dimanche 24 août 2014

Le Maître et la Sonate (12)


« Tais-toi, je t'en prie » (ou, l'écrivain est dans l'escalier)

Il y a ceux qui ont de la répartie, et puis il y a ceux qui répondent à côté, ou ne trouvent rien à répondre, sur le moment. Je ferais plutôt partie de la deuxième catégorie. 

Je connais un type, c'est tout le contraire. Vous lui demandez par exemple d'écrire quelque chose pour le mois prochain, mais alors quelque chose d'original, une œuvre d'imagination, en quelque sorte. Il est cuit. Vous pouvez lui laisser deux ans de rab, il ne commencera même pas. En revanche, vous lui lancez une phrase, à peu près n'importe quoi, et deux heures après il vous a écrit 15 000 signes à l'aise, et c'est brillant, presque parfait. 

J'aurais voulu être brillant, avoir de l'esprit, de la répartie. Je me disais que ça viendrait avec le temps, avec l'âge. Hélas ! Je suis encore pire qu'avant. En société, je suis un bêta. Un lourdaud. Un semi-légume. Vaut mieux que je la boucle. C'est tout ou rien. Si vous êtes brillant, vous pouvez y aller, et monopoliser la parole toute la soirée. Sinon, bouclez-là complètement. Avec un peu de chance on vous croira intelligent. Si vous l'ouvrez à moitié, ou si vous la fermez à moitié, alors là vous êtes cuit. Ridicule. Au mieux pâlot, médiocre, vous ne servez qu'à mettre les autres en valeur, aussi bien le spirituel causeur que le mystérieux silencieux. 

La question n'est pas de savoir si vous avez quelque chose à dire. On s'en fout. Tout le monde a quelque chose à dire, figurez-vous, ce n'est pas pour ça qu'on a envie de l'entendre. D'ailleurs, c'est exactement l'inverse. Si vous avez réellement quelque chose à dire, alors tout le monde le sent, et tout le monde se ferme à double-tour, instinctivement. C'est si vous n'avez rien à dire, qu'on a envie d'entendre ce que vous n'avez pas à dire, à condition que vous le disiez bien, évidemment. Celui qui a quelque chose à dire représente une menace pour l'autre : si jamais l'autre était perméable à son discours, s'il se mettait à l'écouter, et même pire, à l'entendre ! Sans compter qu'en plus il faudrait alors entamer une véritable conversation, ce qui est vraiment la pire des choses, quand on y pense… Vous vous mettez à échanger des idées avec un type. Vous ne savez même pas s'il vous les rendra. En revanche, ses idées à lui, vous n'en avez rien à battre ; si ça ne tenait qu'à vous, il pourrait les garder. Vous ne voulez pas de ça chez vous ! Déjà qu'avec vos propres idées vous n'êtes pas très à l'aise… Je dis "propres idées " pour me faire comprendre, mais les idées ne sont jamais propres. Jamais. Les idées c'est comme les billets de banques. Elles sont passées par tellement de mains, de bouches, de cerveaux, avant de vous arriver. Rien que d'y penser on en a froid dans le dos. Existe-t-il des idées propres et des idées sales, comme il y a de l'argent sale et de l'argent propre ? Peut-être mais, personnellement, je n'ai jamais rencontré d'idée propre. Toutes celles qui me sont venues venaient d'ailleurs, avaient été souillées, malaxées, mélangées, triturées, pas une qui ne me soit venue spontanément, sans qu'elle n'ait d'abord appartenu à quelqu'un d'autre. J'aurais bien aimé connaître une idée neuve, mais j'ai toujours vécu dans l'occasion, dans l'ancien. Oh, je ne prétends pas qu'elles furent toutes d'époque, loin de là, j'ai beaucoup pratiqué la camelote, le kitch, le juste dépassé, le ringard assumé, le prêt-à-porter, la reprise, le recyclé, l'idée en solde, le second choix, et même la contrefaçon. Sans doute n'ai-je pas les moyens de me fournir à la source.

Paul Valéry disait que toute la littérature n'était qu'une immense vengeance de l'esprit de l'escalier et il n'avait sans doute pas tort. On pourrait en déduire que les écrivains ne sont pas spirituels, puisque leurs réparties sont toujours réchauffées, de seconde main en quelque sorte, la main qui écrit étant seconde par rapport à la main qui parle. Ou, plutôt que réchauffées, leurs réparties sont cuites (et parfois recuites) alors que celles de l'homme d'esprit sont crues.

Mozart était un musicien d'esprit, alors que Beethoven était un compositeur-écrivain. Ce n'est même pas de la répartie, qu'il avait, Mozart, c'était qu'il avait en lui la répartie et ce qui l'a provoquée. Tout était toujours déjà là, avant qu'il n'ait l'idée de noter quoi que ce soit sur le papier rayé. Noter était presque superflu, et s'il n'avait dû jouer avec d'autres, par exemple à l'occasion de ses concertos, il aurait sans doute pu "improviser" sa musique. J'écris improviser entre guillemets car je pense que justement il ne s'agit pas du tout d'improvisation, même si la musique pouvait jaillir dans l'instant. J'y pensais en écoutant dans la voiture le trio que forme Keith Jarrett avec Gary Peacock et Jack DeJohnette. Une des choses qui me frappent quand j'écoute ce trio, et en particulier ce que fait le pianiste, c'est la manière dont il construit ses improvisations, dont il parvient à rester sur le fil du rasoir, constamment. Il réagit immédiatement à ce qu'il entend, évidemment, et c'est presque banal, de la part d'un excellent musicien, mais ce qui l'est beaucoup moins est que cette oreille extrêmement affinée et réceptive aux mille événements s'imposant à lui ne l'empêche pas de construire son improvisation, d'un bout à l'autre du morceau. Il arrive à se tenir en équilibre sur une crête extrêmement mince, aiguë, qui sépare deux manières de faire antagonistes. Parvenir à construire une improvisation (je parle là de la durée entière d'un morceau, ou au minimum de longues sections, un développement, une exposition…) tout en n'ignorant rien de ce que les autres proposent, et en y répondant dans l'instant, me semble être un défi qu'il faut être très grand pour relever ; mais c'est probablement quand on parvient à cette maîtrise-là qu'on peut se targuer d'être un véritable improvisateur. Les improvisateurs ont de la répartie, c'est bien le moins, mais il leur manque très souvent cette capacité à s'absenter de l'instant, à devenir plus intelligents qu'eux-mêmes, à se dédoubler, à créer un creux, un trou, une empreinte, dans la trame musicale, empreinte qui va permettre aux musiciens de parvenir par des voies différentes à créer un résultat unitaire.

Pour réussir cela, il faut savoir (il faut croire) qu'il y a quelque chose avant la musique, qu'une certaine vérité est donnée, en amont, et que le travail du musicien est de remonter la pente pour aller frayer à l'endroit d'où l'on vient ; il s'agit d'un retour, d'une reprise, et non d'une création ex-nihilo. Retrouver quelque chose qu'on a entendu.

(Il y a une cinquantaine d'années, nous avons voulu tuer l'auteur, et nous avons réussi, d'une certaine manière. Ce faisant, nous avons également assassiné l'autorité, qui procède de la même croyance, comme son nom l'indique. Si l'on pense qu'on arrive à la vérité par la réflexion, par l'intelligence, et que nous la construisons, la fabriquons, alors il n'y a plus d'art, il n'y aura plus que des arts-ceci et des arts-cela. (L'art, toujours aussi insupportable, n'a aujourd'hui plus besoin d'être attaqué, il suffit pour ceux qui le haïssent de se contenter de parler d'autre chose, ou de changer les choses en gardant les noms.) Il existe bien une source ; unique. L'auteur est celui qui va à la source pour nous. Prendre la vie à la source n'est pas donné à tout le monde, et l'art ne peut exister que parce que quelques uns seulement font ce voyage.)

Le sujet et l'objet dialoguent, depuis toujours. Entre les deux, le compositeur. On peut parfaitement écrire un éloge du carburateur ou que sais-je, on peut se prendre pour un papillon ou pour un chien, on peut vouloir faire la guerre ou aimer à la folie, mais il y aura toujours un compositeur pour se mettre entre un sujet et un objet, et pour écouter ce qu'ils se disent. En général, il aura oublié la seconde d'après ce qu'il vient d'entendre. 999 fois sur 1000, l'oubli recouvre le dialogue. "Com-poser" : mettre deux choses l'une à côté de l'autre, dans le temps, et faire jouer ces deux choses à un jeu qui consiste à ce que l'une de ces choses se prenne pour un sujet et l'autre pour un objet, puis noter ce qu'elles se disent, dans le jeu qu'on a institué. Ce pourrait être une des définitions de la sonate, mais aussi bien de la fugue.

Les deux choses ne savent pas que l'une et l'autre sont des choses. Elles pensent être, l'une un sujet, et l'autre un objet. Elles sont, au sens propre, manipulées, par le compositeur. Mais celui-ci ne les "manipule" pas pour leur faire dire autre chose que ce qu'elles auraient pu vouloir dire, il ne les trompe pas, il les met en relation pour qu'elles puissent enfin dire la vérité de cette relation. Il ne les force pas — du moins quand il est un véritable compositeur.

La vie est un éclair très lent. Le temps, nous ne savons pas ce que c'est. La musique est une réponse à cette question lancinante. On approche des femmes, on se cogne à leurs tympans, le temps de voir qu'elles ne nous entendent pas, quelles ne nous attendent pas. Le rideau se baisse. C'est le silence. Et puis ça recommence. Une femme à la fois belle et intelligente, ce Graal ? J'en ai connu une : elle était folle. En perpétuelle fugue. Quand je collais mon oreille à son ventre, j'entendais quelque chose que j'avais entendu, mais où, et quand, en quelles circonstances ? Je crois que c'était le Temps que j'entendais, le temps perdu… L'enfance qui revenait par d'autres voies, par d'autres voix. Tout était faux, en elle, mais elle était brillante, jolie, sexy, intelligente, rapide, une strette carnassière en chair et en os. Tempus fugit… tandis que nous errons, prisonniers de notre amour du détail. Ah, le détail… Elle en avait, de la répartie dans le détail ! Avez-vous de la conversation avec votre femme ? Tant mieux pour vous, mais vous ne ferez jamais un bon musicien, alors.