lundi 4 août 2014

Le Maître et la Sonate (4)


Induction ou déduction ? Quand Mozart écrit une sonate, il commence par exposer la mélodie entière, et puis, dans le développement, il la découpe, il en déduit des fragments toujours plus élémentaires. Beethoven fait l'inverse : il construit ses thèmes d'après des motifs qui peuvent être minuscules, atomiques. La pensée de Beethoven procède par induction, c'est pourquoi ses thèmes sont toujours si méticuleusement choisis, longuement travaillés, esquissés, en amont. Ils doivent être susceptibles de se décomposer en des cellules qui peuvent jouer les unes par rapport aux autres, qui peuvent s'agencer, s'emboîter les unes dans les autres, comme des figures ayant chacune leur physionomie, mais qui doivent pourtant être suffisamment neutres pour être utilisées dans des contextes très divers (cette manière de composer est évidemment très audible dans le premier mouvement de la cinquième symphonie).

On connaît le fameux thème de la première sonate de Beethoven en fa mineur (opus 2 n°1),
thème issu directement de la quarantième symphonie de Mozart.
La première section de ce thème est constitué de l'accord parfait (arpégé) de la tonique — dans la position du deuxième renversement, ce qui lui permet de commencer (sur la levée) par cet élan significatif de quarte ascendante —, suivi d'une courte désinence en forme de grupetto autour de la tonique. Ce thème est très intéressant car bien que provenant directement de Mozart, il va se révéler comme la "matrice mentale" de très nombreux thèmes beethovéniens (qu'on pense par exemple au troisième concerto, à la troisième symphonie, à la sonate Appasionnata, etc.).
3e concerto en ut mineur

3e symphonie ("héroïque") en mi bémol majeur

sonate "appassionata" en fa mineur

On pourrait faire d'interminables listes de thèmes de Beethoven construits sur de simples accords, ce qui suffirait à prouver, soit dit en passant, que pour lui l'équilibre entre les dimensions verticales et horizontales de la musique n'était pas un vain mot. En cela il est bien l'héritier de Jean-Sébastien Bach. La dernière sonate ne fait pas exception à cette règle, puisque son premier mouvement est presque entièrement construit sur un accord, l'accord de septième diminuée, accord particulièrement instable, et qui, depuis Bach, a toujours signifié la tension, la souffrance ou le drame.

Cet accord de 7e diminuée est également omniprésent dans l'introduction lente de la 8e sonate en ut mineur, la "Pathétique".

J'ai entouré les accords diminués en rouge, et j'ai souligné en bleu les appels (les levées) qui conduisent le discours vers ces accords. À chaque fois, ces appels prennent la forme de sauts rapides (triple croche) ascendants. Si l'on regarde maintenant l'introduction lente (maestoso) de la 32e sonate en ut mineur, on observe une grande similitude avec celle (grave) de l'opus 13. Dans un cas (la "Pathétique"), des sauts ascendants en triples-croches (triton et octave) qui arrivent sur les accords de 7e diminuée, dans l'autre cas, l'opus 111, des sauts descendants en triples-croches, à vide, qui préparent l'arrivée des accords de 7e diminuée, redoublés. Cette fois-ci les appels ont des intervalles de 7e diminuée. Même tempo, même rythme pointé (à la Haendel), mêmes appels rapides sous formes de sauts, mêmes harmonies dans lesquelles l'accord de 7e diminuée a le rôle principal, même dynamique heurtée. Il ne manque même pas le petit "développement" chromatique central. Une des vraies différences est le caractère de fugue du 1er thème de l'opus 111 qui suit l'introduction, et aussi le fait que la tonalité d'ut mineur soit beaucoup plus rapidement affirmée dans l'opus 13, même si les deux introductions ont des manières assez semblables d'explorer et de creuser le ton de la dominante, ce qui va donner cette force incroyable à la tonique lorsqu'elle arrivera.
Cependant, dans l'opus 111, la forme est beaucoup plus intégrée au fond. Ce qu'on entend horizontalement, on l'entend aussi verticalement : les mélodies deviennent des accords et les accords des mélodies. Les rythmes explicitent les harmonies et les harmonies trouvent leurs équivalents en durées. Beethoven était très conscient de la puissance dramatique et de la fonction centrale de cet accord de 7e diminuée qui est comme un roc à plusieurs faces autour duquel s'organise la sonate. Même le 1er thème de la sonate est dérivé de cet accord et de ses résolutions. C'est à partir de la Pathétique que les œuvres de Beethoven en ut mineur font largement appel aux accords de septième diminuée pour arriver à des sommets expressifs, mais jamais il n'avait tenté avec autant de persévérance d'utiliser ce type d'accords et de couleur harmonique comme matière architecturale de tout un mouvement. C'est cette concentration sur quelques fonctions harmoniques simples et fondamentales qui caractérise le "dernier Beethoven". S'il semble renoncer à rendre sa musique agréable à écouter, c'est parce qu'il sent qu'il est en train d'atteindre à une concentration de ses moyens qui lui permet d'aller à l'essentiel, cet essentiel qui serait peut-être une méditation sur le langage musical lui-même.