux où je n'ai jamais été pressé de tourner la page, où chaque page me donnait envie d'y rester, de la relire, de m'y arrêter, et surtout de lever le nez de l'ouvrage. 

Le seul sacrilège, en art, n'est pas d'ennuyer, mais de ne pas transformer durablement celui qui lit, regarde ou écoute. C'est ce que ne comprendront jamais ceux qui croient que l'art est un divertissement. L'ennui fait partie de l'économie qui s'instaure entre une œuvre et celui qui la prend en lui, qui va d'une manière ou d'une autre vivre avec elle durant le reste de ses jours, et beaucoup d'écrivains dont certaines pages ont pu m'ennuyer sont parmi ceux que je place le plus haut. 

Je vais écouter le concerto de violon d'Elgar.