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vendredi 17 mai 2019

14h53

« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)


Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux. 

J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…

Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…

Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des illuminations, au risque du sens. Des trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était  : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…

Je suis vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.

Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?

Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.

"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.

Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase, la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.

Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser.  Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.

Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.

Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage. 

 Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.

Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.

Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.

Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.

« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)

1-5-3-3 [12]

1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]

Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…

Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con.  Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.

Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.

Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.

Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.

Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.

Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison. 

Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…

Schubert !

Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.

C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.

Schubert !

Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.

En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !

« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.

Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit. 

vendredi 12 avril 2019

Cryolipolyse

Eaux profondes… La baleine bleue. Trente mètres, deux cents tonnes. C'est LA forme, il n'y en a pas d'autres. Le temps perdu est énorme, on le voit dans son  sillage, quand elle referme les cuisses. 

Cette imbécile va se faire charcuter le ventre alors qu'elle a le ventre le plus adorablement sexy que je connaisse. Les femmes ne méritent pas qu'on se fasse du souci pour elles. 

C'est parfois désespérant, de se dire qu'il n'y a jamais de hasard, dans l'harmonie musicale… On retombe toujours sur ses pieds. On se trouve à l'intérieur d'un cercle dont il est impossible de sortir. 

Cryolipolyse… On croirait le nom d'une folle en cheveux, suspendue à des cintres, en Roumanie. En veux-tu, de l’hyperplasie adipeuse paradoxale, qui provoque une augmentation irréversible du volume de graisse au lieu de le réduire ? En veux-tu, de l'hématome bien bleu, bien noir, bien tuméfié ? Baleine au creux du ventre. Si au moins elle aimait Bach, on pourrait relativiser. 

Proposition n° 101 : que toute femme soit assujettie à l'obligation de demander la permission à un homme de se faire charcuter les chairs. « Mon corps m'appartient ! » Ferme-la, tu ne sais pas de quoi tu parles ! 

J'ai envie d'asperges.

J'ai fait des rillettes.

Signaler, signifier, sinusite, sinistre, Intermezzo de Brahms par Glenn Gould (présent de lecteurs, via Jérôme Vallet). Sur l'autoroute ?

Du bon pain. Un croissant. Elle est jolie, cette Solveig Mineo ! On se retrouve à l'intérieur d'un sexe dont il est impossible de sortir. On bute sur les fonctions de dominante, de sensible, et alors la sixte napolitaine, je ne vous en parle même pas. La tonique est plus que tonale. Vas-tu finir en majeur ou en mineur ? Ça sent le poison. Je suis ton poisson-lanterne. Laisse-moi infiltrer ta manifestation. Nous irons grossir les bancs de poissons-chats. Elle me parle depuis sa voiture. La voix lointaine, un peu tendue, exagérée. Elle n'est pas dominante, c'est peut-être ça le problème. Elle n'est pas sensible non plus. Tout ce qu'on peut dire, c'est : elle n'est pas là. Baleine bleue dans la ville, elle frotte le fond, elle trace une route liquide. Lucienne, j'aime que tu sois vide. Oh bien sûr, elle va tout de suite protester. Elle, vide, et puis quoi encore ? Elle a-donné-la-vie. Par exemple. Elle a porté des enfants. Elle a été professeur, proférante, amoureuse, soumise, rebelle, variée, tringlée, effacée, reluquée, prise et reprise, éduquante, parcheminée, délaissée, épousée, refusée, ignorée, traversée, photographiée, désirée. Note en bas de page : elle n'écrit pas. Rubempré, Madame de, Esther. On en a déjà parlé. À quoi bon raconter ? Intouchable, je vous dis. Elle est de la caste. « Si vous ne voulez pas qu'on vous tire sur la culotte, ne devenez pas mannequin. »

Je l'effacerais bien, mais je n'ai pas la gomme adéquate…

Allons acheter un peu de whisky. On verra ça plus tard. 

mercredi 21 novembre 2018

In a silent way




C'est une reine. Son nom est écrit haut dans le ciel, où se trouve la turbulence de cette femme. Mais à l'endroit où pourrait se trouver cette effervescence, je ne vois rien. On n'a pas les yeux assez ouverts. Quand on ne dit pas aux gens qu'on aime ce qu'on pense d'eux, pour ne pas qu'ils nous aiment moins, on prend le risque, bien plus grave, de s'en faire un jour haïr pour ne pas leur avoir dit la vérité – qu'ils avaient le droit de connaître. Il a envie de jeter l'encre. (Il a remarqué que les initiales de son nom composent le pronom personnel à la troisième personne du masculin, celui que Benveniste appelait la "non-personne", alors que son prénom se termine par ce même pronom mais au genre féminin.)

Beryl 614 : Un espion, voyez-vous, doit écrire tout ce qu'il fait, et tout ce qu'il a l'intention de faire, en permanence. Il écrit sur la manipulation de la source qu'il traite, sur ce qu'il apprend d'elle, de sa vie, de ses relations sociales – en plus des renseignements qu'il obtient. Cette masse de documents écrits permet à ceux qui sont chargés à Paris du contrôle de l'officier traitant sur le terrain de vérifier que tout se passe bien. Car parfois l'agent sur le terrain est le nez dans le guidon, et n'a pas le recul nécessaire pour prendre les bonnes décisions, parce qu'il est trop impliqué émotionnellement dans l'affaire. Eh bien, si l'agent avait un peu plus écrit sur ses opérations en cours, les contrôleurs se seraient plus rapidement aperçu que quelque chose ne tournait pas rond, dès le départ ; simplement en compulsant les archives, en relevant les incongruités, les trous dans le récit, les incohérences temporelles, etc. Mais ce sont les dérapages qui sont intéressants, quand rien ne se déroule comme prévu, que tout va de travers. (…) Or, quand vous commencez à mentir de la sorte, à inventer un tout autre récit, il y a un déclic qui se fait. Je ne sais pas si l'auteur a conscience de la justesse de cet élément narratif, qui est à la base de l'histoire de son personnage principal, car j'ai connu moi-même un camarade en mission clandestine qui a caché sa liaison amoureuse avec une femme rencontrée sur place.

Diverses puissances nous habitent : Peur, Intelligence, Fureur, Volonté, Douleur, Mort – et l'Inconscient, qui est peut-être une synthèse en rebond de tout cela. Je sais que je suis intelligente, mais je ne sais pas appliquer mon intelligence à la vie. D'une ode je fais un épisode. Intelligence et désir sont disjoints, ne trouvent pas le point fécond, où ils pourraient se conjuguer en moi. Plutôt qu'un contrepoint, c'est un organum qui informe mes nerfs. Désir et intelligence suivent le même cours, en parallèle, et ne se rejoignent qu'à l'infini, sans connaître de résolution, sans se rencontrer. Je ne supporte pas ce regard sur moi. C'est trop lourd. Je m'affaisse, quand je sens ça. Ça m'écrase. Je suis menue, moi, je ne suis pas un char d'assaut. Glamour, élégante, soignée. Oui, parfaitement, je fais attention à mon apparence, et alors ? Ça ne fait pas de moi un monstre, que je sache. C'est plutôt elles qui sont des monstres, ces pouffes de gauche qui sentent le patchouli rance et tricotent leurs pulls informes en grosse laine naturelle, leurs lunettes en pendentif. Elles passent leur temps à faire des "événements déco", et à me surveiller du coin de l'œil, quand elles ne s'occupent pas de leurs intestins. Il est lui aussi issu d'une famille de sept enfants, avec des jumeaux. Il a pris la place d'un de ces jumeaux mort. Veut prendre la place de mon fils mort ? Non, il ne me prend pas pour sa mère. Mais pourtant, je sens qu'il cherche à combler quelque chose en moi. S'il ne regrette que mon trou du cul, c'est vraiment un trou du cul ! Il me juge en permanence, il n'est jamais content, toujours grognon. Je veux être heureuse, moi, c'est pas interdit, ça ? Je lui fais des cadeaux, il m'engueule, je me donne à lui, il trouve à redire. Même quand on baise, je sens bien qu'il n'est pas complètement satisfait. C'est dingue ! Quand je parle, je parle mal. Quand j'écris, ça ne va pas. Ma voix, ça ne va pas. Ça me bloque complètement. Je dépense trop pour mes cheveux, je suis futile, je passe trop de temps dans mon bain, je ne fais pas assez attention à ceci, à cela, je ne réagis pas assez vite, je ne m'intéresse pas assez à lui, je suis stéréotypée, je ne comprends pas ce que je lis… Et après c'est moi qui suis égocentrique ? On dirait qu'il ne veut pas qu'on l'aime, qu'il fait tout pour se faire détester. Je suis désolée mais en terme de pénibilité et de stress, j'ai assez donné. Les enfants, le boulot de merde chez les gauchos, le mari, la belle-famille, les insomnies, le dos pourri, c'est bon, quoi. J'aspire juste à un peu de joie et de calme, c'est pas trop demander, si ? Je n'ai de comptes à rendre à personne. Je n'ai pas à rougir de ma vie. J'ai fait de beaux enfants, j'ai mené ma barque, j'ai l'estime de mes supérieurs, et je ne ressemble pas à une vieille peau acariâtre et pleine de ressentiments, c'est nul, ça ? Il me presse comme un citron. Ça m'épuise. D'accord, il est intelligent, il a du talent, et il n'est pas banal, mais je n'en peux plus de ses récriminations perpétuelles. Je me lézarde, à force. Il a besoin de toxines, il a besoin de conflit, de tension, il est soupe-au-lait, susceptible, irritable, mal embouché, jaloux. Une fois sur deux, il me raccroche au nez. Et moi, bonne poire, je l'appelle tous les jours, je me fais du souci, j'essaie de savoir comment il se débrouille, parce que sa vie, franchement, c'est limite. C'est absurde. On me dit qu'il est nocif, mais c'est vrai ! Suis-je plutôt philosophe ou plutôt philologue ? Philologue, incontestablement. Ce n'est pas la sagesse, que j'aime, c'est le logos. Les actes ne s'annulent pas les uns les autres : la pire action n'est pas en mesure d'effacer la meilleure. Le philosophe tente de trouver une issue aux apories, quand le philologue se contente de suivre la trame de la parole jusqu'à son terme, sans vouloir être plus intelligent que le récit. J'aime tellement Flaubert, dont la phrase est le fin mot de l'histoire. Montaigne ! Voilà l'auteur qu'il devrait lire, au lieu de se suçoter le ciboulot avec Davila ou Pierre Michon. Il veut être cohérent, mais il ne l'est pas plus que moi. Si j'avais voulu, je l'aurais passé, cette agrègue… J'ai pas voulu, c'est tout. Je suis désolée, mais il n'a pas à raconter toutes ces saloperies sur moi. La meilleure action n'est pas en mesure d'effacer la pire. La philologie c'est par là qu'il croit me tenir. Il lit, il écrit, très vite, il bricole dans son coin, c'est comme une toile d'araignée qu'il brode autour de moi, je me sens prise au piège. Qu'il relise Montaigne ! Il passe du meilleur au pire, je ne sais jamais où il est, il m'aveugle de son encre. Quand je pense qu'il avait fait lire à Jean la lettre qu'il m'a envoyée ! Triste chose ! Je lui avais raconté des trucs vraiment privés, vraiment intimes, sur mes enfants, et lui il raconte ça à son ami, à notre ami, non, vraiment, c'est pas possible. Mais je m'en fous, de toute manière, ils peuvent bien penser ce qu'ils veulent de moi, je m'en fous. Je n'ai pas de comptes à rendre. Ça va, là, ça va, c'est bon. Est-ce que je lui parle de sa grosse vache laitière hystérique, moi ? Parce que, pardon, mais quand on voit ça, on vient pas faire la leçon aux autres, après. Je pourrais en raconter, moi aussi, ah oui !

Diverses puissances nous habitent : JeTuIl ou ElleNousVous, et Eux. À chaque énonciation, qu'elle le veuille ou non, ils sont tous là, il se pressent en foule, trop présents, trop bavards et trop abscons. Parler en son nom propre c'est de la foutaise. J'ai beau ne montrer qu'une face de moi-même à la fois, ce que je montre est toujours un reflet de ce que les autres ont imprimé en moi. Impossible d'échapper à ce système d'échos et de résonances. L'être est un tambour : il ne fait pas qu'émettre des signes ou des sons ou des pensées, il renvoie aussi ce qu'il reçoit, malgré qu'il en ait, à son corps défendant le plus souvent. Ça déblatère dès que j'ouvre la bouche alors je la garde fermée. Ça parle tout seul et moi je suis muette. Quelle perversité, cette vie ! Comment se fait-il qu'il ne voie pas clair dans le jeu de cette femme ? Elle est méchante ! Mon ventre est un tambour, il renvoie ce qu'il entend. Mets tes mains là et dis-moi que tu m'aimes.

Mais mon Amour, j'aime tout de toi. Tes pieds sublimes (elle a les plus jolis pieds que j'aie jamais vus), mais aussi ton ventre (ah, ce ventre, il y aurait tant à dire sur ce ventre), tes petits seins (que j'ai vus gonflés de lait, tendus à craquer), pétales si pleins d'histoires, ta nuque odorante, tes oreilles adorables, tes cheveux (…), fleuve sous la nuit (et bien plus), tes fesses légères (je développerai ailleurs, je ne veux pas tout révéler d'un seul coup), tes mains, tes doigts fragiles et tes cuisses, tes dents, ta langue et tes cuisses, tes lèvres, ton dos et tes cuisses, tes épaules lyriques, tes bras livresques, tes cuisses et tes odeurs, oh, tes odeurs entrecroisées, ah oui, ces liqueurs évaporées, mais c'est pas croyable, ça, une femme qui sent si bon de partout, c'est diabolique, ça, et l’énergie nucléaire de ta nudité opaque, précise, subsumée dans ton trou du cul sublime, la suprême porte, le ça-ça-ça, le sas du Ça foncé froncé poncé coloré saturé d'être-là, poché enturbané fumé médusé, ton fondement, tes fondations, le fondu de ton cul in a silent way, ton coût, ton style aquarelle, cru, lisse, feutré, braisé, revenu d'entre les morts comme un colapsus en ut dièse, ton cul de reine rauque et kitch, reine lente, suspendue, reine octaviée, reprise, reine divisée, concentrée, ouverte, fissurée, méprisée, cesse de faire des plaisanteries, ô ma reine, monte sur le trône et restes-y le temps qu'il faudra, j'apporte ta couronne, je la passe à ton doigt, et je m'enfonce en toi jusqu'à toucher ton âme, consacre-moi de ta ruine liquide. Peur, intelligence, fureur, volonté, douleur, mort, tout se tient là. Les loups t'attendent mais je serai là, en toi. Sur le chemin silencieux, tu ne seras pas seule.

Et cela s'apprend, et cela se travaille. La vie est vraiment moche de lui avoir fait ce qu'elle lui a fait. Certains mots semblent comprendre entièrement certains êtres. Le mot qui pourrait te définir serait peut-être "dérapage". Pas le dérapage au sens de la sortie de route ou de la parole malheureuse, non, mais le dérapage perpétuel de celui qui n'a pas de route, qui est perpétuellement en train de glisser d'un bord à l'autre, étrange migration sans but. Ta voie, tu ne la connais pas, et peut-être n'en as-tu pas. Pourquoi n'écrit-elle pas, par exemple ? Tout simplement parce qu'écrire serait laisser une trace, emprunter telle voie plutôt que telle autre, choisir, se frayer un chemin dans le sens, y laisser sa marque, et devoir l'assumer. C'est une sorte de zombie étincelant. Elle traverse la vie sans l'éprouver, sans comprendre, sans dire. Aime-t-elle ? A-t-elle un jour aimé ? Pas sûr. Elle est en mission, oui, mais laquelle ? Ça consiste en quoi, sa mission ? Glisser, ne pas adhérer, ne pas se retourner ? Après tout, pourquoi pas ? Je me rappelle qu'à l'âge de dix-neuf ans, c'était mon idéal. Être souple, se couler dans toutes les situations, se faire à tous les caractères, s'adapter, ne pas prendre, rester fluide, ne pas avoir de personnalité, au sens où l'on dit : celui-là, il a une forte personnalité, c'est-à-dire qu'il reste identique à lui-même ("identique à lui-même", expression complètement vide de sens, quand on y pense (comment peut-on être identique à soi-même, quand le soi-même est par nature impossible à identifier, sauf à l'identifier à… soi-même ?)), solide, que c'est lui qui confère une forme à la vie qu'il traverse, et pas l'inverse, qu'il déforme la vie et les autres autour de lui, qu'il ne se laisse pas déformer par eux, qu'il reste intangible, uni à lui-même. Oui, on apprend à être soi-même, c'est un long travail, et l'on a l'impression que cette femme, si gracieuse et si profonde, et subtile, pourtant, fait le chemin inverse : elle apprend à ne pas savoir qui elle est, elle désapprend à être elle-même, elle s'écarte de la voie qu'elle ignore sciemment, la voie du centre qui ne la centre plus parce qu'elle a renoncé à ça, au ça, à ce qui n'a pas de nom, ni de physionomie, à cette absence, et ça la déporte sans cesse, la ballote, la trimballe d'une opinion à l'autre, sans escale, qu'elle a renoncé à son inconscient, qu'elle s'en est débarrassé comme on se débarrasse d'un poids mort. Elle est en mission, oui, sa mission est de rompre les amarres avec elle-même. Elle bazarde ses archives à la volée, elle jette son moi par la fenêtre, elle est le panier percé d'elle-même, elle vide son grenier en temps réel. À fond de cale, elle sent tous les mouvements de la mer mais ne la voit pas, n'en respire pas les embruns. Elle a le mal de mère. Je la crois sur parole : sept enfants, ce n'est pas rien, et avec des jumeaux. Courageuse, elle a dû se taper tous les envieux, tous les jaloux, tous ceux qui veulent la voir se casser la gueule, et surtout, tous ceux qui ne supportent pas de voir qu'une femme peut encore être très belle à cinquante ans – c'est sa croix, elle ne s'abîme pas –, toutes les profs mal fagotées et pas baisées, le teint cireux, le cheveu terne et l'œil gras, toutes ces féministes de gauche qui se bourrent de cachets et s'enfilent des séries le soir à la télé en avalant des Bolino tièdes ou du tofu consacré. Elles ne la supportent pas. Elle s'habille bien, elle est élégante, et en plus elle fait bien son travail. Salope ! On trouvera bien quelque chose qui cloche, qui déraille, qui merde quelque part. Elle n'est pas de gauche, elle est bien blanche, elle porte un vieux prénom trop français, et elle n'est même pas gouine. Salope ! On sera là pour te voir tomber, t'inquiète. On n'a l'air de rien, comme ça, on a l'air de regarder ailleurs, mais on t'a à l'œil. Salope ! Le deuil de son fils, la pauvre femme, on est là, hein, si tu as besoin de nous. Elles sont bien obligées de faire comme si, mais c'est leur petite vengeance sourde, c'est la punition immanente, elle est tombée, voilà, on va pas trop la plaindre non plus, regarde ça, elle monte dans sa petite bagnole de tassepé, elle a pas l'air si malheureuse, faut pas déconner. Sûr qu'elle se fait refaire, non ? Salope ! C'est ça, c'est le bistouri, ça, y a pas à tortiller, ça se voit tout de suite. Salope ! Il paraît que… Arrêtez de me regarder, connasses, sales mégères, tulipes intestinales à la Jeff Koons, foutez-moi la paix, je ne vous vois pas, faites pareil, ignorons-nous, je ne vous aime pas, vous ne m'aimez pas, c'est parfait, ne touchons à rien, pardons nos distances, pédagogues de mes deux, quand je vous regarde je prends un kilo, quand je vous écoute parler, j'ai l'impression d'avaler un sac plastique, ça me dysfonctionne l'intestin et ça me distend la vessie, vous me donnez le mal de taire, j'ai besoin de me réchauffer les fesses en plein désert tellement vous êtes funestes, évitons-nous, please, vous êtes pleines de bruit et de fureur, vous êtes mon épouvante, ma croix, mon pain dur, mon lait tourné, mon chibre mou, mur de moisissures, vous me constipez, vous m'angoissez, vous me durcissez les artères, allez vous faire enculer, ça vous attendrira peut-être la rondelle, non mais t'as vu comme elle s'exprime, c'est dingue, tu vois, je l'avais bien dit, elle fait sa mijaurée mais elle vaut pas mieux que nous, qu'est-ce qu'elle croit, nous au moins on parle pas comme ça à des collègues, ça se fait pas, c'est nul, mais pour qui elle se prend, elle se la joue grande dame mais elle vient bosser comme nous, elle vient faire ses petits cours comme nous, on est dans la même merde, à la base, hein, elle descend pas de Jupiter non plus, celle-là, tu trouves pas qu'elle ressemble à la Trogneux, genre, ça m'étonnerait pas qu'on apprenne un jour qu'elle se tape un gamin. J'ai ouvert les livres, et puis la vie. Vous voyez le rapport entre les deux, vous ? Mon fils, je vous interdis d'en parler. Je m'amuse à porter la dernière veste Chanel sur un jean serré ou une robe débardeur en été. Je peux. Je n'ignore rien de ce que vous dites de moi. Elle a quelque chose qui les fait verdir de jalousie. Elles parlent de "se vendre". Moi, je vais vous dire, c'est tout simple : elles n'ont tout simplement pas compris ce qui fait le fond du mariage. Simone de Beauvoir elle avait une chambre à soi, ah non, c'est Virginia Woolf, mais peu importe, elle avait sa chambre, sa chambre était son refuge, son donjon sans dragons, quand je l'ai connue, elle s'est réfugiée dans ma chambre, ça lui suffisait, on voyait bien qu'elle avait pris cette habitude, elle s'installait au lit avec ses copies, ses livres, son téléphone, et tout allait bien, elle trouvait ses marques, elle passait de la chambre à la salle de bains, et parfois elle descendait quand je l'appelais pour dîner, elle était adorable, et adorablement fine, se faisait belle, se faisait douce, se faisait femme, discrète, bien élevée, élégante, et elle venait aussi, parfois, boire un verre de vin à la cuisine pendant que je préparais le repas, on discutait, on se frôlait, on s'embrassait, elle me regardait, tu ne veux pas attendre que ça soit prêt, non, je préfère rester là, avec toi, si je ne te dérange pas, non, tu ne me déranges pas, pas du tout, j'aime ta voix, tu sais, ah bon, mais tu t'en moques, parfois, oui, je sais bien, mais en fait, je l'adore…

Pour apaiser la blessure causée au flanc droit par celui qui l'aime, elle va se meurtrir bien plus profondément le flanc gauche. Cruel et absurde balancier qui n'a pas de fin… Il y a un point dans la vie de chaque femme où celle-ci repart en arrière. Elle rembobine, pour chercher dans son passé le moment où c'est parti en vrille. Peut-être espère-t-elle repartir du bon pied, à partir de ce point, ou peut-être veut-elle seulement se mettre dans la peau de celle qu'elle était à l'instant du choix déterminant. Quelle gueule j'avais à cet instant précis ? J'avais peut-être un bouton sur le pif, des règles douloureuses, une cystite, une rage de dents. Ou rien du tout. J'étais peut-être joyeuse et en pleine forme. Amoureuse. Ah oui, le kiné qui avait eu ce geste déplacé, comme on dit… C'était là ? Ou bien était-ce le jour où il m'a refermé la porte sur les doigts ? Je ne dormais plus, j'ai commencé à prendre des somnifères. La peur du téléphone, la nuit. Je n'avais pas encore ces pattes d'oie au coin des yeux. Je n'aime pas les papillons. « Je suis tranquille, tu ne me quitteras que pour un mec blindé. » Entre l'oubli et l'attente. Mon cul est serti de diamants. Le bruit et la fureur. Vous étiez deux dans mon ventre… Deux, bordel ! Philosophie dans le couloir… Il ne m'appelle pas. Récidive. Ce con m'a fait prendre du psyllium. Du psyllium ! Il se vante d'être réactionnaire, mais c'est faux. Je suis divisée ? Par combien ? Tout ce qui ne voulut pas vous remplit d'or. Blindé. Je ne vous lis pas. Laisse mon haricot tranquille. Somnifères mammifères calorifères c'est l'enfer. Les rêves inquiets sont réellement une folie passagère, au nom du père, fais-moi jouir. J'aime pas le nord. J'aime pas l'hiver. Je suis juste au bord, au bord de l'oubli, au bord de l'attente. In a silent way… Ne t'inquiète pas, je sais me tenir en société, et moi, au moins, je ne veux pas sauver la planète. Je ne veux pas souffrir. Je veux être à côté de la vie mais dans la vie aussi. Aussi. Tu comprends ? Comble-moi. Je ne sais pas ce que c'est, écrire, et tu veux faire le portrait de ce que je perds. Je voudrais tomber dans le silence. Plouf. Gros soupir. Super-gros soupir d'aise. Le motif, le motif, le motif… Les miroirs et les variations… Parfois j'ai envie que s'arrête le bourdonnement continu et anonyme qui me ramène sans cesse au point zéro. C'est mon côté Mallarmé, ça, tu vois. Feuille blanche, zéro phrases, un mot par-ci par-là, presque rien, des points, et beaucoup d'espace. Turbulence abolie. Nacre, concave sous le regard. Bibelot. Lasse, je repasse mes neurones, je siphonne mes angoisses. Ton point zéro c'est ton cul, ton point zéro c'est ton style. Je te vois en rouge dans le salon les bras autour du corps oiseau recroquevillé palpitant tiède à cœur en attente de la catastrophe : belle comme une apocalypse silencieuse. Viens dans mes bras, endors-toi contre moi, ma queue contre tes fesses, mes mains sur ton ventre, mon nez dans tes cheveux. Astre calme sur le flanc : in a silent way… C'est passionnant, un être. Aimer, c'est savoir, c'est connaître, ne vous laissez pas impressionner par les crétins qui vous parlent d'aveuglement et de sentiment. Il n'y a qu'une seule libido, toujours et encore. Le travail et l'artisanat, il n'y a rien d'autre. Travaille ton instrument ! Reviens sur les lieux du crime. Renifle. Soulève. Estime. Recommence. Gammes, arpèges, tierces, octaves, notes répétées, extensions, sauts, doubles-notes, mouvement contraire, accelerando, legato, stretto, sous la voix dans tes cheveux entre tes cuisses. Tais-toi, je dors… Je n'ai jamais aussi bien dormi avec une femme. Son sommeil est mon luxe : j'ai envie de jeter l'ancre. Ma Vie !

Ouvre les yeux, peine-à-ouïr non-dupe ! Laisse-toi pénétrer de ce qui est. Le chant des sirènes s'adresse à des navigateurs, à ceux qui quittent les terres fertiles et s'aventurent au-delà, sont infidèles à eux-mêmes, fidèles à ce qui les détruit. Le désert les attire, l'absence de musique, ou l'anti-musique, le contre-chant, la voix brisée, le chemin retourné. À force de regarder son visage, tu l'entendras parler. Reine ou sirène ? Tu n'as pas besoin de faire tout ce bruit, tu n'as pas besoin de te battre avec ces phrases et ces odeurs capiteuses de foutre entassé dans le columbarium érotique que tu appelles ta vie. Apaise-toi. Laisse le silence te prendre, écoute. Le village est endormi. Les étoiles sont très loin. Il flotte dans l'air un parfum d'abandon. Elle se tait ; elle a bien le droit de se taire, elle aussi. Elle a des copies à corriger, des quarts d'heure à oublier, des effrois à ignorer, des blessures à panser, des cris à repousser. Ce qui est est, ce qui n'est pas n'est pas : la parole n'a pas fini de mordre, la faim reviendra. Son point zéro, c'est par là qu'il faut commencer, il faut tout reprendre. Comme la lune, elle ne montre qu'une face à la fois, elle attend, elle a beaucoup attendu ; elle attendra encore, seule dans sa chambre. Aimer, c'est prendre le risque de la solitude absolue ; c'est tomber dans un silence qui nous tue. De là où l'on se trouve alors, la parole ne porte plus, elle traverse des mondes qui la rendent inaudible. C'est la loi secrète du récit : le silence est le lieu d'où jaillit la musique. La chair n'est pas triste, c'est votre tristesse qui vous fait désaimer la chair !


mardi 21 juillet 2015

C'est moi !


Autrefois les marins attrapaient le scorbut, mais ils n'étaient pas emmerdés par leurs femmes qui les appellent pour un rien sur leur portable et qui savent ce qu'ils ont dépensé à l'autre bout du monde. Quand ces femmes trompaient leurs marins de maris, ceux-là ne le savaient qu'au retour et n'avaient pas à vivre avec ça durant des mois. 

Quand je suis rentré à la maison ce soir-là il devait être près de minuit. J'avais roulé toute l'après-midi avec le camion, j'étais crevé mais tellement heureux de retrouver celle que j'aimais, pour les quelques jours d'interruption que nous avions au milieu de la tournée. J'avais un désir fou d'elle, et, durant le voyage, je me faisais une joie de tout ce que nous allions faire au lit dès que je serai rentré. Quand je suis arrivé devant la maison, j'ai tout de suite vu la voiture de Michel, et j'ai su aussitôt que ce n'était pas bon. Je n'ai pas raisonné, j'ai su tout de suite. J'ai garé le camion, j'ai frappé à la porte mais personne ne répondait. J'étais seul, dans le village, devant chez moi, les camions passaient en trombe sur la nationale 86. J'ai arrêté de frapper à la porte et j'ai eu terriblement mal. La douleur s'ajoutait à l'humiliation, ou l'inverse, et j'ai eu un bref moment d'abattement total. Je me suis assis sur le devant de la porte, je n'arrivais plus à penser à rien. Et puis j'ai pensé au balcon, au petit balcon adorable qui depuis la chambre donnait sur les champs d'asperges et de cerisiers. J'ai contourné la maison, je suis allé me mettre sous le balcon, et j'ai écouté. Comme nous étions en été, la fenêtre était ouverte, et Christine était du genre bruyante. Quand j'ai appelé, les bruits se sont arrêtés immédiatement. Il s'est fait un grand silence horrible. J'étais tétanisé. Ce silence était la chose la plus atroce que j'aie entendu de ma vie. Mais quoi, il fallait bien que je rentre chez moi. Au bout d'un moment qui m'a paru très long, Christine est venue sur le balcon, à poil, s'est penchée par dessus la balustrade, et a eu ces mots incroyables : « C'est toi ? »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les femmes qui vous téléphonent commencent toujours la conversation par ces mots : « C'est moi ! » Bien sûr, la plupart du temps, on les reconnaît, mais on a tout de même envie, j'ai tout de même envie, toujours, de répondre : « Moi qui ? » Elles sont toujours uniques, les femmes. Aucun risque de les confondre. J'en ai eu tellement assez, un jour, que, pendant une semaine, j'ai fait croire à ma petite amie que je ne me souvenais plus d'elle, que je l'avais oubliée, mais alors vraiment, complètement, que je ne savais pas du tout qui elle pouvait bien être. Elle me téléphonait et je lui répondais : « Bonjour, vous dites que vous me connaissez ? Non, vous devez vous tromper. Vous me faites une blague, c'est ça ? » La pauvre raccrochait en larmes…

C'est toi ? Oui, c'est moi, tu m'ouvres ? Oui, je descends, j'arrive. Elle avait la voix enrouée. On s'est retrouvés tous les trois dans la cuisine. La cuisine qu'on avait repeinte en jaune récemment. Je crois que la chambre était noire, enfin, je ne suis pas sûr… Et la pièce juste à côté de la chambre, celle où je mettais mes instruments, était rouge, mais alors un rouge… un rouge sensuel, comme aurait dit Albert Cohen. Nous étions un peu dingues, maintenant je peux bien le dire. Michel était professeur de philosophie à Avignon. Il en pinçait sacrément pour Christine, ça se voyait. Ils étaient tous les deux plus âgés que moi. Je ne sais plus ce qu'on s'est dit, mais Michel n'est pas parti tout de suite, je veux dire qu'il n'est pas parti le pantalon sur les chevilles ; manière de me montrer qui était le dominant. « Alors tu m'as trompé ? » Oui, dit comme ça, la question paraît un peu idiote, je le reconnais. Christine avait une spécialité, dans la vie : elle était toujours amoureuse de deux hommes en même temps. Pour elle il n'y avait pas vraiment tromperie. D'ailleurs, si je n'étais pas rentré ce soir-là à l'improviste, elle me l'aurait annoncé elle-même, je le sais. On se disait tout. Quand je l'ai rencontrée, elle était avec un contrebassiste et elle restée amoureuse de lui un bon moment encore. Puis il y a eu Michel. Puis il y a eu Hans. Avec Michel, on s'est connu intimement. Il m'a cassé la gueule une fois, et deux fois au moins on a dormi dans le même lit, avec Christine au milieu. Il péchait des truites à la main, torse nu dans les torrents glacés, pour faire le mec qu'est pas seulement prof de philo, et il avait la passion des magnétophones, comme moi. On avait les cheveux longs, tous les deux, bouclés, tous les deux, mais il était beaucoup plus grand que moi. Je n'oublierai jamais cette nuit atroce à Châteauvallon, où nous avions pénétré dans une petite bicoque dans la garrigue, qui nous semblait inhabitée, et où nous avions fait l'amour à une Christine en transe. Au beau milieu de la nuit les "Musiciens du Nil", une quinzaine de nègres ont regagné leurs pénates, et ils ont constaté qu'ils n'étaient pas seuls, et que dans une des chambres se trouvait une femme, ce qui les a mis dans un état d'excitation indescriptible. Pendant une bonne heure ils ont essayé de pénétrer dans la chambre où nous nous étions barricadés et que nous défendions avec les moyens du bord. Ça crée des liens. On s'est carapaté à l'aube, sans demander notre reste.