Je suis malheureux. Je suis malheureux depuis que j'ai “Spotify”. D'abord ce nom imbécile me déplaît souverainement. Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est que j'aime posséder. J'aime être propriétaire. J'aimais acheter des disques. Oh oui, Dieu sait que j'ai aimé ça ! C'était mes disques. Je n'avais pas tout, même si j'ai eu une belle collection de disques, que j'ai malheureusement dû vendre un jour que j'étais dans la dèche. Depuis que j'utilise Spotify, je me dis chaque jour ou presque que je vais résilier l'abonnement, mais à chaque fois, je repousse l'échéance, car je suis bêtement fasciné par tout ce que je peux avoir. Je peux écouter douze versions d'une même œuvre, alors qu'auparavant je n'en avais que trois ou quatre, au mieux. Je peux découvrir tout ce qui me fait envie, l'espace d'un instant. Je peux, je peux… Mais rien ne m'appartient. Le jour où je résilierai mon abonnement, je n'aurai plus rien. Je déteste cette société de la location ! « Vous ne posséderez plus rien et vous serez heureux ! » Cette phrase est pour moi terrifiante. J'aimais mes disques, mes bandes magnétiques, mes CD, mes cassettes — que je pouvais éventuellement donner à ceux que j'aime.
Je me rappelle très bien le moment où nous sommes passés au CD, au commencement des années 80. Moment funeste s'il en est. Nous étions fous de joie, pourtant. C'était la terre promise ! Je me souviens encore parfaitement des premiers CD, qui étaient encore rares. J'ai aimé les acheter, les choisir. Enfin, nous allions pouvoir être débarrassés des défauts de l'analogique — de la saturation, de la distorsion, par exemple, qui étaient choses courantes, avec les disques des années 70 et les chaînes Hi-Fi que nous avions à ce moment-là, qui étaient imparfaites. Et puis la possibilité extraordinaire de pouvoir écouter 75 minutes de musique sans avoir à se lever du canapé, de sauter les plages que nous ne voulions pas écouter, d'écouter le disque dans un ordre choisi par nous, et puis le gain de place, etc. Quel luxe ! Quelles facilités ! C'était si pratique ! (On verra peut-être dans la suite de ce texte tout le mal qu'on doit penser du pratique, toujours.) Si séduisant ! Et il ne faut pas oublier qu'on nous promettait la lune. Le son serait parfait, rien de moins. Sans déperdition. Sans coloration (sans couleurs ?). Tu parles ! On sait aujourd'hui ce qu'il en est, mais il en a fallu, du temps, pour que le discours cesse de nous aveugler — car nous sommes impressionnables. J'ai assez vite été en mesure, puisqu'à l'époque je faisais de la musique électroacoustique, et avais donc à ma disposition tout l'appareillage nécessaire, de me rendre compte de la supercherie. Le mp3, par exemple, est très mauvais, tout simplement. Il est très pratique, mais il est très mauvais. Et le plus mauvais est sans doute qu'il a habitué les gens à se satisfaire d'une piètre qualité sonore, en la considérant comme la (nouvelle) référence. (Quand on ne connaît que le saumon d'élevage, on trouve ça très bon.) Le mirage du son numérique a été grandement facilité par le fait qu'il arrivait avec quantité d'avantages (très réels), et aussi avec un discours qui le rendait inattaquable, quasiment invincible, ou indiscutable. Le son analogique était merveilleux, mais perclus de défauts. Il est fragile. Il est dépendant d'une tonne de choses adjacentes. Je reviens au mp3, car on s'est bien fait avoir, là, et sacrément. C'est une fable édifiante, le mp3. On nous a expliqué que cette compression ne retirait des données sonores que des choses inutiles (un parallèle avec les glandes ou organes inutiles du corps humain serait éclairant). Ou, pour le dire plus gentiment (ou avec plus d'arrogance), non pertinentes. Ah les cons ! Le mp3, c'était la Science qui parlait. Le Numérique aussi. Et nous, on n'avait qu'à la fermer. On ne savait pas donc on la bouclait. Et puis il faut dire aussi qu'on avait envie d'y croire ! Sacrément envie. On en avait par-dessus la tête de l'analogique et de tous ses défauts. Une chaîne Hi-Fi de très bonne qualité, ça coûte très cher. Tout coûte cher. La platine, le tuner, le magnétophone, l'amplificateur, le préamplificateur, les enceintes, et même les câbles qui relient tout ça. On n'a plus idée, mais on se ruinait pour avoir une chaîne de bonne qualité. Et les disques étaient si fragiles (rayures, poussière, ou usure ordinaire liée aux frottements du diamant). Difficilement copiables (il fallait un magnétophone (qui sait aujourd'hui ce qu'est un magnétophone ? (les cassettes ont tué le magnétophone (là encore, c'était plus pratique))), et toujours avec beaucoup de “pertes”, quand le numérique promet une copie “à l'identique” — on pourrait même se demander ce que signifie encore ce terme de copie, dans le domaine du numérique. Pourtant, il y a plus de vérité dans l'analogique que dans le numérique. Allez comprendre… Il faut en faire l'expérience, physiquement, pour l'admettre — à condition d'avoir les oreilles ouvertes. Le numérique promettait la pureté, rien que ça. L'analogique charrie des scories, ou au moins desapproximations, ce n'est pas blanc ou noir, juste au faux, et c'est précisément dans cette petite marge d'incertitude que la vie de la musique (sa chair) arrive à passer à travers le prisme de ce qui ne sera jamais qu'une reproduction. On oublie toujours qu'il s'agit de ça : re-produire la vie avec quelque chose de mort, avec la part d'aléatoire que cela comporte.
Je reviens encore une fois au mp3, parce que cette fable est merveilleusement éclairante. Des gens ont eu l'idée géniale de se demander ce qu'on entendait. Ce qu'on entendait réellement. Comme ils ont constaté qu'on n'entendait pas tout (ce qui est vrai), ni l'oreille ni le cerveau, ils en ont déduit que tout n'était pas nécessaire. Le mp3, c'est un peu comme l'appendice, vous voyez. Ça ne sert à rien, donc on peut l'enlever, ça fera de la place. Ce qu'on ne comprend pas ne sert à rien, c'est toujours la même rengaine. Ça tombe dans la poubelle du sens, et dans celle de la maîtrise. Pasteur croyait qu'un corps en bonne santé devait être stérile, ou le plus stérile possible, que les microbes (nous dirions aujourd'hui les bactéries, les virus, les champignons, les levures ) étaient nos ennemis. Nous croyions qu'un son en bonne santé devait être débarrassé de tous ses miasmes, de toutes ses impuretés, de ses déchets. Être "propre". Pur. La nature n'est pas si simple, la vérité non plus. La vérité pure est indigeste, ou inassimilable, ou inintéressante. Il faut du temps, parfois beaucoup de temps, pour voir ou entendre ce qu'on perd quand on essaie de dire une vérité débarrassée de ses scories, qui sont une manifestation de la vie. J'ai mis du temps à comprendre. C'est en parlant de santé avec V., ce matin, que j'ai eu l'idée de ce texte. Le numérique a été finalement une simplification, une sorte de stérilisation de la reproduction. Ça circule mieux, beaucoup plus facilement, certes. C'est plus pratique. L'analogique est encombrant, malcommode, et, encore une fois, il s'accompagne de toute sorte de défauts dont tout le monde est bien content d'être débarrassé — moi le premier. Inutile de les énumérer. Il y a dix ans, je me suis racheté une platine tourne-disques. Pas la meilleure de toutes, loin de là, mais pas non plus une cochonnerie. Je ne m'en suis servi que deux jours, et j'ai abandonné. Je n'ai pas réussi à la régler correctement. Parce qu'il faut tâtonner, parce qu'il faut se fier à son oreille (la position du bras, son poids, l'anti-skating, etc.), et parce que j'avais la flemme, et parce que le CD était là, fidèle soldat obéissant, propre sur lui. Pourtant, j'ai eu un choc, en posant un disque sur cette machine et en le faisant jouer. J'ai retrouvé des émotions que j'avais oubliées depuis trente ans. Ça m'a beaucoup impressionné. Et j'ai repensé à toutes ces heures passées à triturer le son dans tous les sens, à comparer, à évaluer, à juger de la qualité d'un son, de sa profondeur, de son opacité, de sa vérité, de sa singularité. C'est la même chose au piano, finalement, quand il s'agit du toucher et, plus généralement, de ce qu'on nomme la sonorité. Les instruments ne délivrent pas de sons purs. Un son pur n'a pas de timbre. Le numérique est venu à nous avec son cortège de mythes, au premier rang desquels la pureté était quasiment une divinité — et une justification qui devait clouer le bec aux nostalgiques (déjà) et aux tenants rétrogrades de la bienheureuse approximation. Devant le Nombre (le digits et les data), l'analogie était censée s'incliner respectueusement, vaincue par la Science et l'exactitude. Malheureusement pour elle (pour la pureté), la musique ne sait pas digérer les sons purs ni les empilements de chiffres. Le souffle ou le raclement de l'archet sur la corde, et même les doigts sur le clavier, charrient des à peu-près, des erreurs, ou des inexactitudes, des distorsions, qui sont en grande partie responsables du charme et de la vie dans ce qu'elle a d'unique. Je me demande si ce qu'on appelle le Numérique pouvait apparaître dans une autre époque que la nôtre, cette époque qui n'a presque plus aucun rapport avec la littérature.
Mais je me suis considérablement éloigné de mon sujet initial. Ce que je reproche à Spotify, essentiellement, c'est une forme de dépossession (et je n'emploie pas ce terme sans penser au livre important de Renaud Camus que je suis en train de lire). J'aimais acheter mes disques, les choisir, et mon fantasme d'exhaustivité n'était que cela : un fantasme. Je savais que jamais je ne possèderai tous les disques, tous les enregistrements, toutes les versions d'une même œuvre, et cette impossibilité même m'obligeait à des choix, à des sacrifices, à des regrets, à des ignorances, voulues ou non, qui rendaient mes disques d'autant plus intimes et précieux. Depuis que je peux avoir tout ce que je veux (ou presque), d'un clic, moyennant un abonnement mensuel modeste, je n'écoute plus vraiment les disques que je sélectionne. Il n'y a plus aucune urgence. Ils sont là, à ma disposition, je peux les écouter, quand je le désire, si je le désire. Ils n'ont plus aucun prix, à mes yeux. Je suis lassé d'eux avant même de les écouter. Il y en a trop. Un disque, ou un CD, on le désirait, on en avait envie, on vivait avec l'idée de son acquisition, et son achat était un acte amoureux. Je n'en achetais jamais cent à la fois, ça n'aurait pas eu de sens, même si j'en avais eu les moyens. Je me rappelle très bien le jour où j'ai acquis l'enregistrement (studio) de la sonate opus 106 de Beethoven par Emil Gilels, un des cinq ou six disques qui m'ont marqué à vie. Je ne suis pas allé acheter vingt enregistrements de la sonate Hammerklavier ! Je voulais celui-là, même si les raisons de mon choix n'étaient pas claires, ou qu'elles étaient trop complexes, ou impures, pour se dire. Je l'ai écouté deux cents, trois cents fois, je ne sais pas. Si je l'avais découvert sur Spotify, ça ne serait jamais arrivé. Il aurait été noyé dans la masse. Le désir n'aurait jamais été de cette qualité, je n'aurais jamais eu le sentiment d'un coup de foudre, je le sais. C'est trop facile, cet hypermarché de la musique ouvert aux quatre vents. C'est trop triste, trop banal. Quand tout est possible, plus rien n'est attrayant. (Imaginez que nous puissions choisir la femme de nos rêves dans un catalogue… Elle aurait le visage que nous désirons, le corps que nous désirons, l'intelligence dont nous avons besoin, la conversation que nous aimons, la tendresse et le charme et la beauté et même la gentillesse… Elle aurait une belle voix et une odeur qui nous plaît. Les quinze premiers jours seraient idylliques, sans doute. Mais jamais nous ne l'aimerions.)
Et je ne parle même pas de la qualité du son. Déjà, le son du CD était moins bon que le son d'un disque (certes, à condition de posséder une très bonne chaîne Hi-Fi), mais la musique que nous écoutons aujourd'hui, celle qui passe par ces banques de données sonores, est cent fois moins bonne encore. Il y a sans doute des sites qui proposent de la musique dans une meilleure qualité sonore (je pense en particulier à Qobuz), mais ils sont hors de portée de ma bourse. De toute manière, nous écoutons ces fichiers musicaux sur des appareils qui, d'un point de vue acoustique, sont exécrables. Je plains vraiment ceux qui découvrent la musique à travers ces appareillages, car ils n'auront jamais pour référence que cette pauvreté extrême, que ces moignons sonores.
Tout va toujours dans le même sens. Nous sommes dépossédés de ce qui hier encore nous appartenait. Petit à petit, tout nous est enlevé. Notre santé, même, ne nous appartient plus, nous l'avons amèrement constaté depuis deux ans. Ce n'est pas “notre corps”, qui ne nous appartient plus, comme le disent bêtement les nigauds qui répètent religieusement tout ce qu'ils entendent, c'est ce qui rend notre être unique, c'est la vie infalsifiable et non échangeable que nous portons en nous, la vie intelligente qui a des millions d'années d'expérience et qui se perpétue à travers nous. Avec Spotify et consorts, c'est la musique dans sa chair, qui cesse de nous appartenir. Nous n'en avons plus que le souvenir, dans le meilleur des cas. C'est un vol, mais un vol consenti. Mais tout cela est parfaitement cohérent avec l'époque qui est la nôtre. Le Faux règne, partout. Le travestissement est tellement substantiel et omniprésent que plus personne ne le remarque. Il n'y a qu'à voir ce que les gens appellent musique pour le constater. Et d'ailleurs il faut être vieux, avoir connu autre chose que le Faux, pour savoir que le Vrai a un jour existé. Encore quelques années et tout le monde sera parfaitement heureux d'être nu et dépossédé.
Posséder signifie que les choses et nous nous sommes identifiés, que nous les avons en quelque sorte digérées et assimilées, qu'elles sont en nous pour toujours, qu'elles sont devenues nous et que nous sommes un peu devenu elles. C'est cet agrandissement quelque peu déraisonnable et baroque qu'on veut nous enlever, afin que nous ne soyons plus que de petites choses faciles à échanger, des noyaux d'êtres humains débarrassés de notre désir, de tout ce qui nous rend uniques et inadaptés au mélange général, de tout ce que nous aurions pu ajouter à notre être, à notre construction personnelle. Ils ne veulent plus que nous possédions, tout simplement parce qu'ils veulent être les seuls à posséder, et qu'ils considèrent l'humain comme une matière d'échange et de consommation. Du temps qu'il y avaient des classes sociales, il n'y avait qu'une seule humanité, pourtant. Désormais, nous nous acheminons vers un monde à classe unique dans lequel il y aura deux humanités. L'une d'elle possèdera, l'autre pas. La vieille notion d'esclavage est obsolète ou, si vous préférez, elle a été dépoussiérée, ou comme ils aiment dire, revisitée. Voilà où conduit la démocratie radicale !
C'est toujours dans les petites choses qu'on voir venir les grandes. Les animaux, eux, le savent bien, qui détalent bien avant le cataclysme alors que nous restons tranquillement assis à regarder la télé. La transformation du son, allant de pair avec celle des mots, était l'école du crime. Quand tout le monde regarde les palais et les lois, on peut transformer le monde en douce, sans bruit.