dimanche 3 août 2014

Le Maître et la Sonate (interlude)


Il est neuf heures du soir. Sur la petite place du village, un seul café est ouvert, qui, pendant la durée du festival, fait également office de restaurant. Il y a là une vingtaine de petites tables, aux nappes graisseuses et tachées, et quelques couples qui finissent d'avaler un dîner frugal. On parle bas. Dans la grande salle, à l'intérieur, on fait la queue pour se rendre aux toilettes. Les murs sont jaunes, la peinture est écaillée. Hormis celui qui pourrait être le patron, on aperçoit trois ou quatre serveuses qui marchent très vite, sans sourire, entre la salle et la terrasse. Une de ces femmes est légèrement penchée sur une table, y déposant des consommations. J'ignore pourquoi mais ses cuisses me sautent au visage. Vous savez, le genre de cuisses qu'on appelle des "poteaux". Une peau trop tendue sur une chair dure, robuste, ligneuse et comme cimentée, une couleur pâle mais où le circuit sanguin est perceptible par plaques sous l'épiderme plâtreux. La femme est entre deux âges, c'est-à-dire qu'elle n'est plus toute jeune, mais pas encore suffisamment âgée pour qu'on la prenne explicitement en pitié. Elle est blonde, ses cheveux sont courts, elle porte des lunettes, elle est vigoureuse et possède un air décidé. J'ai déjà parlé de ses cuisses, des cuisses d'une robustesse qui me donne subitement envie de pleurer. Elle n'est pas à proprement parler athlétique, cette femme, non, pas du tout, mais on voit à son visage qu'elle n'est pas du genre à se plaindre. Elle est là pour servir les clients, pour rapporter à la maison un petit pécule sur lequel il n'est pas question de cracher. Elle n'est pas belle, elle n'est pas séduisante, elle n'a pas de charme, elle ne m'est pas spécialement sympathique, mais en apercevant ses cuisses, je me suis dit qu'elle aurait pu être ma mère, et la voir travailler à neuf heures du soir, dans ce café miteux, pour des mélomanes en goguette, ça me donne envie de pleurer, car je sais que si elle était ma mère, elle ne voudrait pas qu'on la plaigne d'être ici, à neuf heures du soir, debout, son plateau à la main, à apporter des croque-monsieur et des Perrier-rondelle à des couples vieillissants qui vont aller écouter un pianiste brésilien qu'elle ne connaît pas. Son mari et ses enfants sont sans doute devant la télé à l'heure qu'il est, ils ont dîné, et lui ont laissé sa part, qu'elle mangera tout à l'heure après l'avoir fait réchauffer au micro-ondes, pendant que le pianiste brésilien, ou argentin, saluera le public qu'elle est en train de servir. Ils sont venus de Marseille, d'Aix, d'Avignon, ou de plus loin encore. Il ont fait de la route pour venir se repaître de ce pianiste chilien que la femme aux poteaux ne connaît pas. Ça ne l'intéresse pas du tout, d'ailleurs, et quand elle écoute de la musique, ce sont des chansons qu'on peut fredonner facilement sans avoir à se prendre la tête. Ça ne lui viendrait pas à l'idée de payer pour aller voir un type seul sur une scène en train de jouer du piano, de la musique vieille de plusieurs siècles ! Il paraît qu'il est connu, le pianiste cubain, mais connu de qui, je vous le demande.

Que m'importe cette femme dont je ne connais rien ? Ma mère n'a pas eu besoin de travailler. Pas de cette manière là, en tout cas. Je n'ai pas eu à la plaindre parce qu'elle devait rester debout des heures durant à servir des mélomanes qui ne pensent qu'à leur plaisir d'entendre bientôt ce pianiste uruguayen qui va les enchanter en leur jouant de vieilles musiques tout à fait inutiles, des musiques inchantables sur lesquelles on ne peut ni danser ni taper des mains. Il paraît que le piano n'est même pas amplifié, on se demande bien comment le public va entendre quelque chose, alors ! Dans quelques minutes ils seront tous partis, il ne restera dans le bar que quelques habitués, des gens du village, avec lesquels on échangera quelques mots convenus en nettoyant le bar et en le préparant pour le lendemain. Elle ne pense déjà plus à cet endroit, elle a d'autres soucis. Mais elle va toujours sur ses jambes, rapide, efficace, elle n'a pas d'états d'âme. Ses jambes la portent, ces cuisses solides, pour l'instant, ne font pas défaut. Une fois à la maison, on trempera ses pieds dans une bassine d'eau froide en regardant un bout d'émission à la télé, on se passera un peu de crème pour la circulation, et on ira au lit en pensant à la journée du lendemain. Son mari, lui, ne regardera pas ses cuisses, il les connaît déjà trop. Ce qu'il sait, c'est que sa femme est un roc, qu'il peut compter sur elle pour gagner un peu d'argent, cet argent dont ils ne parviendraient pas à se passer, désormais. D'ailleurs il dort déjà, le mari, quand elle va enfin se coucher.

« Ta mère est hercynienne. » me disait papa. On n'avait pas besoin d'y faire attention. C'était du solide. Elle pleurait quelquefois mais quand on voulait la consoler elle nous disait toujours que ce n'était rien, que dans dix minutes elle chanterait à nouveau. Restait debout après que nous étions tous couchés, à ranger la cuisine, à faire la vaisselle, à préparer la maison pour le lendemain. On n'avait pas à y penser. Elle n'avait pas de ces poteaux, non, ce n'était pas le genre, mais enfin, elle avait gardé de son enfance de garçon manqué en Corse une puissance et une solidité que rien ne semblait devoir mettre en péril. Ma mère était proches des paysans. Pas des ouvriers, dont elle avait un peu peur, mais des paysans. Elle s'entendait bien avec eux et ils la respectaient, et ils avaient même une certaine affection pour elle. Je l'accompagnais souvent, l'été, quand nous allions dans des fermes chercher du lait, ou des légumes, ou de la volaille. Moi aussi j'aimais les paysans. On se parlait peu mais chez eux on se sentait bien.

Monique avait des poteaux encore plus impressionnants que cette femme qui nous servait l'autre soir. Monique était la sœur aînée de Catherine. Toutes les deux jouaient au tennis. Je jouais avec Catherine, qui était dans la même classe que moi à l'école, et mon frère aîné jouait avec Monique. Les vestiaires de notre tennis club étaient spartiates. Une simple bâtisse, assez petite, dans laquelle on avait aménagé deux pièces séparées par une porte rudimentaire qui ne montait pas jusqu'au plafond et ne descendait pas jusqu'au sol. Au fond, c'était pour les femmes, avec une douche. Les hommes devaient se contenter de la première pièce dans laquelle il fallait passer pour accéder à la pièce du fond. À chaque fois que c'était possible, je m'arrangeais pour aller me changer en même temps que Catherine, et, invariablement, je lui demandais de se montrer à moi en sous-vêtements, ce qu'elle finit par accepter. Elle avait de petits seins, et je me rappelle encore son soutien-gorge, au centre duquel se tenait une petite rose. Mais la vision érotique autant que formidable c'était Monique sortant du vestiaire, en jupette blanche, toujours souriante, trop souriante, sanguine, le torse boudiné dans un polo blanc assez juste qui faisait ressortir ses gros seins dont les pointes perçaient le tissu d'une manière qui me semblait alors le comble de l'impensable. Quand elle avait fini sa partie et qu'elle s'engouffrait dans les vestiaires pour aller se changer, je ne pouvais détacher le regard de ces colonnes mythologiques sur lesquelles elle s'appuyait pour se déplacer, ses cuisses rougies, marbrées et luisantes qui semblaient ne lui appartenir qu'à peine. Avec d'autres jambes, Monique aurait été une très jolie fille. Avec ces cuissots d'une robustesse minérale, dont la coupe semblait avoir été faite à la hache en un seul geste, pour un animal passant sa vie dans une immobilité de statue, son allure générale me fascinait ; j'étais à la fois attiré et terrorisé par cette jeune femme dont le corps m'emplissait d'une sorte de dégoût voluptueux. J'observais mon frère qui plaisantait avec Monique, et je me demandais comment il faisait pour avoir l'air si naturel. N'avait-il pas lui aussi remarqué ses cuisses ? Il semblait trouver ça tout à fait normal et son attitude me troublait beaucoup. Pour ma part j'évitais Monique, et j'étais très heureux d'être l'ami de sa sœur, qui, en plus de sa beauté, était, elle, tout à fait normale. Même la relative pudeur de la cadette, si elle n'arrangeait pas mes affaires, me paraissait en dernier ressort une chance qui offrait à mon désir une résistance familière et rassurante. Avoir sous les yeux les poteaux de Monique, durant toute une après-midi, c'était pour moi comme me trouver face à une déesse qui m'aurait fait de l'œil, et l'on ne m'avait jamais dit comment je devais me comporter dans ce genre de situations.

J'ai souvent remarqué une proximité de morphologie entre les aristocrates et les paysans. Entre eux je vois plus de ressemblances, y compris physiques, qu'entre un bourgeois et un paysan, ou qu'entre un bourgeois et un aristocrate. Ils semblent se comprendre mystérieusement, par-delà des oppositions de surface. C'est une des choses qui m'ont frappé quand j'ai rencontré R. Son mari disait d'elle, un peu méchamment, qu'on la surnommait "la comtesse". Sa démarche, sa voix, sa discrétion, souvent, énervaient. Une après-midi, peu après le déjeuner, je reçois un appel sur mon portable. Elle veut me voir. Je dois la retrouver près de la sortie de l'école où elle amène ses enfants. « Soyez bien à l'heure, surtout. » J'y suis, un peu surpris de ce rendez-vous que je trouve très imprudent. Je vois la voiture arriver dans la petite rue et me dirige vers elle. Elle ouvre la fenêtre et m'embrasse goulûment, puis s'enfuit aussi rapidement qu'elle est venue, après quelques mots chuchotés. Pendant les brèves secondes qu'avait duré l'entrevue, si l'on excepte le moment du baiser, j'eus les yeux rivés à ses cuisses, qui dépassaient assez largement de la robe remontée un peu plus haut qu'à l'accoutumée, à cause de la position de conduite. C'était bien des cuisses d'aristocrate, c'est-à-dire des cuisses un peu rustiques, musclées, pas du tout des cuisses citadines, lisses, fuselées et un peu molles, celles des bourgeoises que j'avais fréquentées jusque là.

Après le concert, nous avons aperçu le pianiste vénézuélien qui se cachait dans un réduit où quelques intimes avaient eu le droit d'aller le saluer et le féliciter. Il était livide, petit, fragile comme un vieux nouveau-né, on avait envie de le protéger, de le mettre à l'abri, de l'envelopper de coton et de le renvoyer chez lui dans un colis où l'on aurait écrit : "FRAGILE". Avait-il honte de ce qu'il avait fait ? Sans doute, bien que les quelques personnes qui étaient là lui firent toutes un petit salut de la main pour l'encourager, ou le consoler, ou attirer son attention, on ne sait. À ce moment-là, j'ai repensé honteusement à un moment terrible de mon existence où une honte affreuse m'avait fait honte. Maman était venue assister à un concert que je donnais, et, comme elle approchait timidement de moi à travers les groupies, la bave aux lèvres et se tirant par les cheveux les unes les autres en poussant des hurlements, elle m'avait touché le crâne en me disant : « Mon pauvre petit, comme tu as transpiré ! »

Maman, j'ai honte d'avoir joué du piano devant toi, si tu savais ! Comme j'ai honte d'avoir eu honte de toi, et comme tout ceci me paraît méprisable, maintenant que tu n'es plus là pour accepter mes excuses, maintenant que je n'ai plus en face de moi que cette femme blonde entre deux âges qui ne te ressemblent même pas, qui n'est même pas belle, qui n'est même pas désirable, et qui ne saura jamais qu'à cause d'elle un récital de piano en Provence a déclenché en moi une tristesse dont probablement je ne guérirai jamais. Les pianistes sont fragiles, les mères sont indestructibles, c'est en tout cas ce que je croyais jusqu'à ce soir-là. À la fin d'un concert, surtout lorsque ce concert est un récital, on comprend, juste après avoir entendu les dernières notes, que le silence qui les suit est le même que celui qui a précédé les premières notes de la soirée. La parenthèse se referme, le pianiste s'en va, la musique n'était là que pour nous faire entendre le silence qui va nous engloutir, pour lui donner un éclat particulier, singulier, qui pour chacun est différent. On ne sait jamais ce que les autres entendent, mais il est encore plus difficile de savoir ce qu'il n'entendent pas, de savoir comment le silence se présente à eux, et comment ils le reçoivent. Le plus probable est encore que nous soyons les seuls à l'avoir rencontré, ce silence formidable qui permet à la musique d'exister réellement.