mardi 12 août 2014

Le Maître et la Sonate (9)



Je n'ai jamais su comment s'écrivait Kempff ! Je sais bien qu'il faut deux f à la fin, mais pourtant, au moment de l'écrire, j'ai toujours un doute. Ces ff me semblent difficiles à écrire. Le forte va mieux à Kempff que le fortissimo. Il y a comme ça des noms de musiciens qui claquent comme des vérités indiscutables. Kempff, Klemperer, Karajan, Krips, Reiner, Lipatti, Nat. Quand j'ai acheté le coffret Schumann, de Nat, je me rappelle très bien qu'il s'agissait d'un acte quasi religieux. Je l'ai très peu écouté, mais peu importe, je l'avais. Écoutez Kempff jouer le finale de la Tempête, aujourd'hui. Vous allez être surpris. Il n'appuie rien, il n'est jamais brutal, son Beethoven est peut-être devenu incompréhensible aujourd'hui, c'est possible qu'il paraisse même fade. C'est que les musiciens de ce temps-là étaient cultivés. On jouait Beethoven avec tout un arrière-plan littéraire et historique qui ne se donne plus naturellement de nos jours, et c'est la raison pour laquelle, me semble-t-il, tous les pianistes qui jouent aujourd'hui la Tempête le font en essayant de trouver dans la partition une fureur et des angles qui, s'ils sont spectaculaires et séduisants, nous éloignent peut-être de la musique de Beethoven. Lui, Kempff, il ose jouer cette musique sans effets, tout droit, juste les notes, un seul tempo, il a confiance, c'est Beethoven qui sait, pas lui. 

André est petit, tassé, les yeux petits mais brillants. Il est assis dans un fauteuil trop profond, il sourit. C'est toute une France qui a disparu que je vois quand je le regarde. Il me rappelle mon père. Il dit, avec  sa voix qui ne dépasse jamais le mezzo-piano : « La musique, ça s'écoute re-li-gieu-se-ment ! » Il a raison, mais qui oserait dire une chose pareille de nos jours ? Je lui dis que je suis d'accord avec lui. La "tête dans les mains" ? Oui, la tête dans les mains. Je me rappelle que les critiques des années 70 ont commencé à railler l'expression, croyant en cela être fidèles à Debussy. Mais non, voyons, la musique, ça ne s'écoute pas comme ça, ça n'a rien de religieux, n'est-ce pas ! Mais dans les années 70, après tout, on n'avait peut-être pas tout à fait tort de s'exprimer ainsi. Il en va bien autrement aujourd'hui. Je me revois à Bénarès. C'était un concert assez important, qui avait duré toute la nuit. Évidemment, les gens entrent, sortent, mangent, boivent, parlent, applaudissent, il ne mettent pas leur tête dans les mains. Au bout d'un moment (trois ou quatre heures tout de même), j'en avais eu assez et j'étais parti ; mais avec mauvaise conscience. C'est eux qui devaient avoir raison ; n'empêche, mon corps me disait non. C'est tellement difficile, pour moi, d'écouter de la musique, si en plus il y a du boucan autour… La musique indienne est une des plus subtiles du monde, c'est sans doute la seule qui peut (presque) rivaliser avec la grande musique occidentale, mais… Je préfère me taire.

J'ai écouté une vingtaine de pianistes jouer l'opus 111. Je suis allé très loin dans les exotismes, dans les particularismes, dans les happax, j'ai forcé mon goût, je l'ai plié, déplié, replié, abandonné, sous-estimé, bradé, ridiculisé, j'ai même failli l'oublier, à plusieurs reprises. J'ai essayé de relativiser tout ce que je savais, j'ai refusé de lire la partition, j'ai brouillé les pistes, mélangé les cartes, ignoré les signes qui se manifestaient trop familièrement. Pourtant, quand après un très long détour j'ai récouté Pollini, je me suis dit immédiatement : c'est ça. Mais comment fait-il pour être si peu génial et si juste ? Il ne nous montre rien. Il ne démontre rien. Mais tout est là, à sa place, dans le tempo juste, avec la sonorité idéale, avec cette musicalité si intense dans son épure. Il se tient toujours sur la crête, il ne se montre pas, mais on reçoit Beethoven en pleine face. Quand j'entends son Arietta, surtout, je me dis qu'on ne peut pas faire mieux. Comme le dit Charles Rosen, ce n'est pas Adagio molto, semplice e cantabile, c'est Adagio, molto simplice e cantabile, et ça change tout. Pogorelich, par exemple, fait de cette ariette quelque chose d'extraordinaire mais son tempo l'empêche de comprendre la musique qu'il est en train de jouer. Pollini a toujours eu ce génie de trouver les bons tempos. Il parle la musique, et comme il la parle il la joue. J'ai regardé marcher Pollini, sur la Place des Vosges, à Paris. Sa démarche est celle de quelqu'un qui est constamment plongé dans la musique. C'est l'air qu'il respire, et il respire Beethoven mieux qu'un Allemand. On sent que ses articulations craquent comme si c'était lui qui était resté assis des heures à composer l'opus 111. Il est un peu voûté, c'est si lourd, ce fardeau qu'il porte, quand il n'est pas au piano. Écoutez ce commencement, voyez cette lumière admirablement dosée, voyez comme il pose ses pas dans ceux de Beethoven, avec une précision qui n'ôte rien à la douceur, à la simplicité de cette invraisemblable mélodie. Je bats la mesure en l'écoutant et ce simple mouvement du bras m'apaise. Écoutez comme le passage du majeur au mineur se fait : existe-t-il plus simple, existe-t-il plus tendre, et à la fois plus ferme, plus viril, plus ductile, y a-t-il phrasé plus limpide, plus débarrassé de toute affèterie, de tout maniérisme, mieux accordé au souffle d'un amour à la fois entier et pudique ?