vendredi 1 août 2014

Le Maître et la Sonate (3)


J'ai eu la sensation qu'elle était trop grande pour lui. Ce n'est pourtant pas un novice, ni un imbécile,  ni un pitre comme il y en a tant, mais il y a trop à contrôler, trop de paramètres, trop d'équilibres, trop de déséquilibres, trop de forces à dompter, trop de fluides dont il faut mesurer à chaque instant le débit, pour que la musique puisse s'établir sans que l'interprète soit au-dessus, à la fois en dehors et à l'intérieur de l'édifice mais toujours au-dessus. Les notes ne sont rien mais tout de même. Dans les variations rapides de l'arietta, les contours rythmiques étaient émoussés, et il en résultait un grand flou, les harmonies ne se donnaient plus comme une évidence, on sentait que le pianiste leur courait après, malgré des doigts solides et intelligents. La vitesse de la sonate et celle de l'interprète n'étaient pas synchrones, et donnaient cette impression de tremblé qui nous laissait à l'extérieur, spectateurs désolés. Ça manquait singulièrement de respiration et le résultat était qu'on avait la sensation d'une accumulation de notes et d'événements sans réelle portée autre que sonore. C'était du piano, du très beau piano, pas de la musique, en tout cas pas la musique du dernier Beethoven. Il y a dans les forte de cette sonate autre chose que de la puissance, autre chose que de la majesté, autre chose que de la fureur, il y a ou il devrait y avoir le souvenir d'une musique qu'on laisse désormais derrière soi, qui  survit encore mais qui n'est plus le sujet de l'histoire. Cette musique doit donner le sentiment à celui qui l'écoute qu'elle récapitule une dernière fois une histoire sonore dépassée. Cette sonate, il faudrait sans doute l'avoir complètement oubliée, et la retrouver en rêve, pour être en mesure de la jouer vraiment. Tant qu'on a l'impression que le pianiste donne des coups de burin dans une pierre réelle, c'est raté. Il faut qu'on entende ces coups, qu'on les voie, qu'on les comprenne, mais il faut aussi qu'il soit évident que la matière qui les justifie n'est pas là, qu'elle ne se situe pas dans la même temporalité que nous. Arrau donne cette sensation à merveille. Il ne joue pas l'opus 111, il revient sur lui, il ne fait qu'ouvrir une porte qui nous permet d'assister à la scène, mais il n'est pas dans la scène. C'est une musique qu'on joue contre soi, pas pour soi. La vitesse ne doit jamais donner l'impression de vitesse ni la lenteur de lenteur. Le temps est remarquablement uni, refermé sur lui-même, impénétrable, il ne nous emporte pas, mais nous laisse imaginer la "forme" de l'autre monde, ce monde qui est du temps concentré, vertical. C'est une musique dont les effluves nous parviennent de temps à autre, une musique avec laquelle les contacts sont imprévisibles et instantanés ; même s'ils sont rares, ils donnent à chaque fois la sensation qu'on a eu tout ce dont la musique est capable. C'est une très vieille musique de l'avenir, située à des années-lumière de notre entendement, mais qui parfois nous frôle, et qu'on ne peut suivre des yeux. C'est la raison pour laquelle seule une vision surplombante et détachée de la matière peut en donner idée.

Nelson Freire est capable du meilleur comme du pire. Du moins ce soir-là, il passait très vite de moments sublimes à d'autres qui étaient prosaïques, presque médiocres. Ses Rachmaninoff ont été merveilleux. Les dixième et douzième préludes de l'opus 32, je crois bien ne jamais les avoir entendus comme ça, et ses Debussy étaient vraiment très réussis, peut-être pas éblouissants, mais avec des passages où l'on avait le souffle coupé devant tant de beauté sonore. Le fait qu'il ait choisi de terminer son récital par les Études symphoniques de Schumann et non par l'opus 111 m'avait mis la puce à l'oreille, mais le fait est que sa stratégie était judicieuse, car sa virtuosité (et la dramaturgie propre à Schumann) a finalement emporté un public qui jusque là n'arrivait pas réellement à se laisser emporter par ce qu'il entendait.

C'était un beau récital de pianiste. J'aurais préféré entendre le concert d'un musicien, mais je ne peux pas nier que j'ai pris beaucoup de plaisir à ce très beau piano. Pourtant, un pianiste qui met au programme de son récital l'opus 111 se doit de dépasser le niveau d'un virtuose, fût-il le meilleur. Les pianistes du passé le savaient. J'ai un amour immodéré de la musique de Robert Schumann, mais quand on va au concert pour entendre la Sonate ultime, on n'a pas envie de repartir de là en fredonnant une étude…