vendredi 31 mai 2019

Théorie

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à un autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître les uns les autres. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper. 

Il faut beaucoup de cruauté, pour croire qu'on peut faire la théorie d'une vie. L'écriture est le lieu de la cruauté, j'en suis convaincu. Proust écrit : « L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté ». Quand on écrit vraiment, on ne peut pas éviter de faire souffrir. Il faut en demander pardon à l'avance à ceux qu'on fera souffrir. Mais, écrirait-on, si l'on n'avait pas quelqu'un à faire souffrir ? Écrire, c'est montrer en temps réel la fatalité cruelle qui sourd des phrases.

Ce qu'il faut, dans un roman, c'est que les phrases soient d'authentiques personnages, autant que les personnages sont des phrases et des phrases et des anti-phrases qui se multiplient elles-mêmes, qui se reproduisent, en quelque sorte automatiquement (ou naturellement), par un phénomène quasi sexuel. La sexualité n'est pas seulement le mode de reproduction de l'espèce humaine, elle est aussi au principe de la (re)production littéraire. Il faut que les phrases convergent en personnages