La ruine est bien autre chose que la construction qui succombe en elle ; c’est l’œuvre de l’homme au moment où elle rentre dans la nature : c’est un édifice déniaisé. Il y a toujours quelque chose d’un peu sot dans un monument trop entier ; il ne parle que de celui qui l’a fait bâtir. Mais, quand il commence à crouler, un autre esprit le pénètre ; il semble s’apercevoir enfin de l’univers où il est placé. On aime, dans la ruine, la rencontre des siècles avec la journée, le heurt de l’histoire et de la saison. Elle est, dans le paysage, intermédiaire entre le monument et le nuage : elle se défait dans les années comme le nuage dans les instants. Elle donne encore à haute voix le conseil d’agir, mais elle donne à voix basse le conseil de ne rien faire. L’inscription bégaie, le lierre passe son bras musculeux à la taille des statues qu’il débauche. Rien n’est ravissant comme cet instant de vacillement de défaillance, je dirai presque de trahison, où l’on voit passer au service de l’Oubli le monument qui était au service de la Gloire.
« Elle se défait dans les années comme le nuage dans les instants »… C'est ainsi que l'Arietta finit sa course. Les variations défont la musique qui déjà était peu de chose dans son commencement. Le trille, les trilles — qui ne s'ajoutent pas à la musique, mais passent leurs bras musculeux autour d'elle et l'amènent doucement vers l'Oubli — sont le seuil, la fenêtre par laquelle la musique est dispersée, c'est le son redevenu vibration, nuage, poussière, souvenir. Qu'ajouter lorsqu'on a ramené la musique à son principe ?
Au début de l'Arietta marche celui qui écoute. Au cours des variations il se met à courir. À la fin, il vole, ou bien il nage, immobile dans le Temps enfin sensible. Quand on amène la musique à son maximum de vitesse, elle redevient immobile ; quand on amène la musique à son maximum de volubilité, elle redevient muette. La ruine est son plus bel état : elle se désinscrit du cours des choses, elle bégaie, avant de se taire tout à fait, mais ce silence est son apothéose. Après le voyage à travers le son, après la souffrance d'exister et aussi la joie, vient enfin le repos et la béatitude. La Nature, ou bien Dieu, reprend ce qu'elle a prêté, et l'homme lui rend son souffle avec reconnaissance.
Beethoven a réalisé dans ce mouvement l'idéal des alchimistes. Il a patiemment conduit le discours musical à se transformer, ou plutôt à se transmuer ; d'une matière il a fait une autre matière, et cette matière est un abandon d'elle-même. La musique est l'alternative même. Entre deux notes, choisir la bonne. Hésiter, revenir, repartir, inscrire ce trajet dans le temps et le faire entendre. Si l'on va jusqu'au bout du chemin, les deux notes sont données alternativement, et c'est ce qu'on appelle un trille. Le trille chez Beethoven n'est pas un ornement, il est le son qui retourne à son Nirvāṇa, dernier mouvement avant le silence.
« Le nirvāṇa est la quiétude de l'océan lorsque le petit enfant s'y noie. »
(à mon père)