vendredi 28 juin 2019

L'écrivain

Il me fait la gueule et il me bloque sur Facebook, mais il continue de me faire envoyer ses livres... 

Des fois que je lui fasse un peu de pub...

mercredi 19 juin 2019

Entrez c'est ouvert !

« J'ai ouvert les portes de ma chatte aux artistes, écrivains, poètes, comme bien d'autres femmes ; la queue d'abord, la lettre ensuite. »

– Tu ne rentreras pas, couleuvre de Montpellier ! Tu resteras au jardin, avec les rognures de fromage et le gras du jambon. Je ne te permets pas d'entrer car tu ne sais pas écrire. Tu effraieras les chats et intrigueras les pies. Tu couleras dans l'herbe ton fourreau froid en déclamant du Bonnefoy (ou du Boutros Boutros-Ghali).

– Les alpinistes vont où personne ne va, les touristes vont où tout le monde va. Mais notre époque oxymorienne invente les alpinistes-touristes, sans voir que son invention va tuer l'alpinisme (et la montagne) et le tourisme. 

– Quant à moi, je viens d'inventer la Manif pour personne. Je crois que je tiens quelque chose d'important. Tant qu'à manifester, ce qui est dégoûtant, autant ne le faire pour personne. Les amateurs d'art contemporain me comprendront. L'important, dans la vie, est de ne pas être compris. Regardez Tchernobyl ou le 11 septembre, par exemple. Personne n'a compris la raison de cette performance, mais quel impact formidable ! L'écriture inclusive, à côté, c'est tout petit. 

– Michel Platini a une gueule de représentant de commerce. Il devrait regarder plus souvent des films avec Jean-Pierre Marielle.

– Écrivez-moi, écrivez-moi !

– La queue d'abord, faites la queue, on verra ensuite pour le texte. Montrez que vous pouvez bander pour elle. Le reste l'intéresse beaucoup moins. « Ça ne sert à rien. » Ça ne sert peut-être à rien, mais ça te fait du bien, d'être aimé, ne dis pas le contraire ! 

– Il est bien possible que les homos s'entendent mieux, dans leur couple, que nous, les hétéros, que ce soit plus simple, qu'ils se comprennent mieux, mais un homo ne peut jamais revenir à l'estuaire de la vie, il ne peut jamais re-vivre, ou re-naître, il ne peut jamais s'emboîter à la matrice, refaire le trajet à l'envers, revenir aux sources, et ainsi connaître l'apaisement suprême, qui est de se trouver à l'intérieur de celles qui ont laissé sortir la vie de leur con, de leur machine à multiplier. Ce sont des touristes qui ne rentrent jamais à la maison. Ils ont de ce fait beaucoup plus de liberté que nous, c'est certain, car ils ont rompu le pacte de l'éternel retour, mais je les vois comme d'éternels déracinés, qui restent à mi-chemin. 

– Entre Beyoncé et Michel Sardou, je choisis Beyoncé sans hésiter ! Vous doutez que j'aie une âme, n'est-ce pas ? Vous avez raison. Mon âme est morte avant moi. C'était une âme de seconde main, qui avait déjà bien roulé sa bosse. J'ai essayé de la faire durer, je l'ai économisée, parfois, mais elle a tout de même fini par se rendre. Depuis que je vis sans âme je me sens plus léger ; c'est étrange ! En revanche, les douleurs sont toujours là, comme celle d'un membre amputé. 

– Pourquoi as-tu tué la couleuvre ? C'est idiot. De plus, c'est un animal protégé. Elle ne t'aurait pas fait de mal… – Je l'ai prise pour une vegan !

– Les profs sont donc tous aussi cons ? – Oh là là oui ! Et vous n'avez encore rien vu ! Faire peur au peuple est un crime.

– Il a une faucille et un marteau tatoués sur la poitrine, et il tire les cheveux de la fille en la prenant par derrière. Elle a l'air d'aimer ça. – Écrivez-moi, écrivez-moi ! 

– Tout à coup, elle se retourne, attrape la queue du type, et lui dit : « Mais vous bandez ! »

– Le train va partir. Ne m'oublie pas… Il se précipite aux toilettes et se branle furieusement. Il voit son visage dans la glace. Son portable sonne. Elle reçoit un sexto. Elle a un boyfriend qui travaille à l'ONU. Il ressemble à Michel Platini, elle ressemble à Beyoncé. Une Beyoncé qui aurait été contaminée à Tchernobyl, ou qui aurait reçu une giclée d'acide, dans la rue, à Londres. Son cœur bat très fort. Il éjacule sur le lavabo métallique. Son pénis comme une couleuvre morte. 

– Ça ne mord pas ! 

– Capturée par des porcs ! Ne me contredisez pas, je sais de quoi je parle. C'est très joli, le feu nucléaire. Pour un enterrement de vie de jeune fille, il n'y a pas mieux. 

– Elle non plus. Elle non plus ? 

mardi 18 juin 2019

L'esprit d'abord

« J'ai ouvert les portes de ma classe aux artistes, écrivains, poètes, comme bien d'autres collègues ; l'esprit d'abord, la lettre ensuite. »

Ça parle comme ça, un prof, en 2019.

dimanche 16 juin 2019

3,14 Post-Scriptum

Un pas après l'autre, nous descendons dans le gouffre, comme dans les sous-sols de l'hôpital 126, à Prypiat, près de Tchernobyl, là où les pompiers sacrifiés, la peau noircie, tisons humains, ont jeté leurs combinaisons irradiées. On voudrait faire disparaître les traces et les déchets de la catastrophe mais ils sont en nous. La vie d'un homme, c'est un sarcophage jeté par-dessus le bien et le mal, le bien et le mal en fusion qui continuent de bourdonner en sous-sol. Ça ne s'arrête jamais. Il n'y a pas de démantèlement possible du péché originel. C'est le combustible essentiel. C'est le secret qu'on voudrait nous cacher aujourd'hui, le secret que les vieux emportent dans la tombe. C'est pour cette raison qu'ils veulent à tout prix nous incinérer, pour faire disparaître les traces du combustible et la mémoire des formes. Les secrets ont toujours partie liée aux nombres, aux nombres et aux proportions, à l'ombre et aux femmes. 

Tant qu'il y aura de la différence sexuelle, le monde continuera d'exister. Alors pourquoi veut-on tant abolir la différence des sexes ? On prétend inventer des genres multiples pour augmenter les différences, alors que cela ne fait qu'abolir la seule différence réelle, en la diluant dans une surface à un seul côté, un cercle où toutes les différences ne sont que des résidus ou des artefacts. L'homme et la femme, c'étaient des angles qui s'emboîtaient et parfois s'opposaient, alors que les genres ce sont des cercles qui roulent les uns sur les autres, sans produire autre chose qu'une égalité et une imitation désespérées. On abolit la différence des sexes comme on abolit toutes les différences, pour que ça circule.

(…)

samedi 15 juin 2019

3,14

Longtemps je n'y ai pas prêté attention. Mon père avait quelques lubies, comme tout le monde. π était l'une d'elles. Pourquoi un nombre, pourquoi ce nombre ? C'est plus qu'un innocent folklore familial. π, c'est une clef. Une des clefs que le monde nous fournit pour le déchiffrer, c'est-à-dire nous voir nous-mêmes comme participant au Mystère. 

La vie nous offre quelques clefs. Des clefs privées et des clefs publiques. Les clefs privées nous sont données par les parents, par la famille, par les amis et les rencontres, les clefs publiques nous sont transmises par l'instruction, la science, la philosophie, et la littérature. La langue, autre obsession du père, est une de ces clefs – c'est même la clefs des clefs ; elle est à la fois privée et publique.

Le nombre Pi ne permet peut-être pas d'élucider les disputes amoureuses, les conflits familiaux, ou professionnels, ni de gagner au Loto, mais calculer la surface d'un cercle autrement que par approximations successives, ce n'est pas rien. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de la quadrature du cercle. Si l'on pouvait mettre bout à bout tout ce que ce nombre a permis de comprendre, de construire, de mesurer, de vérifier et de faire fonctionner, on ferait plusieurs fois le tour de la Terre en descriptions, en explications et en commentaires. Ce nombre, qui a obsédé des générations et des générations de savants, se retrouve partout, non seulement dans les mathématiques, mais dans bien d'autres disciplines. Un nombre qui permet de passer d'un segment de droite à une circonférence ou à une surface à un seul côté n'est pas seulement un nombre, c'est une loi de l'univers, c'est un des doigts de Dieu. Comme par hasard, la suite de ses décimales est infinie, comme s'il voulait nous laisser entendre que quelque chose ici nous dépasse et nous dépassera toujours. Mais, malgré sa formidable complexité, ce nombre est efficace même quand on le réduit à sa plus simple expression : 3,14 suffit, dans la majorité des cas. 

La sarabande de la cinquième suite pour violoncelle de Bach est une autre de ces clefs. Comment ne pas être sidéré par la suffocante beauté de cette musique, par sa perfection hiératique et son âpre simplicité. Bach a retranché de la matière sonore tout ce qui n'était pas absolument nécessaire. Le chemin est escarpé. Harmonie, mélodie ? Ni l'une ni l'autre. Seulement un chant au bord du gouffre, un pas après l'autre. Miracle. Grâce à quelques très simples notes de violoncelle, l'homme peut atteindre des sommets insoupçonnables : Il a vue sur le monde, depuis un endroit interdit.

Il y a une intelligence du monde qui se manifeste autant dans un nombre que dans une partition ; elle peut aussi se manifester dans une phrase, dans un geste, dans une odeur, dans un visage, et même dans un sanglot. Des π, il y en a sans doute bien d'autres. Ils sont sur notre route, confidences et cailloux semés par le divin – ou le hasard. Ce sont des fenêtres à travers lesquelles on voit un tout autre paysage. On peut les appeler constantes : même quand tout se dérègle autour de nous, ces points de vue nous laissent apercevoir la mécanique céleste – ou la culotte de la fille assise en face de nous, dans le bus.

Le chemin est escarpé… Mais je vous jure que ça ne pourrait pas être mieux que ça. Vous vous figurez peut-être que vous auriez pu avoir une vie meilleure que celle que vous avez ? Regardez-vous. Avec si peu d'atouts, c'est déjà bien comme ça. Vous auriez pu gagner plus d'argent, sortir avec des filles plus belles, partir plus souvent en vacances et rouler dans de plus belles voitures, oui, vous auriez pu avoir un lave-linge Miele au lieu d'une machine à laver Laden, vous auriez pu avoir un forfait illimité sur votre iPhone au lieu du forfait Free à deux euros, mais même pour seulement avoir une clim réversible il aurait fallu faire tellement d'efforts et de concessions que la vie ne vous semblerait pas plus belle que cette merde dans laquelle vous vous traînez jour après jour comme un rat de laboratoire. Réfléchissez un peu. Peut-être même qu'il vous aurait fallu danser ! J'en ai fait, des choses humiliantes et dégradantes, dans ma vie, mais, danser, jamais. Croyez-moi, s'il faut s'en tenir au plan A, ce n'est pas parce que le plan B n'est pas meilleur, c'est parce qu'il n'existe pas. Et ne venez pas me bassiner avec votre liberté, ne vous faites pas plus bêtes que vous n'êtes. Il n'y a pas besoin de sept ans de réflexion pour comprendre que le seul libre-arbitre qui soit, c'est celui qui est aux chiottes. Vous pensez peut-être que Jean-Sébastien Bach a eu le choix, qu'il s'est réveillé un beau matin en se disant : je vais être un compositeur génial ? S'il avait eu le choix, Bach aurait peut-être choisi de jouer au football et de rouler en Ferrari, au lieu de donner des cours de clavecin et de composer une cantate par semaine. Jean-Sébastien est tombé sur son nombre π parce qu'on le lui a mis sur sa route. Après ça, les choses se sont faites toutes seules. Vous ne me croyez pas ? Prenez Christine Angot, par exemple. Vous pensez vraiment que si elle avait eu le choix, elle aurait décidé d'être Christine Angot, l'écrivaine Christine Angot, de sortir avec Doc Gynéco, tout ça ? Que le chemin soit escarpé ne signifie pas que c'est vous qui le créez. D'ailleurs ça ne signifie rien du tout. C'est seulement une image, une figure de style. Le tout est de faire souffrir suffisamment de gens autour de vous : c'est comme ça qu'on écrit sa vie, qu'on laisse une trace. C'est le signe du scorpion. Nous avons tous un scorpion en nous, le tout est de lui faire une place. C'est le scorpion en nous qui nous indique le chemin, qui nous raconte l'histoire. J'aurais pu, vous auriez pu, être Marc Dutroux ou Jean-Sébastien Bach, Albert Duspasme ou le capitaine Haddock, sauf que nous arrivons trop tard, toujours, que les rôles qui nous intéressent sont déjà pris, et que notre nombre π personnel n'a pas la tête de l'emploi – parce que nous n'avons aucune imagination. 

vendredi 14 juin 2019

Sarabande



Elle arrive vers quatre heures de l'après-midi, avec son violoncelle dans sa boîte noire. Il fait très chaud. Dans la petite chambre de bonne, au sixième, elle se déshabille et s'allonge, nue, sur le lit. Elle a transpiré. Il lui écarte un peu les jambes, elle se laisse faire. Émerveillé, il contemple son sexe, charnu, humide. Splendeur ! Elle ne dit rien, elle a les yeux fermés. Puis elle lui demande un verre d'eau. Il va à la cuisine, séparée de la chambre par un étroit couloir, et quand il revient, elle semble dormir, la main gauche posée sur son pubis. Il pose le verre d'eau près du lit, et repart à la cuisine fumer une cigarette et écrire un peu. 

On entend les cinq premières notes de la sarabande de la suite en ut mineur, puis un silence qui se prolonge. Il pose son stylo sur le cahier, et se dirige sans bruit vers la chambre. Elle est assise sur le lit, toujours nue et, quand il referme la porte derrière lui, elle reprend la sarabande au commencement : c'est pour lui qu'elle joue. Il s'est mis sur le lit, derrière elle, après avoir ôté son pantalon, et a collé son sexe bandé contre son dos. Ça sent le feu et la sueur. À la reprise, elle joue un peu plus fort. Les notes graves sont plus profondes, il les sent qui résonnent dans son ventre, il voit le sang qui bat lentement dans sa queue, il entend Sarah qui respire de plus en plus fort. Quand elle pose l'archet, il s'aperçoit qu'elle pleure. Il l'entoure de ses bras, les larmes coulent sur ses avant-bras, elle se met à sangloter. Ils restent longtemps, comme ça, sans bouger. Elle s'est arrêtée de pleurer. Il n'y a plus un bruit dans la chambre.


dimanche 9 juin 2019

Orgasme



« Et c'est le Soir, l'insaisissable confidence »

Je ne me rappelle pas le titre du film, vu dans les années 70 à Paris, un film américain, j'en suis presque sûr, un film sur la jeunesse estudiantine américaine, un film très baba-cool, un film jeans et obsessions, acné et touche-pipi, révolution dans le pantalon… Je crois me rappeler, étrangement, que le mot "fraises" faisait partie du titre. L'obsession, c'était l'orgasme. Je revois par exemple ce garçon portant un jean sur lequel était inscrit, sur la jambe gauche, dans le sens vertical, le mot "orgasme". Les garçons, dans ce film, ne pensaient qu'à ça. Ça ? Le plaisir féminin. Leur obsession principale n'était pas leur hypothétique plaisir, ni la conquête, ni l'amour, mais se réduisait à une question : comment faire jouir une fille ? Il est d'ailleurs notable que le mot orgasme ne s'utilisait alors que pour le plaisir de la femme. Les garçons, eux, n'avaient pas droit à un mot aussi noble pour nommer leur jouissance. Et même ce verbe, "jouir", n'est arrivé qu'assez tard dans mon lexique personnel. On a commencé avec le très adolescent "juter", puis, un peu moins provincial, "éjaculer". Mais tout cela ne concernait en rien le plaisir, finalement. Il n'y avait que les filles, qui étaient censées en prendre, du plaisir. Nous, nous n'étions là que pour le donner. En fait, plaisir il y avait bien, de notre côté, mais il était très cérébral, finalement. Notre plaisir consistait à voir, à toucher, et surtout à imaginer. Ça peut sembler incroyable, aujourd'hui, mais c'était plus qu'il ne nous en fallait. 

Je me souviens bien de la manière dont ce mot, "orgasme", est entré en moi. Il s'est tout de suite fait en mon esprit une place énorme, fondamentale, profonde, et le plus incroyable est que cette place n'a jamais perdu en intensité. J'entendais récemment une émission où il était question des mots que nous aimons, des mots qui comptent, pour nous, de ces vocables qui ont une place privilégiée en nous. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce ne sont pas forcément des mots poétiques, qui viennent se loger pour toujours en notre imagination, mais, toujours, ces termes sont à mi-chemin entre le signifiant et le signifié, ou plutôt, ils sont autant l'un que l'autre. La signification ne suffit pas, non plus que la sonorité. C'est leur mariage, leur parenté, qui crée le mot-clef – ou plutôt le mot-serrure. Et l'on peut parfaitement passer une vie entière à ne pas savoir pourquoi ils occupent un point aussi stratégique dans la constellation logique de notre esprit.

Si ça se trouve, ce film n'avait qu'un rapport infime avec ce thème. Il est très possible que ma mémoire ait inventé en grande partie un film qui n'existe pas. Si c'est le cas, dans quel but ? Et que viennent faire les fraises dans cette histoire ? Il n'y avait donc qu'un mot écrit sur un pantalon ? Qu'est-ce qui peut pousser un jeune garçon de seize ou dix-sept ans à écrire le mot "orgasme" sur son pantalon ? Que proclame-t-il, ce faisant ? Veut-il placer sa vie sous le signe du plaisir féminin ? Veut-il déclarer aux filles qui l'entourent qu'il n'est là que pour ça ? Dans quel but affirme-il cela ? Sucre-t-il les fraises, ce jeune homme ? Est-il déjà gâteux, tout à son obsession de donner du plaisir aux filles ? Et puis, donne-t-on du plaisir, donne-t-on le plaisir ? Le plaisir s'éprouve, il ne se donne pas. Le plaisir est toujours solitaire, même partagé. Il est tellement solitaire que les hommes sont obsédés par cette chose qu'ils ne comprennent pas, qu'ils observent de loin sans jamais y être. C'est chacun pour soi, le plaisir. L'orgasme ne serait qu'un mot ? L'orgasme ne serait qu'une parole ? Un mot dont personne n'est en mesure de donner une définition ?

Les mots sont des promesses. L'homme, en éjaculant, évacue la question du plaisir. Il n'a rien à prouver, lui. Son plaisir est mesurable, il se quantifie, il se voit. Il se boit, même. L'homme se vide. Ça le vide. Ce n'est pas une promesse en l'air, ce n'est pas une parole. C'est une signature. C'est un paiement, liquide. La pornographie aime à tout mettre sur un plan d'égalité. La femme et l'homme jouissent, la femme et l'homme ont un orgasme, et même, dorénavant, la femme et l'homme éjaculent. Pas de jaloux, pas de mystère. Tout est réversible. L'homme est une femme avec une bite, la femme est un homme avec un vagin. Non, l'homme n'a pas d'orgasme, parce que l'orgasme est un mot. Un mot creux. Ça souffle fort, dans ce mot. C'est un souffle qui passe à travers des tuyaux, un souffle qui siffle, qui sonne, qui chante, qui vient du vide de la voix vaginale. L'orgasme, c'est un mot qui, amplifié par mille tuyaux d'orgue, gonflé en orage et finit en spasme. La femme est toujours en train de promettre. Elle promet la vie et donne un mot. « Ma vie », dit-elle… Le mot de passe, impair et manque. Pour le reste, on peut repasser par la banque.

J'étais ce garçon, le pantalon en moins. Ma grande obsession personnelle a été le plaisir féminin. Prendre du plaisir en faisant l'amour n'a jamais réellement compté, dans le fond, mais le voir, l'entendre, l'éprouver à travers elles, en être témoin, oui, c'était l'aventure des aventures, ou la connaissance des connaissances. Il n'y a pas de connaissance qui ne s'enracine pas dans le sexuel. Le sexuel est la première et la plus profonde des connaissances, et peut-être l'archétype de toute connaissance. Le mot même de "connaissance" le dit. Et si connaissance il y a bien, quand on pénètre une femme, la jouissance de celle-ci est le fin-mot (ou le mot de la fin) de cette con-naissance – ce qui ne veut pas dire qu'on peut savoir ce qu'est la jouissance féminine, mais qu'au moins on peut "n'être-avec" et "naître-avec". Ma vie sexuelle a débuté avec une femme plus âgée qui m'a fait découvrir le corps féminin dans son ensemble, ce dont je lui serai éternellement reconnaissant. Loin de la paresse des stéréotypes sexuels qui aujourd'hui reviennent en force, le corps de cette femme était un champ d'investigations permanentes auxquelles elle me conviait avec intelligence, passion et patience. Je constate avec tristesse qu'aujourd'hui la pornographie (mais pas seulement elle) a contribué à instituer une sexualité machinique (dès lors, les poupées 2.0 sont les bienvenues). Le corps de la femme du XXIe siècle est devenu un ensemble – assez pauvre – de boutons sur lesquels il faut appuyer pour produire un résultat : l'orgasme. Or l'orgasme, précisément, est ailleurs et nulle part. Ce n'est pas un résultat. C'est un déplacement, c'est une soustraction, c'est un vide créé dans le plein, c'est de l'inouï et de l'inconnaissable. L'orgasme, ce n'est pas une réaction crée par une action, c'est une création. Ce n'est pas une réponse, c'est une question. Diderot le dit, l'orgasme vous amène au-dessus de vous-même. « Ils donnaient des préceptes pour s'acheminer artificiellement à cet état d'orgasme et d'ivresse où ils se trouvaient au-dessus d'eux-mêmes. »

Faire la confidence de ce qu'on ne connaît pas, c'est le mystère et le propre de l'orgasme. L'orgasme, mot-serrure, crayon entre les pages (confidence ultime, et peut-être également confession parfaite), c'est l'effervescence et le tumulte, l'ébullition et l'oubli, c'est ce qui précipite le présent dans un corps. L'orgasme, c'est le point-d'orgue au-dessus de la note absente, c'est la phrase manquante, c'est la Joie du Mandarin de cuivre. Si le désir « ouvre l'être comme un fruit », l'orgasme inocule en lui l'ivresse de ne pas se connaître soi-même. 

samedi 8 juin 2019

Chacun mes goûts


La joie – un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, avant-arrière, très rapidement ; flirt avec le temps – du geste.

Une des plus jolies choses que j'aie observées, c'est la manière dont une femme (encore jeune) enfile sa culotte, ou son string, avec ces petits mouvements de glissière, ou de cisaille, d'avant en arrière et d'arrière en avant, les pouces sous le tissu, en remontant vers les hanches. C'est très rapide, et c'est un mouvement continu : on ne perçoit qu'une sorte de petit ballet millimétré et exalté. 

Mais tout est beau, c'est vrai, dans l'habillage ou la toilette d'une femme – et l'étonnant est que même en une époque où le vêtement est devenu si laid, cette beauté-là reste entière. 


Des corps sur le décor


ENGIE. BNP-Paribas. Peugeot. Fly-Emirates. Roleix. Perrier.

Vous ne les voyez plus parce que vous les voyez trop. Partout, elles sont là. La moindre surface est utilisée. Il n'y a plus que la terre battue qui n'est pas encore marquée par la publicité. Ça viendra. Les marques sont omniprésentes, à Roland-Garros. Les joueurs eux aussi sont nikés, et même les petits ramasseurs de balles. Je dis les marques, mais ce qui marque, ce qui étouffe, même, c'est cette impression écrasante que les grandes entreprises sont là chez elles, que le sport (ou même le spectacle) n'est qu'un prétexte pour les mettre en évidence, pour vous les enfoncer dans la tête. On est cerné, on est camisolisé par cette puissance économique qui montre froidement ses muscles sur fond vert. Et d'ailleurs ce n'est même pas que ces entreprises auraient quelque chose à nous vendre, non, c'est seulement qu'elles veulent nous montrer qui est aux commandes, pour quelle et par quelle raison on est là. Ça ne se discute pas. Elles sont là, elles sont bien là, elles sont le cadre, la scène, les coulisses, elles sont le carburant et le véhicule, elles sont l'esprit et l'intrigue. Les Federer, les Nadal, les Williams passeront, elles seront toujours là, même si entretemps elles ont changé de nom. Toutes ces gloires du sport sont éphémères, ainsi que leurs caprices, leurs exploits et leurs personnages. Ils ont eu et auront leurs heures de gloire. C'est tellement peu de choses, pour Engie, BNP Paribas, Peugeot, Fly Emirates, Roleix, Perrier, Lacoste. La seule gloire qui ne passe pas, c'est l'argent, c'est la puissance, c'est le pouvoir. C'est la concentration du pouvoir et de l'argent. 

Il ne s'agit pas de marques. Il ne s'agit pas de luxe. Il ne s'agit pas d'entreprises. Il ne s'agit même pas de banques. Il s'agit de se croire libre dans un monde qui ne le permet pas. 

mardi 4 juin 2019

Les petits ramasseurs de balles de Roland-Garros


Depuis trois ou quatre ans, il y a à Roland-Garros un changement dont personne ne parle. Les ramasseurs de balles courent moins vite. Ce n'est même pas qu'ils courent moins vite, c'est que leur allure, ostensiblement, a changé : il y a quelques années encore, ils mettaient un point d'honneur à être dans un sprint permanent. Ils étaient "à fond". Ils partaient le plus vite possible, revenaient à leur place le plus vite possible, pour gêner les joueurs le moins possible. Ils courent toujours, bien entendu, ils sont rapides, mais leur allure a changé : ils ne sont plus "à fond". Par là, ils démontrent qu'ils existent. Ce changement est un changement idéologique et social, ou plus simplement politique. Ils veulent nous montrer qu'ils ne sont pas seulement des ramasseurs de balles, une fonction (et subalterne), mais qu'ils existent en eux-mêmes, pour eux-mêmes. Leur désinvolture et leur nonchalance (relatives) sont les signes discrets mais bien réels de la conscience de soi que ces petits personnages ont développée depuis quelques années. C'est le pride-time des ramasseurs-de-balles.

Du temps que les petits ramasseurs de balles couraient le plus vite possible, le but était de les rendre invisibles, ou presque. Ils devaient s'effacer devant le jeu, devant les joueurs, devant le match, devant le spectacle, ils devaient gêner le moins possible. Ils n'étaient qu'un des rouages, très nombreux, de ce sport qu'on appelle le tennis. Un rouage certes indispensable, mais qui n'avait pas la noblesse attribuée au jeu à proprement parler, et à ses protagonistes, les joueurs et l'arbitre. Ils n'étaient qu'un accessoire, dont, malheureusement, on ne pouvait pas se passer. 

L'allure des petits ramasseurs de balles n'a pas seulement changé quantitativement, elle a changé qualitativement. En ralentissant leurs courses, même très peu, ceux-là s'affirment en tant que membres à part entière du jeu. Ils passent des coulisses à la scène. Dorénavant, le tennis, c'est : les joueurs, l'arbitre, la balle et les ramasseurs de balles, et le public. La liste n'est pas complète mais arrêtons-nous là pour l'instant. Les petits ramasseurs de balles, – j'ignore si c'est de leur propre chef, ou s'il s'agit d'une décision "venue d'en haut" (je penche plutôt pour cette explication) – ont réparé une injustice. Et l'injustice qu'ils ont réparée, c'est la plus grave de toutes les injustices, c'est celle de la Hiérarchie – autrement dit celle de l'inégalité sociale (il vaudrait mieux parler d'inégalité fonctionnelle, mais dès qu'on veut se faire entendre, on parle de "social"). Il existe une hiérarchie entre tous les acteurs d'un sport comme le tennis ! Le joueur est soi-disant plus important que celui qui lui permet de se concentrer sur le jeu, de jouer sans avoir à ramasser ses balles. En une époque où la démocratie s'invite partout, c'était difficilement supportable. D'autant qu'en l'occurrence, le rôle d'un petit ramasseur de balles est d'une ingratitude caractérisée qui rappelle dangereusement l'esclavage. Ce sont un peu des "boys", les ramasseurs de balles. On les imagine très bien avoir la peau noire, s'excuser de devoir paraître sur le court de tennis, la scène où s'amusent les maîtres, et aller coucher dans une remise, une fois la journée de labeur terminée. 

Comment s'arranger de cette contradiction ? Le tennis souffre déjà d'une image de sport bourgeois, et même aristocratique, qui lui colle à la peau, surtout en Angleterre – si en plus il véhicule malgré lui des rôles et des situations tout droit sortis du purgatoire social ! Depuis une quinzaine d'années, les Français ont eu à cœur de faire monter les petits ramasseurs de balles dans la hiérarchie du tennis, de les extraire de leur rôle ingrat et de leur fonction, de les anoblir, en quelque sorte. Ils sont associés maintenant à toutes les phases du jeu, les commentateurs n'oublient surtout pas d'en faire mention, toujours avec le ton attendri et bonhomme qui convient, les sportifs (du moins les plus sympas d'entre eux) leur parlent, échangent quelques balles avec eux à l'occasion, et, désormais, entrent sur le court en leur tenant la main, pour bien signifier qu'ils sont au même niveau qu'eux, bref, ils ont acquis un statut social et spectaculaire (c'est la même chose) de premier plan, même si ça ne se traduit pas par l'état de leur compte en banque ou de celui de leurs parents.

Bien entendu, ce phénomène ne s'est pas produit de manière isolée. En même temps qu'on faisait monter ceux du bas, on faisait descendre ceux du haut. C'est tout un ensemble, la convergence petite-bourgeoise. On a même commencé par les sportifs eux-mêmes, qui sont de plus en plus pipoles, communs, vulgaires, et qui se conduisent sur le court comme s'ils étaient chez eux, ou à l'entraînement. Ça s'est d'abord vu dans les tenues, individualisées, "personnalisées", puis dans l'attitude (poing serré, crises de nerfs, caprices, invectives, manque de fairplay) durant les matches. Parallèlement, l'attitude du public a complètement changé. Les courts de tennis ont à l'heure actuelle à peu près la même ambiance, le même "son", le même folklore (l'épouvantable "hola", les cris, les encouragements, et de manière générale le niveau sonore émis par le public, le sans-gêne inouï des happy-fews, leurs manières) que le foot, sport naguère situé à l'opposé, sur l'échiquier social. Un Wawrinka, par exemple encourage vivement et à tout propos les manifestations du public ; il appelle ça "mettre une bonne ambiance". Quand un jeune tennisman grec se conduit comme une brute et un sale gosse mal élevé, les commentateurs, et même le président du tournoi (ou de la fédération française de tennis, je ne sais plus) parlent de "dramaturgie" – et il faut entendre la connotation positive de ce terme !  Et quand il commet un geste qui normalement vaut un point de pénalité, l'arbitre n'ose pas la lui infliger. « Il ne faut pas oublier que la dramaturgie a été inventée en Grèce » a même lâché un de ces augustes. Tous, ils trouvent que les courts de tennis ne ressemblent pas encore suffisamment aux terrains de football. Je les trouve bien pessimistes. Il me semble au contraire qu'il n'existe plus beaucoup de différences entre ces deux sports, leurs publics, et leurs joueurs. À quand un bon coup de boule à l'adversaire, entre deux points ? Voilà qui mettrait une super bonne ambiance et ferait encore grimper la dramaturgie à "Roland", comme ils disent. 

Le même phénomène exactement s'est produit dans la haute couture, par exemple. Les "petites-mains" (et pas seulement elles) ont été mises en lumière, et à l'honneur (ce qui est parfaitement mérité, d'ailleurs), alors qu'autrefois il n'y en avait que pour le créateur, parce que la hiérarchisation sociale est devenue intolérable, et parce que l'idée même de hiérarchie fait saigner le cœur démocratique. Hors l'égalité, les Modernes n'ont plus de pensée. C'est vers elle que les derniers restes de logos convergent, comme les menstrues convergent vers le Tampax. Quand tous les critères auront disparu, il restera celui de l'égalité : le dernier et le seul critère admissible. 

Bien sûr, tout le monde me répondra qu'il était absolument nécessaire de rendre le tennis abordable, de le mettre à la disposition de tous, de le faire sortir du folklore suranné et légèrement méprisant dans lequel il avait fait ses premières armes. Et d'un point de vue moral, on n'a pas grand-chose à objecter à cela. Mais il en va du tennis comme de l'instruction et de la culture. C'est très bien de le démocratiser, mais il faut savoir que, ce faisant, on en détruit le sens, la beauté, et le charme, qui – horreur ! – avaient justement partie liée à l'élitisme et aux privilèges de classe. Le tennis, c'était aussi une culture, une attitude, une distinction. On se débat dans une contradiction indépassable : on veut la démocratie, on veut l'égalité, on veut que tout le monde ait accès à tout, et au nom de ces principes, on met la culture, le sport, les voyages, les œuvres, à la portée de tous, moyennant quoi on les détruit. Tous ceux qui ont cru, et légitimement, à ce pourtoussisme radical, en sont pour leurs frais. Ils ont effectivement accès à tout, mais ce tout n'est plus que le souvenir de ce à quoi ils croyaient avoir droit. Et le pire est qu'il n'y a même pas de désillusion, puisque ces choses n'étaient pas connues de ceux qui sont conviées en masse à les consommer. Il s'agit purement et simplement d'une escroquerie – tout le monde est perdant. Ceux qui ont connu ces choses en leur état originel et qui les aimaient sont catastrophés de les voir saccagées, réduites à rien, ou pire que rien, et ceux qui ne les ont pas connues ne connaîtront jamais qu'une version dégradée, fausse, une mauvaise et vulgaire copie qui n'a plus aucun intérêt. Chacun veut sa part du gâteau, quitte à ne rien avoir du tout.

Il faudrait parler plus longuement du public sportif, car, en définitive, c'est lui qui façonne les sports qui désormais se pratiquent chez nous. Ce qu'on peut dire, c'est que les frontières, ici comme là, sont en passe d'être abolies. Et si les frontières sont abolies, c'est tout l'espace du jeu qui est défait, car le jeu suppose des rôles et des fonctions clairement définis. Le jeu, quel qu'il soit, c'est le lieu-même des rôles et des fonctions. Le public, l'arbitre, les juges de lignes, les joueurs, les entraîneurs, les ramasseurs de balles… pour que jeu il y ait, il faut que chacun reste à sa place, mais, rester à sa place, c'est ce que ne savent plus faire les Modernes, qui veulent occuper toutes les places simultanément. Le public a remplacé l'amateur de tennis comme le touriste a remplacé le voyageur. Comme lui, il détruit ce qu'il croit aimer, car il ne sait pas rester à sa place. 

lundi 3 juin 2019

Parler

« Plieux, lundi 3 juin 2019, trois heures de l’après-midi. Décidément je n’arrive pas  à décider si ce phénomène tient à ma personne ou bien s’il est lié à un état de la société, à l’atmosphère psychologique et sociale de notre époque — un peu des deux, sans doute, mais tout de même plus à ceci qu’à cela. En tout cas, c’est une loi constante, dans mon expérience : les gens qui disent vouloir vous entendre ne veulent en fait que vous parler, et désirent moins vous voir que se montrer à vous, ou avec vous. Ils ont déclaré souhaiter une rencontre ; mais ils n’ont pas précisé qu’en la rencontre, telle qu’ils la conçoivent, vous n’êtes pas censé dire un mot — peut-être ne s’en rendent-ils pas compte, d’ailleurs. Ils repartent enchantés de vous, qui n’avez pas ouvert la bouche. »

Pauvre Renaud Camus. Il me semble que sur le sujet personne ne le comprend mieux que moi. Les vrais interlocuteurs sont extrêmement rares, et les vrais dialogueurs encore plus. Il n'y a plus que des monologueurs. C'est désormais monologue contre monologue, que se règle la question de la rencontre. Depuis quand n'ai-je plus eu une vraie conversation ? C'est tellement lointain que je n'en ai plus le souvenir. 

Mais un doute affreux me prend : est-ce qu'il n'a pas pensé la même chose de moi, quand je suis allé lui rendre visite en août de l'année dernière ? Il est vrai que je n'étais pas seul (seul comme visiteur). Nous étions trois, et cela modifie profondément la manière de converser avec l'hôte. N'empêche, je serais bien ennuyé qu'il ait pensé cela de moi. 

Version

« Une version possible de sa vie n'avait pas eu lieu. » (Option Paradis, p.180)

Tout roman part de ce point-là. Les invendus, les rebuts, les recalés, les négligés… Tout ce qui n'a pas donné lieu à développement ; tout ce qui est resté à l'état de désir, ou d'idée ; les vides qui n'ont pas été remplis. Les vies bien remplies sont des vies ratées, du point de vue de l'écriture – mais une vie réussie est une vie bien écrite… L'oubli, ce pays fertile. 

« Ça a débuté comme ça. » Le texte est toujours inchoatif, comme le sexe.

Elle a un sexe ouvert, un sexe qui ne se referme jamais. Vous ne pourrez jamais la remplir, ni la combler. 

dimanche 2 juin 2019

La rencontre manquée

Par deux fois il est entré dans le salon et s'est posé juste à côté de moi, sur l'accoudoir du fauteuil. Frrrrrt frrrrrt frrrrrrt … Une première fois, est resté quelques secondes, nous nous regardons, immobiles tous les deux, silencieux, puis il repart au jardin. J'ai cru à une erreur. Il n'avait pas réellement voulu entrer, peut-être, ou n'avait pas réalisé où il était. 

Mais deux minutes plus tard, il revient. Se pose exactement au même endroit. Cette fois-ci, ce ne peut plus être un hasard, ni une erreur : il a vraiment voulu venir ici, entrer au salon, il a vraiment voulu se poser à quelques centimètres de moi. Il m'observe, je ne bouge pas. C'est un moineau très ordinaire. A-t-il un message à me délivrer ? Un court instant, j'hésite sur la conduite à tenir : lui parler, ou attendre qu'il se manifeste… À l'instant, où je vais, me décider, à lui poser, la question, qui me, brûle, les lèvres, il s'envole et retourne au jardin. 

C'est ainsi qu'on rate une grande histoire d'amour, mon coco. (Il voulait autant connaître ma question qu'il la redoutait.) Mais je peux te comprendre. Entre nous, les choses auraient été difficiles. Sans même parler de la question des goûts musicaux et la douche froide le matin…

Trio

J'en suis désolé, c'est peut-être très mal, mais je n'ai pas envie de passer mes journées à me disputer avec des gens au sujet du Grand Remplacement. C'est sans doute un réflexe très égoïste, mais quand j'entends l'Andante con moto tranquillo du premier trio en ré mineur de Mendelssohn, j'ai la certitude que c'est folie. C'est là, c'est en cette musique, que se trouve la vérité de ma vie, pas dans des batailles idéologiques, fussent-elles essentielles, et même vitales. En avouant cela, je ne fais qu'aggraver le soupçon qui déjà pèse sur moi et ceux de ma génération. « Ils s'en foutent ! Ce sont des après-moi-le-délugistes. » Oui, je suis bien obligé d'en convenir. Rien ne compte plus que cela. Heifetz, Rubinstein, Piatigorsky… Un jardin silencieux, du soleil, un dimanche après-midi, et la solitude bienfaisante. Un violon, un violoncelle et un piano. Ré-Do-Si-La-Sol-Fa… Peu de notes. Les bonnes. Peu de cordes, les bonnes. Sont-ce les dernières heures de bonheur ? 

Catholique

Pourquoi je suis un catholique malheureux – j'ai écrit "inconséquent", l'autre jour, sur Facebook ? Parce que les seuls qui me comprennent sont de farouches anti-catholiques. Je ne peux pas leur donner tort, à ceux-là, et même, très souvent, je leur donne raison. Pourtant, je n'appartiens pas, je n'appartiendrai jamais au même monde. 

Moi aussi !

Dès qu'il s'agit de musique, tout n'est que malentendus, dialogues de sourds. Comment en serait-il autrement ? Plus on en fait des gorges chaudes, plus il est manifeste qu'on ne parle pas de la même chose. 

Essayez. Dites par exemple combien vous l'aimez, la musique. Aussitôt on vous répondra : « Moi aussi ! » ou « C'est comme moi ! ». 

Ciel noir, âme qui vive



Tout récemment, dans son journal, une des plus belles pages que Renaud Camus ait jamais écrites.

Égoïstement, je n'ai pas envie de la recopier ici. Cette page me parle si directement, elle me fait un si grand effet, que je n'ai envie de la partager avec personne. Je la garde pour moi. 


Effet de Serres

Je n'ai pas beaucoup de goût pour le blasphème, sauf quand il est contre l'époque, mais je dois reconnaître que la mort de Michel Serres ne me fait pas beaucoup d'effet. Question de température, sans doute…

Si aujourd'hui est mieux qu'hier, ce qui était l'essentiel de son discours, c'est qu'on doit se réjouir de la disparition de Michel Serres. 

samedi 1 juin 2019

Éloge du rap


« Le rap a fait énormément de mal à la scène musicale française. » 

Depuis que j'ai appris la nouvelle, je me suis servi un verre de whisky, j'ai commandé trois cents disques de rap, et j'ai envoyé des fleurs à tous les rappeurs français. Le rap a fait du mal à la scène musicale française ? Alleluia ! Gloire aux rappeurs ! Merci à eux ! C'est une véritable catastrophe ? Joie, joie, larmes de joie ! Chants de louanges ! Tous ceux qui "font du mal à la scène musicale française" sont mes amis. Mieux : je suis leur débiteur. 

Si Fred Chichin (musicien) se plaint du rap, c'est que le rap est la panacée. Je ne cherche pas plus loin, je n'ai besoin d'aucun autre bonheur. Faire du mal à la scène musicale française y suffit. Et si ce sont des rappeurs qui lui font du mal, à la scène musicale française, eh bien ils ont ma bénédiction. 

« C'est affreux ! » M. Fred Chichin est triste, en colère, il est révolté, indigné, il est scandalisé, c'est merveilleux, ce jour est béni. 

La scène musicale française a assassiné la musique, il est juste qu'elle périsse de la même façon. La scène musicale française a remplacé la musique, le rap remplace la scène musicale française, et une autre saloperie remplacera le rap. Ce ne sont pas mes oignons. Que les assassins s'arrangent entre eux. Qu'ils se payent sur la bête, qu'ils partagent le cadavre. Toi, Fred Chichin-musicien, tu n'es qu'une des innombrables hyènes qui se sont partagés la charogne. Emporte-là en enfer. 

Sur Facebook, le statut reproduit plus haut a été liké deux cents fois et partagé deux cent fois. Ils sont tous d'accord, ils se scandalisent en plain chant, ils pleurnichent de conserve, ils psalmodient leur tristesse  recto tono, tout à leur indignation d'assassins en meute. Eux qui haïssent la musique de toute leur tripe démocratique, ils trépignent de rage parce que d'autres qu'eux ont suivi leur exemple. Ils voulaient être les derniers, ils voulaient fermer le temple, fiers de leur saccage. Mais c'est qu'ils ont fait école, les crapules ! On s'est dit, dans les banlieues et dans les caves, qu'il n'y avait aucune raison de ne pas imiter d'aussi valeureux profanateurs. À profanation, profanation et demie. Il n'y a pas de limite dans l'abrutissement, il n'y a pas de fin à la saloperie, la passion de l'outrage n'a pas de terme. 

« Qu'ont fait les boomers contre ça ? »

Les boomers ? Eh bien ils écoutaient Bela Bartok et Luciano Berio, pauvre con, pendant que tes parents te nourrissaient d'Indochine et de Jacques Higelin.


PS. Et bien sûr, ils likent ce statut déposé par Joseph Valet… 

vendredi 31 mai 2019

Théorie

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à un autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître les uns les autres. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper. 

Il faut beaucoup de cruauté, pour croire qu'on peut faire la théorie d'une vie. L'écriture est le lieu de la cruauté, j'en suis convaincu. Proust écrit : « L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté ». Quand on écrit vraiment, on ne peut pas éviter de faire souffrir. Il faut en demander pardon à l'avance à ceux qu'on fera souffrir. Mais, écrirait-on, si l'on n'avait pas quelqu'un à faire souffrir ? Écrire, c'est montrer en temps réel la fatalité cruelle qui sourd des phrases.

Ce qu'il faut, dans un roman, c'est que les phrases soient d'authentiques personnages, autant que les personnages sont des phrases et des phrases et des anti-phrases qui se multiplient elles-mêmes, qui se reproduisent, en quelque sorte automatiquement (ou naturellement), par un phénomène quasi sexuel. La sexualité n'est pas seulement le mode de reproduction de l'espèce humaine, elle est aussi au principe de la (re)production littéraire. Il faut que les phrases convergent en personnages

jeudi 30 mai 2019

La Grande Soustraction


Je vous souhaite d'avoir des envies de meurtre. Il n'y a rien de plus motivant que cette passion-là, dans la vie, l'enlever. Les grands criminels devraient être donnés en exemple. Les femmes ne s'y trompent pas, qui en tombent amoureuses. Ce sont les écologistes, qui m'étonnent. Ne voient-ils pas, ces idiots, que les criminels font un travail indispensable, bien que trop souvent modeste. Les femmes ne peuvent pas être écologistes : elles n'aiment pas beaucoup tuer, et de plus elles donnent la vie. Elles ne sont pas écologistes, mais elles tombent amoureuses des vrais écologistes. Le monde est bien fait. Elles ne tombent pas amoureuses des écolos à la petite semaine, de ceux qui nous emmerdent avec leur tri sélectif et leurs visions apocalyptiques, non, elles tombent amoureuses de ceux qui, sans rien dire, mettent la main à la pâte. Les criminels ne nous emmerdent pas avec des théories fumeuses, eux. Ils font ce pour quoi ils sont faits, sans se raconter d'histoire. Ils retranchent. Tout le monde sait qu'on est trop nombreux. C'est un secret de polichinelle. Tout le monde le sait, mais personne n'ose faire ce qu'il faut pour maintenir (ou rétablir) l'équilibre précaire dans lequel les humains se trouvent, sur Terre. Il y a bien de temps en temps des génocidaires qui se dévouent, mais ils sont très mal vus, car toujours, avant de se mettre à l'ouvrage, ils ont besoin d'élaborer des idéologies délirantes qui les déconsidèrent complètement. Aucun des grands génocidaires de l'histoire ne s'est pointé en disant : Bon, faut faire un peu de place, alors je m'y colle. J'ignore pourquoi, mais il faut bien constater qu'ils se croient toujours obligés de se justifier de manière complètement débile. Tel peuple est louche, tel autre a des manières qui détonnent, et cet autre encore a fait dans le passé des choses pas très claires. Toutes ces justifications tirées par les cheveux créent des rancunes, des désirs de vengeance, ce qui est bien naturel. Elles créent aussi des tragédies, et parfois d'excellentes, et ça c'est plutôt bien, mais enfin, tout ça c'est un peu du bricolage et, à force, c'est un peu lassant, à mon avis. Il faudrait un peu plus de créativité et de variété dans le choix des victimes. C'est pourquoi je pense qu'il faut laisser libre court à l'imagination et aux névroses des assassins. Pour celui-là, ce sont les brunes de vingt ans, pour celui-ci, les mères de famille avec un peu d'embonpoint, pour un troisième les blondes à l'accent slave, que sais-je encore… Pourquoi pas ? Si nous laissons les criminels se déterminer en fonction de leurs goûts, je pense que les choses finiront pas trouver un point d'équilibre naturel. Comme on dit familièrement, il y en aura pour tous les goûts. L'important n'est pas là. L'important est la soustraction que les criminels opèrent dans la population. Vous allez sans doute me dire que c'est dérisoire, que c'est loin de suffire, que c'est du travail d'amateur. Certes ! Mais ne décourageons pas les bonnes volontés. Chacun fait un petit peu, à sa place, et les vaches seront mieux traitées. Et puis cela n'empêche évidemment pas le travail à plus grande échelle. La maladie, la pollution, les laboratoires pharmaceutiques, et les inévitables guerres, sans oublier la bagnole, l'avion, le train, enfin tous les moyens de transport. Il faut voir les choses dans leur ensemble. Personne ne peut faire tout le travail. Il s'agit de collaborer, de manière plus ou moins consciente, au rétablissement de l'équilibre. N'oublions pas que Dieu refuse de s'en mêler, et ses raisons me semblent tout à fait recevables. 

Je sais bien que la raison souvent s'oppose à la morale. C'est le grand problème auquel nous sommes confrontés ici. D'un côté tout le monde sait bien qu'il faut zigouiller le plus possible, que c'est une question de survie, et de l'autre, cela semble difficilement admissible pour les êtres moraux que nous sommes. La raison nous pousse dans les bras des assassins, la morale dans ceux de la Justice. Mais la contradiction n'est peut-être qu'apparente. La grande œuvre de notre temps consisterait à faire se rejoindre morale et nécessité, d'un point de vue supérieur. Le temps de l'Addition est derrière nous. Je ne dis pas qu'il n'était pas nécessaire, je ne dis pas que peupler la Terre n'était pas un grand projet, je dis que les temps ont changé. Nous sommes allés trop vite, nous sommes allés trop loin. À quel moment le point d'équilibre a été atteint, je l'ignore, mais ce que je sais est que nous l'avons dépassé. L'humanisme a changé de polarité, c'est tout. Il faut en prendre acte. Calmement. Sans passion. Le temps de la Soustraction est venu. La morale doit s'adapter au temps dans lequel nous vivons, sinon ce n'est plus de la morale, mais une perversion comme une autre.

Pas trop triste

« Des idées de musique pour une cérémonie d'adieu ? Pas trop triste s'il vous plaît »

En réponse, ce commentaire : « Opening de philip Glass »

Toute l'horreur de l'époque en vingt mots…

(Pour un cimetière des moches mots)

Bouquin malin à bosse
T'es pas du tout mon pote ;
Même si ça sert d'os,
T'as plus du tout la cote.

CO2

Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon CO2. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon CO2, coquin… (il se prend lui-même le bras.) Ah ! C’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! Mon pauvre CO2, mon pauvre CO2, mon cher ami ! On m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher CO2, ou en m’apprenant qui l’a pris? Euh ? Que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! De quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon CO2, je me pendrai moi-même après.

Allo !

Les détenus de la prison de Sacramento réinventent le mail, le téléphone et le pneumatique.

Ils se parlent et échangent des messages à travers les conduits des toilettes. Il faut d'abord écoper l'eau qui stagne dans la cuvette, puis confectionner, avec des gobelets en plastique ou avec des rouleaux de PQ, un cornet acoustique qui servira d'amplificateur sonore. Pour les lettres ou les paquets (ou les messages avec pièces jointes), on se sert d'une corde à nœuds qui peut transporter les objets d'étage à étage. La numérotation s'effectue en frappant les tuyaux avec des rythmes qui indiquent la personne qu'on cherche à joindre. Il y a même du SPAM (et là, ce n'est vraiment pas drôle !).

Rire

Le rire qui sert à montrer qu'on est plus intelligent que celui qui ne rit pas est le signe indiscutable de la bêtise.

Isme

Le doyen de la faculté de droit d'Harvard a été démis de ses fonctions parce qu'il fait partie des avocats d'Harvey Weinstien.

Comment s'est-il défendu, ce brave doyen ? « Je suis noir, et on m'en veut parce que je suis noir ! »
Accusé de sexisme, on s'en défend en accusant les accusateurs de racisme.

CQFD

Les Frères conversent

"Double silence plein la bouche"

Les voies de l'Eros chez Jérôme Vallet

"Sons orphelins, torchons musicaux, j'allais errant de l'un à l'autre" comme disait Michaux, jusqu'au jour où mes organes de captation sonore, que dis-je, mon appareil auditif aussi bien externe qu'interne, fut tout entier absorbé par la découverte et l'écoute de "Double silence" de Jérôme Vallet.
"Double silence plein la bouche" est une oeuvre que l'on peut qualifier de "musique concrète". C'est en tout cas la dénomination qu'a choisie de lui donner Jérôme Vallet, compositeur "polyphonique", musicien, écrivain et peintre. "Compositeur toutes matières" comme il se qualifie lui-même ! J'ai trouvé cette expression sous sa plume et je trouve qu'elle lui va très bien !

On dit souvent de Finnegans Wake que c'est un livre pour l'oreille, qu'il est destiné à être lu à haute voix et connu par la dimension du son; "Double silence",c'est un vaste espace sonore destiné aussi à être lu ! Pas n'importe quelle lecture ! Il y faut des clefs ! Le modeste auditeur que je suis ne voulait pas poursuivre cette entreprise seul !

Aussi, ai-je décidé d'en proposer une lecture écoute à une personne proche et beaucoup plus experte que moi. En voici le résultat sous forme de "conversation":(un terme qui ne peut pas déplaire à Jérôme Vallet)

-Première écoute du disque et première réflexion. "Musique concrète et électronique. Procédé: collage avec des voix qui sont autant d'instruments. Le texte est sans doute aussi important que la musique. Un chœur qu'il faut identifier. Lanceurs d'alerte peut-être. Recherchés par toutes les polices du dark net.

Cut up pour brouiller les pistes. Jeu dois encore me prendre au je et le réécouter.

-Prends ton temps !
-Deuxième écoute :"Les références sont innombrables. Mais au final, la musique n'est plus qu'un prétexte à entrer dans l'univers labyrinthe de sons et de mots de Jérôme Vallet
C'est à première vue aux antipodes de Burroughs. Les références renvoient non sans humour à des classiques de la musique, la littérature et de la poésie.
Vallet n'est pas un clochard céleste, un beatnik qui nique sa muse à l'arbalète ( il n'est pas Suisse, pas soixante- huitard), mais haut-savoyard). Il est un...classique contemporain.
-Burroughs détestait la musique et ne s'en cachait pas ! Jérôme Vallet se réfère beaucoup à Jean-Luc Godard dont il dit qu'il est le cinéaste qui a la meilleure oreille et qui prête le plus d'attention à ses bandes sons.
-Burroughs n'aimait pas la musique à l'exception de celle produite par ses seringues au moment du remplissage ( bruit de pompes à merde) ou de ses armes (roulement du barillet) ou de sa machine de marque... Burroughs pour la culture du narcissisme. Cela ne suffit pas en tout état de cause pour faire du Ligeti.
Mais je suppose que Burroughs était trop bouché pour faire autre chose que ce qu'il a fait sa vie durant: une bouillie de mots résolument atonale.
-Troisième écoute :Je pense avoir trouvé une des clés principales de cet opus, qui est le point d'orgue, double silence.
L'autre clé est évidemment dans les voix, le "plein la bouche", et "sous les lèvres". Il y a du Celan dans ce point d'orgue.
La dernière clé est dans le prolongement d'une citation d'Albert Cohen: "Les mots, ça console et ça venge." Double silence et point d'orgue, Il marque la fin de l'événement canonique comme dans l'art de la fugue de Bach. D'où l'indication apporté dans le "Oublions le futur, veux-tu."
Quant aux trois conversations, qui empruntent à l'opéra, ce sont autant d'arias da capo, de forme A et B et A. Elles suggèrent la dimension érotique de l'oeuvre "Vingt mille lieux sous tes lèvres" nous plongent dans les fonds utérins comme dans l'air de Ferrando "Un aura amarosa" dans Cosi fan tutte. Mais peut être valait-il mieux que cela reste ,au fond, loin des regards indiscrets.
-Quatrième écoute :Juste une précision concernant le point d'orgue. Selon les cas, il augmente du tiers ou de la moitié la durée de la note sur laquelle on le place. Comme il peut augmenter la durée du silence.
Chez Palestrina, le chœur double la valeur de la note de manière qu'elle diminue et s'éteigne tout à fait.
D'où la dimension humoristique de "Tais- toi, je t'en prie" et ""Richard, travaille!" . La mère rôde comme "Nature morte au violon". L'anti Œdipe s'emmêle les cordes.
-La statue du Commandeur où le contemporain aussitôt créé est poussé vers le passé.
Il y a une part de fantaisie aussi dans cette lecture.
-Au diable les références à la musique contemporaine. "La jeune femme et l'amour" est une thématique explorée depuis la nuit des temps. C'est une composition qui répond à certaines des règles de la discipline, avec des frontières même si on y parle aussi en allemand, en anglais, avec des voix d'hommes, des voix de femmes. Pas de castrats à ma connaissance, mais le baroque contemporain se plie aussi aux législations d'aujourd'hui. Quant à demain, Dieu est bien le seul qui sait.
-Je trouve cette oeuvre d'un raffinement très italien. Tu crois qu'on peut rapporter la conversation ?
-Excellente idée de restituer cela sous la forme - conversation - cela sonnera plus juste. Tu aurais pu ajouter d'autres commentaires pour le pluralisme. Au risque peut-être de faire songer à une tournante au niveau le plus sexuel et bestial du terme. Mais tu me dis qu'il n'y a pas ou peu de conversations autres. Normal, les gens polis ne parlent pas la bouche pleine en regardant le grand prix de l'Eurovision.

Conversation Jacques Balthazard & Stéphane Balthazard

Ad Patres

– Écoute, mon vieux, je pense que là, le mieux serait de t'envoyer ad patres, tu sais ! Il existe des solutions rapides et indolores, ne t'inquiète pas !

– Mais je n'ai qu'une migraine !!!

– Oui, oui, je sais bien, mais tu sais ce que c'est. On commence par se plaindre d'une migraine, et puis après c'est la vessie, et puis après le cœur, et finalement on termine comme un légume et on occupe un lit d'hôpital ! Non, crois-moi, c'est mieux pour tout le monde. Et puis pense un peu à ta femme… Elle est encore jeune. Elle peut se remarier et refaire sa vie, pour l'instant, mais dans dix ans, ce sera beaucoup plus compliqué !

– Oui, d'accord, mais je pourrais prendre un peu d'aspirine, peut-être ?

– Mais tu sais, l'aspirine, ce n'est pas sans danger ! Tu ne voudrais tout de même pas faire un AVC ?

Danser

J'en ai fait, des choses humiliantes et dégradantes, dans ma vie, mais danser, jamais !

Scies


La politique en France, en mai 2019, c'est le grand jeu de « l'idiot utile ». Tout le monde explique à chacun que s'il vote X, ça va faire le jeu de Y. Mais dans le même temps, Y explique à Z qu'il va faire le jeu de A, alors que B fait le jeu de C dans l'esprit de A.

Tous, ils « s'insultent d'idiot utile », ils n'ont plus que ce mot à la bouche, et même ceux qui pensent que vous êtes en train de vous « tirer une balle dans le pied », qui, pourtant, sont très nombreux, ne peuvent pas rivaliser.

Je me demande si se tirer une balle utile ne ferait pas le jeu du pied ?


Ligne claire

L'homme qui a écrit "La seconde carrière d'Adolf Hitler" ne pouvait pas cautionner une liste électorale dans laquelle la numéro 2 avait été prise en photo en prière devant une croix gammée. Cela, je le conçois parfaitement. Celui qui a théorisé le 'Remplacisme global' ne peut voir son nom associé à pareille image, certes. Et ce n'est pas seulement, ce n'est pas du tout une question de "réputation". C'eût été nier ou renier tout ce qu'il a écrit depuis vingt ans (et plus), ou, à tout le moins, en brouiller le sens auprès de ceux qui le lisent attentivement, comme c'est mon cas.

Pourtant, je ne voudrais surtout pas donner l'impression que je jette la pierre (c'est bien le cas de le dire, pour une qui a été prise en train de tracer des caractères dans le sable…) à Fiorina Lignier. Moi je n'ai rien écrit du tout, je n'ai rien théorisé, je me contente d'aller voter et de souffrir en silence, comme la plupart d'entre nous. Non seulement je ne lui jette pas la pierre, à cette jeune femme, mais je la trouve digne et courageuse. À vrai dire, qu'elle ait pu dessiner une croix gammée quand elle avait dix-huit ans et se faire photographier en prière devant elle sur une plage, ne me fait ni chaud ni froid. Je sais parfaitement que pour la jeune fille qu'elle était, ça n'avait aucun sens, si ce n'est celui, un peu idiot sans doute, de faire de la provocation devant ses amis. Elle a d'ailleurs dit ce qu'il fallait à ce sujet, et je la crois sur parole.

Je sais aussi qu'il existe indubitablement, qu'on le veuille ou non, une coupure générationnelle, qui partage les Français quant à cette question. Ces symboles, ces souvenirs, pour ceux qui sont nés avant les années 60, ont encore un poids et un sens impossibles à effacer, et ce poids et ce sens sont impossibles à transmettre, je le constate tous les jours. Je ne sais plus s'il faut absolument s'en désoler, je l'avoue. Quand nous sommes arrivés dans la vie, le nazisme était le Mal absolu, pour nos parents et pour nous : je me rappelle encore très précisément l'effroi que le syntagme "camps de concentration" faisait naître en nous. Depuis, on s'est aperçu que le Mal avait pris aussi d'autres formes, les génocides ou les tentatives de génocide ont fleuri un peu partout sur la planète, et la communication alliée à la déculturation a fait le reste. Notre époque, à nous les enfants d'après-guerre, était plus simple. Le Bien et le Mal étaient clairement distingués. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Est-ce que Renaud Camus a eu raison, ou tort, de quitter la Ligne claire ? Je suis incapable de répondre à cette question. Peut-être pourrais-je dire seulement que je comprends qu'il l'ait fait mais qu'il n'aurait pas dû. N'empêche. Sans lui, la forme, la perspective et le sens profond de ce combat ne seraient pas ce qu'ils sont. Il ne faudrait pas l'oublier. On peut juger que Renaud Camus n'est pas à sa place dans le combat politique, il ne s'en est d'ailleurs jamais caché. Le problème, pour moi en tout cas, c'est que le discours qu'il tient sur la réalité qui est la nôtre (et là, je ne fais pas allusion seulement au Grand Remplacement, mais à ce qu'il appelle le Petit Remplacement, le Remplacisme global), personne ne l'endosse. Tous les discours politiques que j'entends aujourd'hui sont incomplets. Ceux qui ont lu Du Sens comprendront de quoi je parle.


Boomers & Bambins

Il n'y a rien de plus dérisoire que les rodomontades et les déclarations enflammées de ceux qui accusent les générations qui les ont précédés de n'avoir pas su, de n'avoir pas vu, de n'avoir pas eu le courage de faire ce qu'eux, bien entendu, auraient fait s'ils avaient été à la place de leurs aïeux. Il n'y a rien de plus lâche que de se croire courageux à contretemps.


Merde

« Tocard, sans-couilles, pédé, écrivain-de-salon, tarlouze, enculé, raté, pleutre, prétentiard, égo-surdimensionné, châtelain, oisif, vieux-crapaud, arriviste, snobinard, enfumeur, lâche, révolutionnaire-de-boudoir, ordure, tireur-de-balle-dans-le-pied, pire-qu'Hitler, poète-de-mes-deux, pédocriminel, traître, buveur-de-thé, ennemi-des-chats, crypto-sioniste, bourgeois, égloguiste polymorphe, graphomane, promeneur-solitaire, peintre-du-dimanche, éconduit-de-France-Culture, adorateur-du-peuple-élu, bouffeur-de-saucisson, boomer-de-province, théoricien-de-l'extrême-droite, rétro-pétainiste, artiste-contemporain, sénateur-à-vapeur, fils-de-pute, aristo-sans-particule, brûleur-de-vaisseaux… »

On le voit, la culture de l'injure se porte bien en France, surtout quand elle s'adresse à un écrivain isolé et sans pouvoir qui pour son pays se démène sans compter depuis quinze ans, qui a écrit quinze livres fondamentaux sur notre situation, qui a permis à des milliers de Français paumés de mettre des mots et une pensée sur un phénomène gigantesque et extraordinaire dont personne ne parlait avant lui, et qui le fait sans aucun bénéfice personnel. Rien ne lui aura été épargné. Trop tôt, trop tard, trop ceci, pas assez cela, pas un jour sans que la cuve à merde ne lui tombe sur la tête. Même les tard-venus – mais vous me direz que c'est la coutume –, ceux qui n'ont pas bougé le petit doigt jusqu'à présent, trouvent qu'il n'y a rien de plus urgent que de le critiquer, rien de plus nécessaire que de l'insulter, rien de plus fun que de lui cracher dessus, et de ressortir les vieux dossiers pourris des officines de tarés professionnels.

C'est chouette, la politique ! Et même au plus haut du Siel, là, on sent bien qu'ils sont trop heureux d'être débarrassés de l'intello de service qu'a plongé au milieu du gué, alors qu'ils étaient en passe de se poser sur l'Hudson sous les acclamations des cathos en extase.

Et c'est là qu'on va voir rappliquer tous les camusiens canal historique, qui vont nous rappeler avec des plissements de bouche un peu dégoûtés qu'ils l'avaient bien dit, qu'un écrivain forcément se fourvoie dans le marigot politique, et que Renaud Camus avait tourné, aussi mal qu'un lait oublié sur un coin de tablette.

À tous ceux-là, je leur dis merde. Je leur dis merde et je lui dis merci. Sans état d'âme et avec le sourire. Merci Monsieur, merci Maître. Grâce à vos livres, grâce à votre humour, et grâce à votre esprit, on est, je suis, un peu moins bête, un peu moins absent au réel, un peu mieux vivant, et même s'il faut crever la gueule ouverte dans quelque temps, je ne regrette rien, c'était bien d'essayer de vous suivre dans cette aventure. On aura beaucoup appris.

Vive la France.

Allure

Les êtres ne nous approchent pas tous à la même allure. Certains se dévoilent immédiatement, livrent en quelque sorte tous leurs secrets d'un coup, alors que d'autres mettent du temps à se révéler.

Tous

Ils sont : Tous contre les bobos, tous contre la bien-pensance, tous contre la connerie, tous contre le mauvais-goût, tous contre l'anti-France, tous contre les traîtres, tous contre les salauds, tous contre les lâches.

Normalement, nous devrions vivre au paradis.


Faire de la politique

Pour faire de la politique, il faut avoir quelques défauts, bien sûr, mais la seule qualité indispensable est l'absence de mémoire.


Tunnels

« J’ai eu hier un appel téléphonique de Karim Ouchikh, et une conversation d’une heure avec lui. Suivant l’usage, il a parlé cinquante-cinq minutes et moi cinq — je me demande s’il en va de la sorte, chez lui, avec tout le monde, ou bien seulement dans ses échanges avec moi : on ne peut placer un mot qu’en l’interrompant, ce que je déteste faire. »

« La politique est une affaire de lucidité, de courage et de principe (mon parcours en témoigne largement), mais aussi de sang-froid, de lucidité et peut-être aussi et surtout d’esprit de corps (n’avons-nous pas "charge d’âmes" ?). »

Laisser Dieu décider

« Et puisque les parents de Vincent lambert sont croyants, pourquoi ne laissent-ils pas Dieu décider seul, sans faire intervenir à tout bout de champ la justice des hommes ??? »

Alerté par ce judicieux commentaire, j'ai immédiatement appelé Dieu pour lui demander ce qu'il convenait de faire de Vincent Lambert (comment n'y avions-nous pas pensé avant ?). Il m'a répondu qu'il avait autre chose à faire, et qu'il avait déjà bien assez de soucis avec les dernières élections européennes et son représentant sur Terre. C'est fou comme les humains sont exigeants et irresponsables. Si on les écoutait, on téléphonerait chaque semaine au Grand Architecte pour lui demander ce qu'on peut faire pour le Gulf Stream ou la flèche de Notre-Dame !

Du coup je ne lui ai même pas parlé de la nouvelle scie « du coup ». Ce sera pour mon prochain coup de fil. 

Réflexion

Après une nuit de réflexion, j'en suis arrivé à cette conclusion que je crois définitive :

Aux chiottes, le libre-arbitre !

Modes et Travaux

« Cuck », « Boomers », « PLS »…

Jamais je n'ai eu autant l'impression d'être dans un mauvais jeu vidéo écrit par des abrutis qui ne se rendent même pas compte à quel point ils sont aliénés – comme on disait de mon temps.

Inconséquent

JE SUIS UN CATHOLIQUE INCONSÉQUENT

Grand écart

En France et plus généralement en Occident, l'individu fait le grand écart entre lui-même et la Planète, entre le trop particulier et le trop général. Le sentiment d'appartenance et de solidarité à et envers des groupes moyens (commune, département, région, nation) a presque entièrement disparu – ne l'intéressent que le minuscule et l'immense, le quantique et le cosmique.

Des questions importantes

1. Peut-on à la fois étudier Napoléon (sérieusement, en tant qu'historien) et écouter Indochine ?

2. Comment réagissez-vous, lors de ce qu'il est convenu d'appeler "un chagrin d'amour" ? a) Vous faites tout pour vous en distraire, et pour le plus rapidement possible passer à autre chose. b) Vous ne voulez surtout pas que ce chagrin disparaisse.

3. Quel est l'art qui vous semble le plus haut, le plus profond, le plus essentiel ?

4.

mercredi 29 mai 2019

Registre national du refus

« ‪Il y a 37 ans, la sublime Romy Schneider nous quittait.‬ » Et au-dessous de ce "statut" Facebook, des smileys pleurnicheurs, et des « Elle était merveilleuse »… Je n'en peux plus.

Facebook, on n'en peut plus. Un tel déversement quotidien de bêtise vient à bout des meilleurs organismes. 

On pourrait presque tous les citer, les statuts Facebook… 98% des "statuts" (je ne me ferais jamais à ce mot) sont de cet ordre-là, et encore, ils ne sont rien à côté des "commentaires".

Tiens, par exemple, ce petit dialogue, sous une photo de profil :
– L'Homme : Pas assez souriante 😂😅😋😘
– La Femme : Je ne suis pas une femme Souriante C'est ma gueule !
– moui mais tu a le regard grave...
– Certes Je suis comme ça Grave de légèreté Et légèrement grave
– Joliment dit
– C pas ma photo préféré alors...
– Sûrement Mais c'est elle qui me représente le mieux
– sauvage
– Vouala Tout est dit Un puma
– Une prédatrice sensible...
– Rien que ça !? Vu comme je reste dans ma tanière Ça risque pas d'arriver, pour le côté "prédatrice"!
– je vous sortirai de votre tanière Pour un cigare et un Martini
– Peut être
– on verra
– Voilà

Le ridicule achevé des commentaires et des commentateurs politiques… 

Jour après jour, ils ne se lassent jamais, ils tapent toujours sur les mêmes cibles, avec une opiniâtreté de mulet sans mémoire. Ils l'ont fait la veille, mais ils ont sans doute oublié, alors il faut le refaire aujourd'hui, et surtout demain. Attali, BHL, Brigitte Macron, etc. On pourrait dresser des listes interminables de ces appâts irrésistibles, véritables chiffons rouges pour les taureaux numériques qui se pressent en cette arène. À deux ou trois exceptions près, on ne regrettera pas cette presse. 

Hier-soir, j'ai déposé un petit texte idiot, qui, bien sûr, a eu beaucoup de succès. On peut être certain que tout ce qui est liké est mauvais. 

Et l'autre, qui donne du "Cher ami" à Renaud Camus. C'est inouï. Cher ami, à l'un des grands écrivains français, qui a soixante-treize ans, alors que lui en a cinquante. Pourquoi pas "cher collègue", pendant qu'il y est ? Plouc et replouc. 

Le déménagement secret de mon blog a de grands avantages. L'un de ceux-là est qu'ENFIN je suis débarrassé des lecteurs qui venaient de chez Didier Goux. Ils n'ont pas retrouvé ma trace : quel soulagement ! 

Je viens de recevoir ceci, par mail, qui est tout à fait extraordinaire : « Vous avez effectué une demande d'inscription sur le registre national du refus. Après vérification des pièces fournies, votre demande est validée. » Il s'agit de refuser de donner ses organes, bien entendu, mais je trouve que la proposition s'applique merveilleusement à mon état d'esprit du moment, quant à la vie. Je suis donc inscrit dans le Grand Livre du Refus. Ouf ! Il était temps !

Jésus s’était rendu au mont des Oliviers ; de bon matin, il retourna au temple de Jérusalem. Comme tout le peuple venait à lui, il s’assit et se mit à enseigner. Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme qu’on avait surprise en train de dessiner une croix gammée sur une plage. Ils la font avancer, et disent à Jésus : « Maître, cette femme a été prise en flagrant délit de blasphème. Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ? » Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus s’était baissé et, du doigt, il traçait des traits sur le sol. Comme on persistait à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre. » Et il se baissa de nouveau pour tracer des traits sur le sol. Quant à eux, sur cette réponse, ils s’en allèrent l’un après l’autre, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme en face de lui. Il se redressa et lui demanda : « Femme, où sont-ils donc? Alors, personne ne t’a condamnée ? » Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »

« ces jours derniers, j’ai été très pris, et, me trouvant entre deux villes et deux trains, je me suis tenu éloigné des réseaux sociaux – mais j’ai pu voir la photo de Fiorina Lignier : j’approuve totalement votre décision de vous retirer de La Ligne Claire. Je ne veux moi-même rien avoir en commun avec cette frange-là du « milieu natio », ses réflexes antisémites et son folklore nazi. Ces choses-là ne me font pas rire : mon grand homme est depuis toujours celui du 18-Juin, et la Résistance ma seule référence. » Moi, moi, moi… Quand on publie une lettre ouverte en soutien à quelqu'un d'autre, on ne parle pas de soi, ou le moins possible.

Plouc.

« J’ai simultanément découvert les attaques répugnantes dont vous faisiez l’objet. J’ai publié dans l’urgence sur Facebook quelques lignes pour dire ce que j’en pensais : ce n’était pas assez, et j’aurais voulu livrer un texte plus fourni – mais j’ai dû encore disparaître quelques jours. » Je, je, je…

Replouc.

Et ça, encore : « Quand j’ai réapparu, ce fut la seconde photo, celle d’une colistière faisant un salut nazi ; et de nouvelles injures contre vous, d’une spectaculaire hideur (j’ai bien vu que j’étais un amateur, avec mes grossièretés à l’égard de Mme Schiappa). Cette fois, c’est comme si le voile se déchirait : on ne minimisait pas le nazisme, on vivait dans sa mythologie. Ainsi, c’étaient eux, les militants qui disaient vouloir nous suivre, nous aider, nous soutenir : des Sections d’Assaut de réseaux sociaux. Jamais je ne me serais engagé à figurer sur cette liste si j’avais su que j’aurais affaire à eux, qui ont paru n’attendre que ce moment pour révéler leur vraie nature. »

Pour faire un bon mot (les « Sections d’Assaut de réseaux sociaux ») il perd la vérité en cours de route – la vérité mais pas son personnage… Comme il est avantageux de forcer la réalité pour se peindre soi-même en héros trahi ! Il faut néanmoins reconnaître que l'écrivain-qui-n'est-pas-écrivain est un peu petit bras, si on le compare à un Karim Ouchikh, capable d'écrire tranquillement : « La politique est une affaire de lucidité, de courage et de principe (mon parcours en témoigne largement), mais aussi de sang-froid, de lucidité et peut-être aussi et surtout d’esprit de corps (n’avons-nous pas "charge d’âmes" ?). »

De cette lettre ouverte, je ne sauve que le deuxième et le dernier paragraphes.

Un troisième chat a fait son apparition aujourd'hui, au jardin. Il est gris, et très maigre. Moins craintif que les autres, il est venu se faire caresser. Je lui ai donné un peu de pâté. C'est amusant, il y a trois chats qui me rendent régulièrement visite : un tout blanc, un tout noir, et un tout gris. Non, j'oublie le quatrième, qui est tigré, mais lui, c'est un chat domestique, bien nourri, bien propre, et qui sent bon. Les trois autres sont à l'évidence des chats qui doivent se débrouiller seuls pour se nourrir. Le noir est d'ailleurs assez voleur pour se faufiler dans ma cuisine quand je laisse la fenêtre ouverte. Ils sont perpétuellement aux aguets, le noir et le blanc ne font confiance à personne. On les sent toujours sur la brèche. Pour eux, la vie est un combat incessant. Le gris est un peu plus abordable, bien que très méfiant. Est-ce pour cette raison que c'est le plus maigre des trois ? Ils ont chacun leur personnalité : le noir est le plus hostile, le plus dur, le blanc le plus craintif, et le gris semble le moins expérimenté.

Comme toujours quand je décide de quitter un lieu, une institution, une famille, un clan, une profession, je ressens un soulagement intense. Je ne suis pas fait pour appartenir. Tous ceux qui publient des livres (je ne parle pas de ceux qui en écrivent, mais de ceux qui en publient) ont lutté pour appartenir à la famille des écrivains. Je comprends qu'on ait envie d'en faire partie, mais je sais aussi qu'une fois admis dans le cénacle, il faut absolument s'en aller. La place qu'on occupe ne peut pas être neutre. On veut le croire, très souvent, mais ce n'est pas vrai. Il faudrait pouvoir faire sans être, et être sans faire, mais c'est malheureusement impossible dans la vie réelle, dans la vie sociale.

On aime beaucoup parler de la taqîya des musulmans, bien réelle, mais il existe aussi une taqîya des jeunes nostalgiques du IIIe Reich qui ont trouvé abri dans la "fachosphère", je m'en aperçois aujourd'hui, un peu tard. Les vieux, eux, ne s'en cachent pas, mais leurs descendants sont plus malins et plus prudents. Ils fanfaronnent volontiers en se disant fascistes, mais en revanche, ils sont beaucoup plus discrets quand il s'agit de se revendiquer du national-socialisme.

Romy Schneider… Quand je pense qu'elle était chez Brialy, dans son appartement de la place des Vosges, quand j'allais rendre visite à Tante Glyne, en face… Elle aussi était inscrite sur le Grand Livre du Refus.

vendredi 17 mai 2019

14h53

« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)


Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux. 

J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…

Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…

Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des illuminations, au risque du sens. Des trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était  : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…

Je suis vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.

Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?

Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.

"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.

Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase, la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.

Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser.  Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.

Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.

Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage. 

 Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.

Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.

Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.

Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.

« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)

1-5-3-3 [12]

1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]

Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…

Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con.  Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.

Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.

Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.

Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.

Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.

Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison. 

Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…

Schubert !

Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.

C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.

Schubert !

Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.

En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !

« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.

Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit.