dimanche 31 août 2014

Carnaval


Alain, dans ses Propos sur le bonheur, note que même un « timbre de voix peut-être impoli ». C'est une chose qu'il est devenu impossible de faire comprendre à nos contemporains. Quoi, nous répondront-ils, que peut celui dont le timbre de voix est déplaisant, est-ce de sa faute ? Il en va de même pour les obèses, les moches, les nains, ils sont comme ça, et il serait bien injuste de leur en tenir rigueur ! Toute la morale moderne se tient là. On est comme on est, nous sommes nés ainsi, et personne n'a le droit de nous en vouloir d'être ce que nous sommes. L'aspect physique devrait échapper au jugement de l'autre, dans un double mouvement de sacralisation et de dénigrement. La figure, l'aspect de la personne sont sacrés, puisqu'ils sont le signe et la preuve de l'individualité ; on n'a pas le droit de porter un jugement sur eux, et pourtant, simultanément et paradoxalement, "le physique" n'a aucune importance, il relève du seul critère de l'être, de l'authenticité, du singulier, du "droit à la différence", et ce n'est pas la peine d'y prêter attention. Le corps est donc invisible parce que sacré. Il doit rester intact, intouché par la volonté, le scrupule, la honte, la gêne, la décence, indemne de toute observation (contraignante par nature), de toute autorité extérieure à celle de l'individu qui ne fait qu'un avec son corps, qui, ne s'en détachant pas, ne peut avoir sur lui le moindre regard donc la moindre exigence, hormis celle qui consiste à le laisser libre d'exprimer ce qu'il est, ce qu'il a toujours été. On aurait donc la responsabilité de ce qu'on fait, et pas de qu'on est.

Pour que cette manière de voir soit légitime, il faudrait que l'être soit une donnée intangible, qui échappe complètement à l'individu — ce qui ferait de lui précisément le contraire d'un individu. Or il est évident qu'on ne naît pas homme, mais qu'on le devient, et que la vie d'un sujet est précisément pour lui cette chance qui lui est donnée de devenir lui-même. Devenir soi-même est un travail, un trajet, une aventure, même, qui change aussi bien l'être que l'étant, pour autant qu'ils ne coïncident pas. On pourrait dire que devenir soi-même consiste à faire que l'être et l'étant se recouvrent exactement, ou le plus exactement possible, qu'ils deviennent un, et c'est bien d'un projet esthétique autant qu'éthique qu'il s'agit : Je ne vois pas très bien comment ce processus pourrait épargner le corps, le visage, le paraître.

Nous n'avançons pas cachés. Chaque individu est tout entier dans ce qu'il offre à voir et à entendre. On ne peut pas s'exprimer avec laideur et être beau. On ne peut pas avoir une voix laide et "bien chanter". On ne peut pas bien jouer du piano (ou du violon) et avoir un "son" laid. Ce que nous laissons ap-paraître ?, mais c'est nous-mêmes, précisément ! Quand on dit qu'on « s'exprime », on entend deux choses qui peut-être n'en sont qu'une, en définitive. On "s'exprime" peut vouloir dire qu'on parle, qu'on émet des signes grâce à un langage commun, compréhensible par autrui. Mais cela signifie également qu'on exprime soi, qu'on met à l'extérieur de soi ce qui se trouve "à l'intérieur", ce qui en nous est nous. On ne peut donc pas séparer ce qui sort de nous d'avec nous-mêmes. C'est ce qu'il faut répondre à ceux qui croient naïvement que "l'essentiel est de se faire comprendre" et que la manière dont on se fait comprendre est indifférente. Même celui qui s'affuble d'un masque se révèle par le choix de ce masque ; on ne peut pas négliger les signes qu'on émet sans se négliger soi-même.

Il ne s'agit pas de savoir si l'on peut nous en vouloir d'être ce que nous sommes, mais simplement de rappeler que nous sommes ce que nous sommes ; rien de plus, rien de moins. Ne nous étonnons donc pas d'être jugés sur ce fait. Il ne sert à rien de dire : « Oui, mais je suis aussi cela. » Si nous sommes "aussi cela", l'autre le sait déjà. À condition bien sûr qu'il soit doté d'une bonne vue, mais nous avons aussi la responsabilité de bien choisir nos amis, et plus encore nos ennemis.



(Pour Madame Sophie Bastide-Foltz)