Les voies de l'Eros chez Jérôme Vallet
"Sons orphelins, torchons musicaux, j'allais errant de l'un à l'autre" comme disait Michaux, jusqu'au jour où mes organes de captation sonore, que dis-je, mon appareil auditif aussi bien externe qu'interne, fut tout entier absorbé par la découverte et l'écoute de "Double silence" de Jérôme Vallet.
"Double silence plein la bouche" est une oeuvre que l'on peut qualifier de "musique concrète". C'est en tout cas la dénomination qu'a choisie de lui donner Jérôme Vallet, compositeur "polyphonique", musicien, écrivain et peintre. "Compositeur toutes matières" comme il se qualifie lui-même ! J'ai trouvé cette expression sous sa plume et je trouve qu'elle lui va très bien !
On dit souvent de Finnegans Wake que c'est un livre pour l'oreille, qu'il est destiné à être lu à haute voix et connu par la dimension du son; "Double silence",c'est un vaste espace sonore destiné aussi à être lu ! Pas n'importe quelle lecture ! Il y faut des clefs ! Le modeste auditeur que je suis ne voulait pas poursuivre cette entreprise seul !
Aussi, ai-je décidé d'en proposer une lecture écoute à une personne proche et beaucoup plus experte que moi. En voici le résultat sous forme de "conversation":(un terme qui ne peut pas déplaire à Jérôme Vallet)
-Première écoute du disque et première réflexion. "Musique concrète et électronique. Procédé: collage avec des voix qui sont autant d'instruments. Le texte est sans doute aussi important que la musique. Un chœur qu'il faut identifier. Lanceurs d'alerte peut-être. Recherchés par toutes les polices du dark net.
Cut up pour brouiller les pistes. Jeu dois encore me prendre au je et le réécouter.
-Prends ton temps !
-Deuxième écoute :"Les références sont innombrables. Mais au final, la musique n'est plus qu'un prétexte à entrer dans l'univers labyrinthe de sons et de mots de Jérôme Vallet
C'est à première vue aux antipodes de Burroughs. Les références renvoient non sans humour à des classiques de la musique, la littérature et de la poésie.
Vallet n'est pas un clochard céleste, un beatnik qui nique sa muse à l'arbalète ( il n'est pas Suisse, pas soixante- huitard), mais haut-savoyard). Il est un...classique contemporain.
-Burroughs détestait la musique et ne s'en cachait pas ! Jérôme Vallet se réfère beaucoup à Jean-Luc Godard dont il dit qu'il est le cinéaste qui a la meilleure oreille et qui prête le plus d'attention à ses bandes sons.
-Burroughs n'aimait pas la musique à l'exception de celle produite par ses seringues au moment du remplissage ( bruit de pompes à merde) ou de ses armes (roulement du barillet) ou de sa machine de marque... Burroughs pour la culture du narcissisme. Cela ne suffit pas en tout état de cause pour faire du Ligeti.
Mais je suppose que Burroughs était trop bouché pour faire autre chose que ce qu'il a fait sa vie durant: une bouillie de mots résolument atonale.
-Troisième écoute :Je pense avoir trouvé une des clés principales de cet opus, qui est le point d'orgue, double silence.
L'autre clé est évidemment dans les voix, le "plein la bouche", et "sous les lèvres". Il y a du Celan dans ce point d'orgue.
La dernière clé est dans le prolongement d'une citation d'Albert Cohen: "Les mots, ça console et ça venge." Double silence et point d'orgue, Il marque la fin de l'événement canonique comme dans l'art de la fugue de Bach. D'où l'indication apporté dans le "Oublions le futur, veux-tu."
Quant aux trois conversations, qui empruntent à l'opéra, ce sont autant d'arias da capo, de forme A et B et A. Elles suggèrent la dimension érotique de l'oeuvre "Vingt mille lieux sous tes lèvres" nous plongent dans les fonds utérins comme dans l'air de Ferrando "Un aura amarosa" dans Cosi fan tutte. Mais peut être valait-il mieux que cela reste ,au fond, loin des regards indiscrets.
-Quatrième écoute :Juste une précision concernant le point d'orgue. Selon les cas, il augmente du tiers ou de la moitié la durée de la note sur laquelle on le place. Comme il peut augmenter la durée du silence.
Chez Palestrina, le chœur double la valeur de la note de manière qu'elle diminue et s'éteigne tout à fait.
D'où la dimension humoristique de "Tais- toi, je t'en prie" et ""Richard, travaille!" . La mère rôde comme "Nature morte au violon". L'anti Œdipe s'emmêle les cordes.
-La statue du Commandeur où le contemporain aussitôt créé est poussé vers le passé.
Il y a une part de fantaisie aussi dans cette lecture.
-Au diable les références à la musique contemporaine. "La jeune femme et l'amour" est une thématique explorée depuis la nuit des temps. C'est une composition qui répond à certaines des règles de la discipline, avec des frontières même si on y parle aussi en allemand, en anglais, avec des voix d'hommes, des voix de femmes. Pas de castrats à ma connaissance, mais le baroque contemporain se plie aussi aux législations d'aujourd'hui. Quant à demain, Dieu est bien le seul qui sait.
-Je trouve cette oeuvre d'un raffinement très italien. Tu crois qu'on peut rapporter la conversation ?
-Excellente idée de restituer cela sous la forme - conversation - cela sonnera plus juste. Tu aurais pu ajouter d'autres commentaires pour le pluralisme. Au risque peut-être de faire songer à une tournante au niveau le plus sexuel et bestial du terme. Mais tu me dis qu'il n'y a pas ou peu de conversations autres. Normal, les gens polis ne parlent pas la bouche pleine en regardant le grand prix de l'Eurovision.
Conversation Jacques Balthazard & Stéphane Balthazard